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Full text of "La guerre et la paix; recherches sur le principe et la constitution du droit des gens"

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HARVARD 
COLLEGE 
LIBRARY 



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LA GUERRE 



ET LA PAIX 



/ 



L'auteur ayant publié en Belgique, par livraisons séparôo»;, une 
seconde édition de son livre De la Justice dans la /iéi'olulinn el 
dans l'Église, avec corrections, augmentations, notus, et prumesse 
de donner suite à ses études, nous avons cru devoir conserver 
le titre commun à toute cette série, dont les volumes sur la 
Guerre et la Paix, publiés à Bruxelles en même temps qu'à Paris, 
forment les numéros 13 et 14. 



lAfPRIMB R S\\ST-'n^'SO\-\ , 



ESSAIS DE PHILOSOPHIE PRATIQUE. — N« U 



LA GUERRE 



LA PAIX 



V 



RECHERCHES 

SUR LE PRINCIPE ET LA CONSTITUTION 
DU DROIT DES GENS 

PAR P.-l. ^ROUDHON 



Devine ou je te dovort-. 
\.% Srni>x. 



5» Édition 



TOME PREMIER 



SPARIS 

COLLECTION HETZ^EL 

E. DENTU, LIBRAIRE-ÉDITEUR 

PALAIS-ROYAL, GALERIE D'ORLÉANS, 13 ET M 
1861 

Tous droits réservés 



"T- X -^s \"\o o . \ 






PREFACE 



Je demande pardon au public firançais d'oser me 
représenter devant lui, et, ce qui est pis, avec un livre 
daté de l'étranger. Je supplie mes compatriotes, avant 
de condanmer Fauteur et son œuvre, de vouloir bien 
entendre, sur Tun et sur l'autre, quelques mots d'ex- 
plication. Il ne s'agit pas de moi seulement, mais de 
tous ceux qui, depuis treize ans, maltraités par les 
événements, demeurent invinciblement attachés à cer- 
taines idées et à certaines choses. 

Et d'abord, en ce qui touche la personnalité de 
récrivaîn. 

La France, depuis une dizaine d'années, a commencé 
une vie nouvelle ; je n'avais pas besoin de venir en 
Belgique pour l'apprendre. Les idées auxquelles, 
jusque vers la fin de la seconde république, elle sem- 
blait attachée, aujourd'hui elle paraît ne les compren- 
dre plus qu'à moitié , et s'en soucier de même. Les 
hommes qui lui servaient de guidons, qui, par leur 



fi . PRÉFACE. 

génie et par la diversité même de leurs opmions, per- 
sonnifiaient en elle le mouvement, elle les repousse ; 
leur parole l'importune. Ceux-là surtout qui, après la 
révolution de février, parurent un moment s'être im- 
posés à la nation, les derniers en date, lui sont deve- 
nus antipathiques. Elle leur a dit : a Arrière ! » 

Je conçois ce revirement, et, pour ma part, je m'y 
résigne. De semblables évolutions ne sont point rares 
dans la vie des peuples. Le vaincu peut s'inscrire en 
faux contre les arrêts de la Providence ; malgré lui , il 
est forcé de s'incliner devant la souveraineté des masses. 
Le temps a marché, le monde a tourné, la France a fait 
ce qui lui a plu : que pouvons-nous, républicains et 
socialistes de 1848, avoir à lui dire encore qui l'inté- 
resse? Suivons-nous seulement sa voie? Nos cœurs 
sont restés inflexibles ; nos aspirations sont à rebours 
de l'époque ; nés de pères qui avaient vu 89 et 93, nous 
ne sentons pas de la même manière que la généra- 
tion de 1830 ; malgré les plus illustres exemples, mal- 
gré les amnisties dont nous avons recueilli le bienfait, 
nous n'avons changé ni d'esprit ni de maximes. Nous 
sommes aujourd*hui^ comme disait Sieyès, ce que^ous 
étions hieu Cette constance est justement ce qui nous 
condamne. Après tant et de si terribles défaites, il y a 

' contre nous chose jugée. 

j On nous Ta dit avec une franchise cruelle, et les plus 
impitoyables, comme d*habitude, ont été ceux que 
nous avions regardés jusque-là comme des amis, des 



PRéPACB. 3 

coreligionnaires politiques : — « Les hommes de 18^8 
sont finis, enterrés, oubliés. Il faut que les émigrés le 
sachent (certains républicains du dedans ont donné à 
ceux du dehors, à la suite du coup d*État, le nom d'é- 
migrés) : toute faveur leur est ôtée même au sein du 
parti, lis ne sont pas au niveau; ils ne suivent pas le 
courant; ils sont hors du mouvement. Ils ont perdu jus- 
qu'au sentiment français. De grandes choses ont été 
faites, que leur seule ressource est de calomnier. Ils ont 
pris dans l'exil le langage et les idées de Yétranger, et 
ne peuvent plus exprimer une pensée qui ne soit une 
injure à la nation. Qu'ils se taisent,' s'il leur reste, à 
défaut de bon sens, une étincelle de patriotisme. L'abs- 
tention est leur droit, à eux, et c'est plus que jamais 
leur devoir. » 

Qu^t à moi, en dépit des murmures de mon cœur, 
je n'appelle pas de cette condamnation. Je consens à 
faire le mort, tant je me sens véritablement mortifié. 
A Dieu ne plaise que j'imite le vieux Buonarotti reve- 
nant après trente-six ans, en pleine bourgeoisie de 
juillet, plaider la cause de Babeuf, et livrer aux flétris- 
sures*d'une postérité sceptique les corruptions du Di- 
rectoire I La société nous évince : eh bien , je prends 
acte de l'éviction. 

Mais voici ce qui m'a engagé, après tantde mésaven- 
tures, à reprendre la parole, et ce que je prie mes con- 
citoyens de recevoir en bonne part. C'est chose qui les 
intéresse 4 ob il ne s*agit ni de république ni de socia- 



PREFACE. 



lisme, et qui ne saurait causer le moindre déplaisir à 
rÉglise, à TEmpereur, pas même à la propriété. Au 
contraire. 

En 1859 , la guerre éclate entre le Piémont et TAu- 
triche : la France prend parti pour les Piémontais. On 
sait quel fut le résultat de cette campagne foudroyante : 
les faits étaient accomplis , que Topinion n'avait pas 
même eu le temps de se former sur Tentreprise. En- 
core aujourd'hui, après deux ans, la multitude des 
esprits est restée, quant à la valeur morale, politique 
et historique de Tévénement, dans la plus complète 
incertitude. Bien des gens trouvent que la guerre n'est 
plus de notre siècle : la gloire des armes et la conquête 
touchent peu une société livrée au mercantilisme, qui 
sait ce que coûtent les batailles, et ne croit pas au pro- 
fit. Quant aux questions de nationalité, d'unité, de 
frontières, et autres, ce n'est faire la critique de per- 
sonne de dire que la contradiction est partout. La na- 
tionalité paraîtrait tout à fait respectable peut-être, si 
elle ne rencontrait autant d'intérêts qui la nient que de 
préjugés qui l'affirment ; l'unité, acclamée par les uns, 
est réprouvée par les autres : bref, dans ce dédale de 
la politique internationale, dont tout le monde raisonne 
avec une si haute compétence, la seule chose positive 
que l'homme de bon sens aperçoive , c'est qu'on n'y 
découvre ni chemin ni issue. 

Comme tout le mondé, en voyant le canon rempla 
car h discussion, je voulus me rendre compte de cette 



PRÉFACB. 5 

manière extra-dialectique de résoudre les difficultés 
internationales, savoir ce qui fait agir peuples et gou- 
vernements lorsqu'au lieu de se convaincre ils tra- 
vaillent à se détruire , et , puisque la parole était aux 
événements, chercher ce que les événements signi- 
fiaient. 

Je raisonnais dorfc, comme tant d'autres, à perte de 
vue sur l'Italie, l'Autriche, leurs relations et leur his- 
toire ; sur la France et sa légitime influence ; sur les 
traités de 1815, sur le principe des nationalités et celui 
des frontières naturelles, lorsque je m'aperçus, non 
sans quelque honte, que mes conclusions étaient pure- 
ment conjecturales, arbitraires, produit de mes sym- 
pathies et antipathies secrètes, et ne reposaient sur 
aucun principe. 

Je regai'de autour de moi, je lis, j'écoute, je m'in- 
forme. Nous faisons de la matière historique, me 
disais-je ; quels principes régissent cette fabrication?... 
Mes souvenirs se reportant vers 1849, à l'époque de 
l'expédition romaine et de la guerre de Hongrie, je 
voulus revoir ce que nous disions alors de ces événe- 
ments. J'en demande pardon à mes anciens collabo- 
rateurs et confrères : ils parlaient dès lors, comme ils 
ont fait depuis, au gré de leur inclination démocratique, 
mais sans alléguer jamais le moindre jambeau de phi- 
losophie, sans raison sérieuse, en un mot, sans princi- 
pes. Et ce que je constatais dans la presse républicaine, 
je le retrouvais dans la presse conservatrioe ; dasmolvfe 



PRÉFACE. 



intéressés, des préjugés, toujours; des raisons de droit, 
jamais. 

La révolution, pensai-je, a dû nous laisser quelques 
éléments... Mais ici encore mes recherches furent vai- 
nes. Nos pères de 92; de même que ceux qui leur 
succédèrent pendant la période impériale , agissaient, 
mais ne philosophaient pas. Quelques mots çà et là : 
Guerre aux châteaux y paix aux chaumilres ; ou bien : < 
Les peuples sont pour nous des frères, etc. De science , 
de jurisprudence, pas vestige. 

Je m'adresse aux écrivains spéciaux, qui depuis Gro- 
tius et Hobbes ont traité doctrinalement de la paix et 
de la guerre, de la conquête, des révolutions des États, 
du droit des gens, et qui par métier ont dû ramener 
tout à des coDsidération^s de métaphysique et de droit. 
Déception ! Il est certain que les auteurs ont cherché 
les principes; mais il est tout aussi évident, pour qui 
sait lire, qu'ils ne les ont pas trouvés. Leur prétendue 
science du droit des gens, que dis-je? le corps entier 
du droit, tel qu'ils l'ont conçu et exposé, est un écha- 
faudage de fictions auxquelles ils n'ajoutent pas eux- 
mêmes créance. 

Les principes existent cependant, disais-je toujours. 
Les principes sont l'âme de l'histoire. C'est un axiome 
de la philpsophicr moderne que toute chose a son idée« 
partant son principe et sa loi ; que tout fait est adéquat 
à une idée; que rien ne se produit dans l'univers qui 
ne soit /'expression d'une idée. La cdXWou ei^\ tcraX:^ ^ 



PRÉFACE. 1 

la sienne, comme la fleur et le papillon. Ce sont les 
idées qui agitent le chaos et qui le fécondent ; lès idées 
mènent l'humanité à travers les révolutions et les ca- 
tastrophes. Gomment la guerre n'aurait-elle pas sa 
raison supérieure, son idée, son principe, de mônie 
que le travail et la liberté ? Il y a utie loi de la tempête, 
il y en a une aussi du combat. Les principes seuls font 
la vie des peuples et la moralité des constitutions, pré- 
sident au mouvement des États, à la mort et à la résur- 
rection des sociétés. Ces principes, je les cherche, et 
ne les trouve point. Personne ne me répond, ni de là 
France, ni de Tétranger. 

Chose effirayantel iiôus nous vantons de nos décou- 
vertes, de nos progrès. Certainement que no'dà avons 
raison de nous en vanter. Mais il n'est pas rùàitis vrai 
que sur la physiologie des sociétés et la marche des 
Ét^ts nous ne savons encore rien , nous li'en sommes 
pas môme aux rudiments. Nous roulons siir dès hypo- 
thèses: au siècle le plus civilisé qui fut jamais, les 
nations vivent entre elles sans garanties, sans principes, 
sans foi, sans droits. Et parce que nous n'avons de 
certitude sur rien, de foi en rien, il en résulte que, 
en plblitique comme en afiaires, la confiance, pour 
laquelle on a tant combattu depuis 18^8, est devenue 
une utopie. 

Certes, de telles considératioris sont de notre époque ; 
et Ton ne peut leur reprocher d'être plus révolution- 
najres que coïiset\'atrices. plus répûblicaVii^ cçaft ôc^ 



8 PRÉPACB. 

nastiques. Elles embrassent toutes les opinions, tous 
les intérêts. 

La campagne de Lombardie était terminée ; au traité 
de Villafranca avait succédé celui de Zurich , que je 
n*étais pas plus avancé que le premier jour, et que 
dans le doute je m'abstenais,. en dépit de toutes les 
provocations, de porter un jugement. Gomme Français, 
comme démocrate, je pouvais jusqu'à un certain point 
me réjouir; comme ami de la vérité et du droit, je 
n'étais satisfait qu'à demi. 

Enfin, décidé à avoir le mot de l'énigme, je crus 
ssdsir, à travers les broussailles des juristes, dans le 
fatras des histoires, au plus obscur de la conscience 
populaire, un fugitif rayon. Ce rayon, je l'ai fixé, 
multiplié, concentré; bref, j'en ai composé cet écrit, 
que je présente à la bienveillance du lecteur, et dans 
lequel j'espëre que mes concitoyens ne retrouveront 
pas plus la saveur socialiste que le goût du terroir 



Passons an livre. 

C'est ici que j'ai pu juger combien est triste la po- 
sition d'un homme qui, engagé au service d'une cause 
vaincue, s'est attiré pour elle quelque démêlé a¥ec le 
pouvoir. On ne croit plus à sa parole ; on n'a pas foi à 
ses jugements; on se méfie de ses intentions; on voit 
des conspirations jusque dans ses plus légitimes ré- 
serves. Admettant qu'il ait fait un ouvrage inofiensif, 
on prétend que cet on^ . sortant du caractère et 



PRÉFACB. 

des aspirations de Tëcrivain, ne saurait avoir pour le 
public lemoindre intérêt. 

Je rougirais d'entretenir le public de mes tribula- 
tions d'écrivain à idées suspectes, aux prises avec 
la terreur des libraires, s'il ne fallait y voir un trait de 
notre époque , curieuse encore , mais singulièrement 
affaissée, et de cœur et d'intelligence. D'abord on me 
fit entendre, du reste avec tous les ménagements ima- 
ginables, qu*on ne se chargerait de la publication de 
mon manuscrit que sur l'avis d'un conseil, choisi parmi 
les avocats les plus distingués du barreau de Paris. 
Quelque pénible que fût à mon amour-propre cette 
condition d'une censure préalable, je m'y soumis néan- 
moins, m'engageant même à rectifier, corriger, amen- 
der, refaire, ajouter, supprimer, tout ce qui me serait 
indiqué par mon censeur* 

Mais ce n'était pas à des corrections que je devais 
m'attendre, chose que l'inquisition ne refusa jamais à 
un hérétique : c'était à une condamnation absolue, 
sans appel. L'honorable avocat, par des motifs dont 
je n'ai pu qu'entrevoir la substance, conclut nettement 
pour le rejet. 

II faut croire, et le lecteur en jugera^ que sur cer- 
tains esprits l'apparition d'une idée nouvelle produit 
l'effet d'un spectre. Je ne sais quels monstres l'éditeur 
et son conseil découvrirent en mon manuscrit : tou- 
jours est-il que, d'un commun accord et d'un avis 
unanime, mon livre fut refusé, et comme d^w%<eî^\«L^ 



10 PRBPACB. 

et comme insipide. « Cet homme creuse, creuse, disait 
mon Aristarque; il soulève des questions plus grosses 
les unes que les autres : cela vous donne le vertige, 
cela vous coupe la respiration, cela vous assomme. 
Après avoir vingt ans durant fait la guerre à la pro- 
priété , au gouvernement, à TÉglise , à la Bourse, aux 
économistes, le voici qui, à propos de la guerre et de 
la paix, s*en prend à la jurisprudence et qui tombe sur 
les gens de loi. C'est une charge à fond contre la poli- 
tique de l'Empereur!... » Passe pour les gens de loi ; 
quant à la politique de l'Empereur, c'est juste le con- 
traire qui est la vérité. J'ai expliqué plus haut que 
j'avais entrepris, en partie, mon ouvrage, afin de me 
démontrer à moi-môme, au point de vue des principes, 
la parfaite régularité de la dernière guerre. Mais la 
peur, et aussi l'esprit de corps, font voir les choses à 
l'envers. 

Je suppose que le prudent conseiller ajouta, en pre- 
nant le libraire par les sentiments : « Il ne saurait con- 
venir à une maison qui se respecte de prêter son mi- 
nistère à de pareilles diatribes. Nous ne sommes plus 
en 18!(8 : grâce au ciel, ces temps sont loin de nous. 
Laissons ces génies excentriques, voués à un juste 
oubli, et dont les noms, épouvantails usés, n'excitent 
plus que le dédain et l'impatience. » 

Après ce rapport d'expert, il eût été peu digne à moi 
d'insister. Je me retirais fort perplexe, lorsque je ren- 
contrai M. Hetzel, juster ^omme de l'exil, à 



PR6PÀC&. 11 

qui la qualité de suspect ne pouvait être une fin de 
non-recevoir contre un écrivain, et qui, me sachant 
condamné en première instance, a bien voulu se char-' 
ger, vis-à-vis du public, de mon appel. 

'ai voulu citer ce fait, me dénoncer moi-même, afin 
d'avertir le gouvernement impérial que, s'il est deâ 
moments dans l'histoire des nations où la pedsée pu- 
blique rompt, comme une toile fragile, la loi qui Tén- 
serre, il en est d'autres où c'est la loi qui étranigle la 
pensée publique , et que nous sommes à l'un de ces 
moments-là. Les uns jpar peur, les autres par zélé, tous 
par imbécillité, trahissent là liberté, méhie quand elle 
leur est offerte. Le gouvernement impérial peut se 
vanter d'avoir porté haut dans les esprits le culte de 
l'ordre ; jamais, s'il n'y prend garde, on ne le félicitera 
d'avoir donné l'essor aux intelligences. 

Mais j'oublie qu'il ne m'appartient pas d'accuser les 
autres, puisque c'est moi-même , ce sont mes pareils 
que l'on accuse d'avoir corrompu en France la raison 
publique et pesdu la liberté. Tout ce qui m'eàt permis, 
c'est de protester de la loyauté de ma pen^ et de 
la modération de ma parole. 

Qu'y a-t-il donc en ce livre de si exorbitant, de si 
antipathique à l'esprit mitoyen de notre époqUë, qu'un 
avocat homme d'esprit, sceptique, libéral, ait cru 
devoir se faire ainsi, par avance, l'eiécuteur des juge- 
ments de l'opinion? Lecteur, je m'en vais vous le dire. 

j'ai entrepris de réhabiliter un dtoil \\ocv\j^\]âi^tûfo\vV 



19 PRÉ7ACB. 

méconnu par tous les juristes, sans lequel ni le droit 
des gens, ni le droit politique , ni le droit civil, n*ont 
de vraie et solide base : ce droit est le droit de la force. 
J*ai soutenu, prouvé, que ce droit de la force, ou du 
plus fort , dont le nom est pris chaque jour comme 
une ironie de la justice, est un droit réel, aussi respec- 
table, aussi sacré que tout autre droit, et que c'est 
sur ce droit de la force, auquel la conscience humaine, 
en dépit des divagations de l'école, a cru dans tous 
les temps, que repose en définitive l'édifice social. 
Mais je n*d pas dit pour cela que la force fit le droit, 
qu'elle fût tout le droit, ni qu'elle fût préférable en 
tout à l'intelligence. J'ai protesté, au contraire, contre 
de pareilles erreurs. 

J*ai rendu hommage à l'esprit guerrier, calomnié 
par l'esprit industriel : mais je n'en ai pas moins re- 
connu que l'héroïsme doit désormais céder la place 
à l'industrie. 

J'ai rétabli la guerre dans son antique prestige ; j'ai 
fait voir, contre l'opinion des gens de loi, qu'elle est 
essentiellement justicière, mais sans prétendre qu'il 
fallût transformer nos tribunaux en conseils de guerre : 
loin de là, j'ai montré que, selon toutes probabilités, 
nous marchons vers une époque de pacification in- 
définie. 

Voilà ce que j'ai dît, et que je croyais avoir rendu 
suffisamment intelligible pour un homme du métier. 
Il parait que je me suis trompé. 



PRÉFACE. 13 

AU surplus, ami lecteur, lisez cette petite narration, 
extraite de ÏAppendix de Diis et Heroibuspoeticis qu'on 
fait expliquer dans les collèges aux enfants de sixième, 
et vous saurez le fonds et le tréfonds de ce terrible 
traité. Vous pourrez même vous dispenser d'en prendre 
plus amplement connaissance. Quand les docteurs de 
la loi sont devenus incapables de comprendre la loi 
par raisonnements, c'est le cas de leur parler, comme 
faisait Jésus-Christ, par paraboles. 



HERCULE. 

Hercule, jeune homme, illustre déjà par maint 
exploit, mais dont l'éducation avait été, parle malheur 
des temps, fort négligée, reçut de son père Amphi- 
tryon l'ordre de suivre l'école de Tlièbes. Outre la 
musique, comme on disait alors, la religion et les lois, 
on enseignait l'écriture, qu'un étranger, venu d'Orient, 
avait apportée dans la Grèce. A cette époque, Orphée 
remplissait les montagnes de ses chants; un autre 
inventait la lyre ; d'autres avaient trouvé l'art de forger 
le fer et d'en fabriquer toutes sortes d'instruments. 
C'était un siècle de renaissance, où princes et peuples 
rivalisaient d'émulation pour la sagesse et le progrès. 

Le jeune héros obéit avec joie, ne doutant pas qu'il 
ne vint à bout de toute science, divine et humaine, 
comme il faisait des brigands et des movvsU^^. IV v^\V 



U PBéPACB. 

un style, des tablettes, se mit en devoir d'apprendre 
les lettres, les nombres, la gamme des sons, les fi- 
gures de la géométrie, et d'écrire sous la dictée du 
maître, afin de les mieux loger en sa mémoire, les 
hymnes des poètes et les apophthegmes des sages. 

Mais ce fut en vain que le fils d'Amphitryon s'ap- 
pliqua de toute la puissance de sa volonté et de son 
entendement à ces subtiles études. Il ne fit aucun 
progrès, et fut constamment noté le dernier de l'école. 
La moindre contention d'esprit l'étourdissait. Lorsque 
assis dans la salle d'étude, la tête penchée sur son 
banc, il s'efforçait de tracer sur le sable, en répétant 
leur nom, les caractères d'écriture ou les signes de 
numération, le feu lui montait à la face; il sentait aux 
tempes battre ses artères; ses yeux sortaient de leurs 
orbites; des gouttes sanglantes coulaient le long de 
son visage. Son intelligence, toute d'intuition, ne par- 
venait à rien saisir analytiquement. L'art d'assembler 
les lettres, d'en formerdesmots, cet art avec lequel on 
amuse aujourd'hiii les petits enfants, était pour lui un 
casse-tête. 11 fallait, au milieu de chaque leçon, l'en- 
voyer respirer et se rafraîchir dans le verger. Il parvint 
à signer son nom, hpakahs; encore se servait-il pour 
cela d'un morceau de cuir, où les^sept lettres qui for- 
maient son nom étaient gravées à l'emporte-pièce, et 
dans les vides duquel il passait son calame. Mais ce fut 
tout : jamais il ne connut les seize lettres de l'alphabet. 
câdméen. Quant aux sign^' ' aération, aux figures 



PRÉPACB. 15 

de géométrie, il ne réussit pas davantage à en saisir le 
sens. Bien que son langage, d'une extrême naïveté, 
n'eût rien d'incorrect, les règles de la grammaire glis- 
saient sur son cerveau, sans laisser dans sa mémoire 
la moindre trace. La séiie si simple des nombres, des 
genres et des cas dans les substantifs, celle des temps 
et des personnes dans les verbes, lui semblait un la- 
byrinthe où sa raison ne se retrouvait plus. La nature a 
fait à chacun de nous un don spécial : à l'un la promp- 
titude de l'esprit et l'art de bien dire, à l'autre le cou- 
rage et la force du corps. Que le savant ne méprise 
pas le fort, ni le fort le savant : ils auront également 
besoin l'un de l'autre. 

Hercule ne réus$it pas davantage à monter une 
gamme : sa voix, un baryton de cuivré d'un éclat 
prodigieux, couvrait et brisait les chœurs. Aux fêtes 
de Bacchus, il soufflait dans un cornet immense, à 
étourdir toute la ville. La flûte et la lyre l'agaçaient. 
Jamais, enfin, il ne sut marcher en rang ni danser les 
danses sacrées. Son incapacité d'apprendre faisait rire 
ses condisciples^ qui l'appelaient tête de taureau. Le 
premier il riait de la dureté de sa cervelle ; au demeu- 
rant, le meilleur compagnon du monde. 

Au bout d'un an. Hercule né savait absolument 
rien. En revanche, sa taille, qui déjà dépassait celle 
des plus grands et des plus forts athlètes, s'était ac- 
crue d'une demi-téte ; sa force était surhumaine ; son 
courage, son adresse à tous les exerdee&^'il^^Vm\Yt^ 



16 PRÉFACB. 

Force. C'était un jeu pour lui d'arrêter un char traîné 
par deux chevaux et lancé au galop ; de saisir un 
taureau par les cornes et de le renverser en lui tor- 
dant le cou. Ses mains étaient des tenailles; ses cuisses, 
longues et fortes, infatigables. Il pouvait faire quarante- 
cinq lieues en dix-huit heures, et fournir sept jours 
de suite la même carrière. C'est ainsi qu'il avait forcé 
sur le Ménale une biche, qui passait pour avoir des 
pieds d'airain. Hercule, l'ayant prise, l'avait appri- 
voisée. Les animaux qu'il avait une fois domptés s'at- 
tachaient à lui, et seraient morts plutôt que de le 
quitter. Il n'y a pas d'amour comme l'amour qu'in- 
spirent les hommes forts. 

Il s'était construit un arc, bardé de lames d'acier, 
qu'un homme de force ordinaire avait peine à sou- 
lever, et dont les flèches étaient comme des piques. 
C'est avec cet arc qu'il tua les Stymphalides, espèce 
de vautours antédiluviens, capables d'enlever dans 
leur aire un porc de deux ans ou une génisse. Il y 
avait, dans la forêt de Némée, un lion, la terreur du 
pays, qui, chaque année, levait sur les bouveries un 
tribut d'au moins cent bœufs, sans parler des vaches, 
veaux, poulains et autre menu gibier. Bien des fois 
on avait tenu conseil, et l'on ne savait comment s'en 
défaire. Hercule dit qu'il le combattrait corps à corps, 
armé seulement de sa masse. C'était le tronc d'une 
yeuse, durci au feu, garni d'une large et épaisse virole 
et de fortes pointes de fer. Hercule entre dans le 



PRÂFACB. 17 

fourré où était le lion, le provoque, Tinsulte à coups 
de pierres, et au moment où le carnassier, d'un bond 
gigantesque, s*élance sur Hercule, celui-ci le frappe au 
vol, et l'abat d'un seul coup. La tête de l'animal, large 
d'une coudée, avait été broyée par la terrible massue, 
comme si elle eût été écrasée sous un rocher tombé 
du haut de la montagne. _ 

De tous les combats' d'Hercule, le plus glorieux fut 
celui qu'il soutint, dans le marais de Lerne, contre un 
énorme serpent. Mainte fois on avait vu l'affreux rep- 
tile saisir un taureau, un fort cheval, l'étouffer dans 
ses nœuds, puis l'entraîner dans son antre où il le dé- 
vorait. Nulle force vivante ne semblait pouvoir dé- 
livrer la terre de ce monstre. Hercule avait pensé 
d'abord à le surprendre dans sa digestion; mais, outre 
qu'un bœuf ne pesait pas plus à l'effroyable boa qu'une 
grenouille à une couleuvre, les mauvais propos d'un 
certain Lachis, envieux d'Hercule, — Hercule avait 
des envieux, — le firent renoncer à ce projet. Comme 
il se défiait, pour une semblable expédition, de sa 
massue, trop légère à son gré, trop courte, et pas 
assez dure, il fit choix d'une verge de fer, longilie, 
grosse, flexible, du poids de deux hommes, qu'il prit 
soin de forger lui-même, et qu'il manœuvrait à deux 
mains, comme le batteur de blé manœuvre son fléau. 
Ainsi armé, sans autre vêtement que sa ceinture. Her- 
cule fut attaquer dans son repaire le serpent. Au mo- 
ment où celui-ci, partant comme un Iml, ^N^e. \«:w 



18 PRÉFACE. 

sifflement épouvantable, fond sur son ennemi, Hercule, 
qui avait joué avec le lion deNémée, n'éprouva pas un 
frisson. Se jetant de côté, il frappa, par le travers, le 
boa avec tant d'adresse et de force, qu'il lui brisa 
l'épine, et que ceux qui de loin regardaient le com- 
bat virent tomber le serpent comme s'il eût été coupé 
en deux. Lachis s'approchant aussitôt : c Tu n'aurais 
pas essayé, dit-il à Hercule, de l'étouffer entre tes 
bras, comme tu étouffas ce pauvre Antée, fils de la 
Terre. » Hercule, d'un revers de ses doigts, envoya 
Lachis contre le rocher; la cervelle jaillit, et le déni- 
greur fut enfotfi, avec l'hydre, danj;; les boues de 
Lerne. 

Gomme tous les héros, dès qu'il se trouvait en face 
^ de l'ennemi, une sorte d'inspiration s'emparait d'Her- 
cule. Sur-le-champ il voyait ce qu'il y avait à faire ; son 
intelligence alors dépassait celle des plus habiles. Le 
chat sauvage saisit sa proie à la gorge; le taureau donne 
son coup de corne sous le ventre de son adversaire ; le 
cheval tourne la croupe, et lance en fuyant son double 
coup de sabot; le serpent se glisse autour de sa vic- 
time et rétouffe. Ainsi l'homme de combat, en qui se 
réunissent le courage, l'adresse et la force, sait en 
toute circonstance, d'une science immédiate et cer- 
taine, quelle tactique il lui convient d'employer. La 
réflexion ne lui sert qu'à expliquer aux autres ses in- 
tentions; mais le génie de la guerre, ce que les mili- 
taire's nomment S' ^e couç d'caW.Tvçi ^*çixv- 



PREFACB. 19 

seigne point aux écoles, et Ton naît héros et capitaine 
absolument comme on nait poëte. 

On conçoit que les brigands, les géants, les pirates, 
si forts, si bien retranchés et si nombreux qu'ils fus- 
sent, n'avaient pas beau jeu avec Hercule. Certain 
chef barbare, de la race des anciens Pélasges, d'une 
stature démesurée, s'était établi dans un passage où 
il détroussait et scalpait les voyageurs. Hercule, berné 
par lui, le défia à la lutté, lui broya le cœur en le 
serrant dans ses bras, et de sa chevelure fit un chasse- 
mouches pour ses palefreniers. Un* tyran nourrissait 
ses chevaux de chair humaine : Herctile le leur fit dé- 
vorer tout vivant. 

II eut ainsi bientôt fait la police par toute la Grèce. 
Tant qu'il vécut, les routes furent sûres. De toutes 
parts on l'appelait : il partait seul, avec sa massue, son 
arc et ses flèches. Son expédition terminée, il saluait 
ses hôtes, se contentant pour toute récompense du 
butin fait sur l'ennemi. Sa réputation s'étendait au loin, 
et n'était égalée que par sa bonhomie. 

Malgré ses éminents services, et bien que, parmi les 
princesses de la Grèce, aucune ne lui eût certainement 
tenu rigueur. Hercule vécut en aventurier ; il ne sut pas 
se conquérir un trône. Pas une des villes qu'il avait sau- 
vées ne lui offrit de le prendre pour prince. Invincible 
à la guerre, il n'entendait rien à la politique. Si je savais 
lire! disait-il avec une touchante modestie. Si je savais 
monter à cheval! disait /'ambitieux av6ca.l,^oW^vest^» 



20 PREFACE 



A la fin de Tannée scolaire, le maître de l'école 
annonça à ses élèves une distribution de prix. Le pro- 
gramme était magnifique : après un sacrifice aux dieux, 
il devait y avoir des danses, des chants et de la décla- 
mation. Une tragédie, de la composition du professeur, 
serait jouée par les élèves. Le tout se terminerait par 
le couronnement des lauréats. 

Au jour indiqué, toute la ville se rendit à la ciéré- 
monie. Sur une estrade entourée de guirlandes de 
verdure et surmontée d'un arc de triomphe, étaient 
placés les magistrats; l'orchestre à gauche, les élèves 
à droite. Des écussons présentaient à tous les yeux les 
noms des vainqueurs ; une pile de couronnes reposait 
sur un trépied de marbre; au devant de l'estrade, on 
avait placé un autel, où brûlaient des parfums. Le 
maître avait dirigé les études avec tant d'habileté, va- 
riant les exercices et faisant valoir les différentes apti- 
tudes des sujets, que ces aimables jeunes gens avaient 
pu tous, sans exception, obtenir chacun au moins une 
récompense. Les parents, les enfants, tout le monde 
était heureux. 

Hercule seul n'avait point de prix. Pour toutes ses 
prouesses, pour tant de services gratuits, le maître ne 
• lui avait pas même accordé une mention honorable. 
Il arrive avec son arc, semblable à une baliste, sa mas- 
sue posée sur sa main , la peau de Némée couvrant 
. ses larges épaules, sa biche aux pieds d'airain, qui le 
suivait comme un jeune c\\\exv. \^tv e^cNaN^ ^\\î2L\\.\^ 



PRÉFACE. 81 



hure du sanglier d'Arcadie, qu'il avait tué et dont les 
défenses étaient longues de deux palmes. Un autre 
agitait la chevelure du géant qu'il avait scalpé; quatre 
traînaient la peaii du boa, sept fois grande comme 
Hercule. 

Dès qu'il parut, le peuple se mit à crier : « Bravo I 
« Hercule. Salut au fils de Jupiter!... » Personne ne 
voulait croire que le noble Amphitryon, l'un des plus 
braves et des plus robustes chevaliers de la Grèce, eût 
été capable d'engendrer un pareil fils. Les jeunes filles 
lui jetaient des bouquets, dans lesquels se trouvait plus 
l'une galante devise, que le dompteur de monstres ne 
[)Ouvait lire. 

Il était là, avec sa taille héroïque, sa puissante mem- 
brure, sa chevelure frisée comme celle du taureau de 
Marathon; autour du front, une bandelette en signe 
de fête. 

« Pourquoi, demanda-t-il au maître, ne m'as-tu pas 
décerné de couronne, et m'humilies-tu devant la ville? 

— Tu ne sais rien , lui répondit le pédagogue ; tu 
refuses de t'instruire ; tu ne suis pas même les classes. 
Le plus jeune de ces enfants, en trois jours, en apprend 
plus que tu n'en sauras de toute ta vie. Ta place est à 
la charrue de ton père, où tu feras bien de retourner 
avec tes esclaves. Apollon et les Muses te repoussent. » 

Et l'assistance de rire. 

Hercule , furieux , d'un coup de pied enfonce l'es- 
trade, renverse l'arc de triomphe, culbute les bancs. 



28 PRÉFACE. 

les sièges, Tautel des parfums, brise le trépied, disperse 
les couronnes, fait de tout un monceau, et demande 
du feu. Ensuite il saisit le maître d'école, le fait entrer 
de force dans la peau de son boa , la. tête de Thomme 
sortant par la gueule du serpent, le coiffe de la hure 
du sanglier, et, ainsi accommodé, le suspend à l'un des 
peupliers sous lesquels devait se faire la distribution. 
Les femmes fuient épouvantées ; les écoliers s'éclipsent ; 
le peuple se tient à l'écart : personne n'ose affronter la 
colère d'Hercule. 

Le tumulte arrive jusqu'au palais, où était la mère 
d'Hercule, la digne Alcmène. Elle avait été d'une beauté 
splendide; parvenue à l'âge mûr, on l'eût prise pour 
la déesse de la force. Elle vient, dit un mot à son fils, 
dont là rage, en présence de sa mère, tombe, mais 
pour éclater en sanglots. Alors elle demande au maître, 
demi-mort, ce que signifie cet esclandre. Celui-ci s'ex- 
cuse de son mieux, proteste de son respect pour la 
princesse, mais ne peut lui dissimuler que son fils, ce 
puissant, ce superbe, ce magnanime Hercule, n'est 
après tout qu'un fruit sec. Alcmène, contenant à peine 
un éclat de rire , tant la figure du maître lui semblait 
drôle, lui dit : « Sot que tu es, que n'établissais-tu aussi 
dans ton école un prix de gymnastique? Crois-tu que 
la ville n'ait besoin que de musiciens et d'avocats? 
Allons, mon fils, descends-moi ce pédant; tes études 
sont achevées. Et c'est toi, ajouta-t-elle en parcourant 
les bouquets jetés au héros ♦ qui as remporté le pre* 



PRÉFACE. «3 

mier prix..., au jugement des jeunes filles de Thèbes.» 
Ce fut à la suite de cette aventure qu*Hercule insti- 
tua les jeux olympiques, imités plus tard dans les 
oéméens, les pylhiques, les isthmiques, et qui furent 
célébrés, pendant une longue suite de siècles, dans 
toute la Grèce. Â ces jeux les historiens et les poètes 
venaient faire montre de leur talent, aussi bien que 
les athlètes de leur vigueur. Hérodote y lut son his- 
toire ; Pindare s'y rendit fameux par ses odes. 

Deux hommes, ex œquo, créèrent Tidéal grec, Her- 
cule et Homère. Le premier, bafoué dans sa force, 
prouva que la force peut, à Foccasion, avoir plus d'es- 
prit que l'esprit même, et que, si elle a sa raison, elle 
a par conséquent aussi son droit. L'autre consacra son 
génie à célébrer les héros, les hommes forts, et depuis 
plus de vingt-cinq siècles la postérité applaudit à ses 
chants. 

L'ouvrage qu'on va lire , et qui a scandalisé l'une 
des célébrités du barreau de Paris, n'est autre chose 
qu'un commentaire sur ce vieux mythe. L'État, indivi- 
dualité collective ; le peuple, multitude ignorante, bo- 
nasse, mais indomptable, c'est Hercule. D'État à État, 
le seul droit reconnu est le droit de la force ; dans les 
masses 9 toute liberté et tout droit proviennent égale- 
ment de cette source. Y a-t-il là de quoi faire crier au 
scandale? Et parce que c'est un révolutionnaire qui le 
dit, faut-il lui interdire la publicité? Ah! certes, il est 
beau à nous de vouloir^ comme de purs esprits « nous 



84 PRÉPACB. 

régir par les seules lois de l'idée. Mais puisque la na- 
ture, en nous faisant de chair et d*os, nous a soumis en 
même temps à la force, sachons, sans honte, la recon- 
nsâtre, et, s'il se peut, nous en emparer. Nous n'en 
vaudrons pas moins parce qu'au lieu de ramper comme 
des Pygmées, nous saurons nous comporter généreu- 
sement, à l'occasion, comme des Hercules. 

Cependant, qu'on ne s'y trompe pas. L'héroïsme fut 
une belle chose ; mais l'héroïsme est fini. Hercule et ses 
pareils sont de la mythologie. J'estime la force ; elle a 
glorieusement inauguré sur la terre le règne du droit: 
mais je n'en veux pas pour souveraine. Je ne veux pas 
plus de l'Hercule plébéien que de l'Hercule gouverne- 
mental, pas plus des assises de la guerre que de celles 
de la Sainte-Véhme. 

Voilà mon livre. Qu'on le réfute, si l'on peut; mais 
qu'on n'essaye pas de l'étouffer sous des fins de non- 
recevoir tirées du nom de Tauteuf ou des convenances 
gouvernementales. Ce serait aussi odieux que ridicule. 



Ixelles-lez-Broxelles, 1«' mars 1861. 



ESSAIS DE PHILOSOPHIE PRATIQUE 

«0» 13 UT 14 



LA GUERRE 

ï:t la paix 

BBCHBRCHBS 

SUR LE PRINCIPE ET LA CONSTITUTION 

DU DBOIT DBS OBN8 

LIVRE PREMIER 

PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE 

. L'Étofnel est un guerrier. 
Mol SB. 

fiOMMAIBB. 

La guerre, de. même que la religion et la justice, est, dans l'humanité, 
on phénomène plutdt interne qu'externe, un fait de la vie morale bien 
plus que de la vie physique et passionnelle. C'est pour cette raison que la 
guerre, toujours jugée, par le vulgaire et par les philosophes, sur les appa- 
rences, n'a jamais été comprise, si ce n'est peut-être dans les temps 
héroïques. Tout cependant dans notre nature la suppose, tout en implique 
la présence aussi bien que la notion. La guerre est divine, c'est-à-dire pri- 
mordiale, essentielle à la vie, à la production même de l'homme et de la 
société. Elle a son îoyer dans les profoudeuis de la consd&Q.ce, q\. «a^aaaft 



LA OUBRRB ET LA PAIX. 



dans son idée l'amTersalité des rapports humains. Par elle se révèlent et 
^expriment, aux premiers jours de l'histoire, nos fieumltés les plus élevées : 
religion, justice, poésie, beaux-arts, économie sociale, politique, gouver- 
nement, noblesse, botp^eoisie, royauté, propriété. Par elle, aux époques 
subséquentes, les mœurs se retrempent, les nations se régénèrent, les États 
s'équilibrent, le progrès se poursuit, la justice établit son empire, la liberté 
trouve ses garanties. Supprimez, par hypethèse , l'idée de la guerre, il ne 
reste rien du passé ni du présent du genre humain. On ne conçoit pas ce 
que sans elle aurait pu être la société ; on ne devine pas ce qu'elle peut 
devenir. La civilisation tombe dans le vide : son mouvement antérieur est un 
mythe auquel ne correspond aucune réalité ; son développement ultérieur, 
une inconnue qu'aucune philosophie ne saurait dégager. La paix elle- 
même, enfin, sans la guerre, ne se comprend pas; elle n'a rien de positif 
et de vrai, elle est dépourvue de valeur et de signification : c'est un niAirr. 
Cependant l'humanité fait la guerre et tend de toutes ses forces à la paix. 
Contradiction entre les données fondamentales et les aspirations authen- 
tiques de la société. Problème qui en résulte : Objet de ces recherches. 



PHÉNOMBNOLOGIB DE LA GUBB&B. «7 



CHAPITRE PR'EMIER. 

DB LA PBiEnOVBMALIT^ DB LA OUBRRB. 

Je ne pense pas ({u'aucun de mes lecteurs ait besoin 
que je lui dise ce que c*est , physiquement ou empi- 
riquement parlant, que la guerre. Tout le monde en 
pos^de une idée quelconque : les uns pour en avoir 
été témoins , d'autres pour en avoir lu mainte rela- 
tion, bon nombre pour l'avoir faite. Nous partirons 
delà. 

Ce que Ton ne connaît pas, à beaucoup près, aussi 
bien, et sur ce point j'ose dire que les militaires, hfsto- 
riens, légistes et publicistes, partagent l'ignorance 
commune, c'est la nature, essentielieifnent juridique, 
de la guerre; c'est sa phénoménalité morale, son idée; 
c'est par conséquent le rôle , positif autant que légi- 
time, qu'elle joue dans la constitution de l'humanité, 
dans ses manifestations religieuses, dans le dévelop- 
pement de la pensée civilisatrice , dans la vertu et 
jusque dans la félicité des nations. Ce què nous savons 
de la guerre se réduit, à très-peu près, aux faits et 
gestes extérieurs, à la mise en scène, au bruit des 
batailles , à l'écrasement des victimes. Les plus dili- 
gents étud'jeDt la stratégie et la tactique; dL^uXx^*^ 



28 LA GUERRE ET LA PAIX. 

s'occupent des formalités : toutes choses qui sont à la 
guerre ce que la procédure, la police, les peines, sont 
à la justice, le rituel à la religion, mais qui ne sont 
pas plus la guerre que les formules du droit ne sont le 
droit, ou les cérémonies du culte la religion. Personne 
encore n'a cherché à saisir la guerre dans sa pensée 
intime, dans sa raison , dans sa conscience, tranchons 
le mot, dans sa haute moralité. C'est là, cependant, 
c'est dans cette sphère de la pure raison et de la con- 
science qu'il faut étudier la guerre et en observer les 
péripéties , à peine de n'en savoir jamais le premier 
mot. 

Les auteurs parlent, en balbutiant, du droit et des 
lois de la guerre. Mais qui les a lus sait que par ces 
mots : droit de la guerre, lois de la guerre, il faut en- 
tendre i^i f^iqiifipfiftnt cftr taînfts restrictions apportées 
aux sévices, certaines réserves conventionnelles d'hu- 
manité, nullenifiût-UQ^roit positif, propre à la force 
et émanant d'elle ; droit qui , manifesté et consacré 
par la victoire , s'imposerait à la conscience du vaincu 
au même titre que le jugement du tribunal civil s'im- 
pose à la conscience du plaideur débouté. Selon les 
juristes, le droit de la guerre, au sens littéral du mot, 
est une contradiction dans les termes , une fiction, un 
euphémisme, qu'il serait puéril, ridicule, absurde, de 
prendre au sérieux. En réalité, et d'après le témoi- 
gnage de tous ceux qui en ont écrit , il n'y a pas de 
droit de la guerre, pas de pensée, pas de mogalité 



PHÉNOMéNOLOGIE DE LA GUERRE. 29 

dans les actes de la force. : ce qui est évidemment ré- 
duire la guerre à des démonstrations matérielles, par 
conséquent lui refuser toute phénoménalité morale , 
toute spiritualité. Nous nous vantons, et à juste titre, 
de nos progrès : en ce qui concerne la guerre, nous 
sommes cent fois plus grossiers que ne Tétaient les 
barbares, pour qui du moins la guerre était la mani- 
festation la plus haute de la justice et de la volonté 
des dieux. 

Qui n'aurait vu de la religion que les cérémonies du 
culte , le baptême, la communion , la confirmation, la 
messe, les vêpres, les processions, Teau bénite, con- 
naîtrait-il la religion ? Pas le moins du monde. La reli- 
gion est chose tout intérieure ; ses actes sont imma- 
tériels, visibles seulement à l'esprit, bien que, par 
l'inexplicable lien qui unit le monde moral au monde 
physique, ils se manifestent au moyen de signes sen- 
sibles, tels que l'eau, le pain, l'huile, les chants, les 
génuflexions, les ornements sacerdotaux, etc. Ces 
signes, bien qu'ils fassent partie du culte, ne consti- 
tuent pas l'a phénoménalité religieuse; ils ne servi- 
raient de rien pour l'intelligence de la religion; tout 
au contraire, c'est l'intelligence préalable de la reli- 
gion qui en rend les signes intelligibles. Or, pour 
comprendre la religion, il faut étudier l'âme humaine : 
ce qui veut dire que la phénoménalité religieuse ap* 
partient, non point à l'observation physique, mais à 
l'observation psychologique. Et c'est parce c\wfc tioXx^ 

5L 



LA OUBARE ET LA PAIX. 



siècle , mieux qu'aucun de ceux qui Tonl précédé , a 
étudié dans cet esprit la religion, c'est parce qu'il eu 
a cherché les sources dans la conscience, qu'il l'a aussi 
mieux comprise, qu'il en a jugé comme ilconvenait 
l'importance et la haute signification, et que peut- 
être, malgré le développement du rationalisme et de 
l'incrédulité, il peut se dire encore le plus religieux 
de tous. 

De même, qui n'aurait vu de la justice que l'appa- 
reil extérieur, l'audience , la toge et la toque des ma- 
gistrats, la force armée, la prison, Téchafaud, etc., 
connaîtrait^il la justice? Pas davantage: La justice est, 
comme la religion, chose intérieure. Ses actes se 
passent dans la conscience; l'observation interne, par 
conséquent, peut seule les atteindre. Quant à l'appa- 
reil judiciaire, bien loin que par ce spectacle on puisse 
arriver à l'intelligence de la justice, on ne le comprend 
lui-même qu'à l'aide de la justice ; ce qui signifie que 
pour celle-ci , de même que pour la religion, il faut 
interroger la conscience, non s'en rapporter aux so- 
lennités des tribunaux. Â aucune époque plus qu'à la 
nôtre, la justice ne s'est dépouillée du symbolique 
appareil dont se plaisait à l'entourer l'esprit forma- 
liste, ou, pour mieux dire, plastique, des anciens; à 
aucune époque aussi, le droit n'a été l'objet d'études 
aussi approfondies. S'ensuit-il , demanderez-vous, de 
ce que nous connaissons mieux le droit, que nous le 
respections davantage? Il est çetvms d^ V^ ccç»\sfe. 



PHÉNOMÉNOLOOIB DB LÀ GUBRRB. 81 



Notre décadence actuelle n*est relative qu'à nous- 
mêmes; en dernière analyse, nous sommes supérieurs 
à nos pères. 

 ces deux exemples on pourrait ajouter celui de 
la parole et de l'écriture. Ce ne sont pas les sons du 
larynx, les articulations de la langue et des lèvres, pas 
plus que les caractères de l'alphabet, qui, par eux- 
mêmes, donnent le secret du langage, du verbe hu- 
main. Tout au contraire, c'est la pensée qui rend raison 
des procédés de la parole et de l'écriture : ce qui 
entraîne cette conséquence que la grammaire, l'art de 
parler et d'écrh*e, a ses lois dans les cx)nciBptions et 
opérations de l'entendement, son foyer dans la con- 
science, et que ce n'est pas précisément dans les écoles 
que se forment les grands écrivains. 

Il en est ain^i de la guerre. On ne la connaît pas, 
tant qu'on s'arrête au matérialisme des batailles et des 
sièges ; on ne l'a pas vue, parce qu'on a suivi sur la 
carte le mouvement des armées, qu^on a fait lé compte 
des hommes, des chevaux, des canons, des gargousses, 
des havre-sacs, ou qu'on a rapporté les dits et contre- ; 
dits échangés entre les puissances belligérantes avant • 
la déclaration. La stratégie et la tactique, la diplomatie 
et la chicane, ont leur place dans la guerre, comme 
l'eau, le pain, le vin, l'huile, dans le culte ; comme le 
gendarme et l'huissier, le cachot et les chaînes, dans- 
la justice ; comme les sons du larynx et les caractères 
d*émture dans les manifestations dé Y^^^VL. '^INm 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



tout cela ne révèle de soi aucune idée. En voyant deux 
armées qui s'entr* égorgent , on peut se demander, 
même après avoir lu leurs manifestes, ce que font et 
ce que veulent ces braves gens ; si ce qu'ils nomment 
bataille est une joute, un exercice, un sacrifice aux 
dieux, une exécution judiciaire, une expérience de 
physique, un acte de somnambulisme ou de démence, 
accompli sous Tinfluence de Topium ou de l'alcool. 

Non-seulement, en effet, les actes matériels de la 
lutte n'expriment rien par eux-mêmes, mais Texpli- 
cation qu'en donnent les légistes, et, à leur suite, les 
historiens, les hommes d'État, les poètes et les gens 
de guerre, à savoir, que l'on se fait la guerre parce 
qu'on est en désaccord d'intérêts, cette explication 
n'en est pas une : elle signifierait simplement que les 
hommes, de même que les chiens, poussés par la 
jalousie et la gourmandise, se querellent, et des injures 
en viennent aux coups ; qu'ils se déchirent pour une 
femelle, pour un os ; en un mot, que la guerre est un 
fait de pure bestialité. Or, c'est ce que le sentiment 
universel et les faits démentent, et ce qui, de la part 
d'un être intelligent moral et libre, répugne. Il est im- 
possible, de quelques misanthropie que l'on se targue, 
d'assimiler entièrement, sous ce rapport, l'homme et 
la brute; impossible, dis-je, de rapporter purement 
^et simplement la guerre à une passionnalité d'ordre 
inférieur, comme si l'humanité pouvait tout à fait se 
scinder^^ se montrer tour à tour ange ou bête féroce, 



PHéNOMéNOLOOIB DE LA GUERRE. 33 

selon qu'elle obéirait exclusivement à sa conscience ou 
à rirascibilité de ses appétits. 

Puis donc que ni le matérialisme des militaires, ni 
le verbiage des légistes et des diplomates, ne sauraient 
ici nous instruire, un seul parti nous reste : c'est de 
considérer la guerre, de même que le culte et la pro- 
cédure, comme la manifestation d'un acte de notre 
vie interne ; par conséquent d'en demander les formes 
et les lois, non plus seulement à l'expérience du de- 
hors, aux récits de l'historien, aux descriptions enthou- 
siastes des poètes, aux factums du plénipotentiaire, 
aux combinaisons du stratège y mais aussi, mais sur- 
tout, aux révélations de la conscience, à l'observation 
psychologique. \^ 

Au premier abord, la guerre ne réveille que des 
idées de malheur et de sang. Que le lecteur veuille 
bien, pour quelques instants, écarter de son esprit ces 
images lugubres : il ne sera pas peu surpris tout à 
l'heure de_vQiiLq MO «ou o no fa isQfls.ni-a»-pen8ons rien 
qui ne J a suppose , et que notre entendement ne forme 
pas de plus vaste, de plus indispensable catégorie. La 
guerre, comme le temps et l'espace, comme le beau, 
le juste et l'utile, est une forme de notre raison, une 
loi de notre âme, une condition de notre existence. 
C'est ce caractère universel, spéculatif, esthétique et 
pratique de la guerre, que nous avons à mettre en 
lumière, avant d'en rechercher plus à fond la nature, 
la cause et lés lois. 



84 LA GUBRRB ET LA PAIX. 



CHAPITRE IL 

LA OUBBBK B8T UV FAIT DIVIN. 

Chez tous les peuples, la guerre se présente à Tori- 
gine comme un fait divin. 

J'appelle divin tout ce qui dans la nature procède im- 
médiatement de la puissance créatrice, dans l'homme 
de la spontanéité de l'esprit ou de la conscience. 
J'appelle divin, en autres termes, tout ce qui, se pro- 
duisant en dehors de la série, ou servant de terme 
.initial à la série, n'admet de la part du philosophe ni 
question, ni doute. Le divin s'impose de vive force : 
il ne répond point aux interrogations qu'on lui adresse, 
et ne souffre pas de démonstrations. 

L'apparition de l'homme sur le globe est un fait 
divin. D'où vient l'homme, en effet? Commeùt est-il 
venu? On l'ignore. La génération spontanée, à laquelle 
la spéculation s'accroche fatalement, n'est point pré- 
cisément un fait d'expérience, et quand nous en pour- 
rions citer des exemples, elle resterait encore pour 
nous inintelligible. Si jamais la 'science pénètre ce 
mystère, la divinité de notre origine sera reculée, le 
fait même de notre terrestre existence cessera d'être 
divin ; ce sera un fait scientifique. Mais la création de 



PHÉNOMéNOLOGIB DB LA OUBRRB. 35 

notre globe, celle de l'univers, n'en seront pas mieux 
connues : pour nous ce sera toujours du miracle. Le 
miracle, quoi que nous fassions, est l'involucre inévî- 
lable de notre science. Ce qui se laisse aborder par 
l'analyse, définir, classer, sérier, sort par là même du 
mystère. Il se range parmi les faits qui, se différen- 
ciant, évoluant, formant des genres et des espèces, 
3JSrant par conséquent milles prises à l'entendement, 
tombent sous l'empire du savoir, dès lors relèvent de 
la raison et du libre arbitre. 

Je dis donc que la guerre est , du moins qu'elle est 
restée jusqu'à présent pour nous une chose divine : 
tour à tour célébrée et maudite, sujet inépuisable d'ac- 
cusations et de panégyriques ; au fond, soustraite jus- 
qu'ici à l'empire de notre volonté , et impénétrable à 
notre raison comme une théophanie. 

Mais en quoi consiste cette divinité de la guerre? 

Si la guerre, ainsi que je le disais tout à l'heure, 
n'était que le conflit des forces , des passions, des in- 
térêts, elle ne se distinguerait pas des combats que se 
livrent les bétes ; elle rentrerait dans la catégorie des 
manifestations animales : ce serait, comme la colère, 
la haine, la luxure, un effet de l'orgasme vital, et tout 
serait dit. Il y a même lieu de croire que depuis bien 
des siècles elle aurait disparu sous l'action combinée 
de la raison et de la conscience. Par respect de lui- 
même, l'homme aurait cessé de faire la guerre à 
l'homme, comme il a cessé de le manger, de te t^^ 



LA OUBRRB BT LA PAIX. 



esclave, de vivre dans la promiscuité, d'adorer aes cro- 
codiles et des serpents. 

Mais il existe dans la guerre autre chose : c'est un 
^élément moral, qui fait d'elle la manifestation la plus 
i splendide et en même temps la plus horrible de notre 
espèce. Quel est cet élément? La jurisprudence des 
trois derniers siècles, hors d'état de le découvrir, a 
pris le parti de le nier. Elle pose comme axiome, cette 
jurisprudence d'ailleurs si estimable, si digne de recon- 
naissance, que la guerre, chez l'une au moins des par- 
ties belligérantes, est nécessairement injuste, attendu, 
dit-elle, que le blanc et le noir ne peuvent étfe justes 
en même temps. Puis, à la faveur de cet axiome, elle 
assimile les faits de guerre, partie à des actes de bri- 
. gandage, partie aux moyens de contrainte qu'autorise, 
VDoritre le malfaiteur et le débiteur de mauvaise foi, la 
loi civile. En sorte que le guerrier, selon que la cause 
qu'il sert est juste ou injuste, doit être logiquement 
réputé un héros ou un scélérat. Or, je soutiens et je 
prouverai que c'est là une théorie gratuite, hautement 
démentie par les faits , et dont nous démontrerons la 
dangereuse et profonde immoralité. La guerre, comme 
on verra, la vraie guerre, par sa nature, par son idée, 
par ses motifs, par son but avoué, par la tendance émi- 
nemment juridique de ses formes, non-seulement n'est 
pas plus injuste d'un côté que de l'autre, elle est, des 
deux parts et nécessairement, juste, vertueuse, mo- 
rale, sainte, ce qui fait d'^"'^ '^n phénomène d'ordre 



PHÉNOMBNOLOOIE DB LA OUBRRB. 87 

divin, je dirai même miraculeux, et Télève à la hau- 
teur d'une religion. 

u La guerre est divine en elle-même, dit de Maistre, 
a parce qu'elle est une loi du monde. 

(( La guerre est divine dans la gloire mystérieuse 
(( qui l'environne , et dans l'attrait non moins inexpli- 
(f cable qui nous y porte. 

(( La guerre est divine dans la protection accordée 
(( aux grands capitaines, même aux plus hasardeux, 
(( qui sont rarement frappés dans les combats, et seu- 
« lement lorsque leur renommée ne peut plus s'ac- 
(( croître, et que leur mission est finie. 

(( La guerre est divine par la manière dont elle se i 
(( déclare. Combien ceux qu'on regarde comme les / 
<c auteurs de la guerre sont entraînés par les circon- 
.(( stances I 

n La guerre est divine par ses résultats, qui échap- | 
(( pent absolument aux spéculations des hommes. » / 

Ainsi parle de Maistre, le grand théosophe, plus pro- 
fond mille fois dans sa théosophie que les soi-disant 
rationalistes que sa parole scandalise. De Maistre le 
premier, faisant de la guerre une sorte de manifesta- 
tion des volontés du Ciel , et précisément parce qu'il 
avoue n'y rien comprendre, a montré qu'il y compre- 
nait quelque chos#. 

La môme conscience qui produit la tdvç^wcv ^V \a. 
/. ^ 



S8 LA OUBRRB ET LA PAIX. 

justice produisant aussi la guerre; la même ferveur, 
la même spontanéité d*enthousiasme qui anime les 
prophètes et les justiciers, emportant les héros : voilà 
ce qui constitue le caractère de divinité de la guerre. 
Et maintenant ce mystère, vraiment unique, d'une 
conscience où le droit , la piété et le meurtre s'unis- 
sent dans une fraternelle étreinte, pouvons-nous T^x* 
pliquer? Î5i oui, la guerre cesse d'être divine; bien 
plus, en perdant sa divinité , elle touche à sa fin. Au 
contraire , cet effroyable mythe en action est-il impé^ 
nétrable , la guerre , je ne crains pas de le dire, est 
éternelle. 

• Salut à la guerre I C'est par elle que Thomnae, à 
peine sorti de la boue qui lui servit de matrice, se 
pose dans sa majesté et dans sa vaiilafice ; c-est sur le 
corps d'un ennemi abattu qu'il fait son premier rêve 
de gloire et d'immortalité. Ce sang versé à flots, ces. 
carnages fratricides, font horreur ili notre philanthropie. 
J'ai peur que cette mollesse n'annonce le refroidisse- 
ment de notre vertu. Soutenir une grande cause dans 
un combat héroïque, où l'honorabilité des combattants 
et la présomption du droit sont égales, et au risque de 
\ donner ou recevoir la mort, qu'v a-t-il là de si terrible? 
' Qu'y a-t-il surtout d'immoral ? La mort est le couron- 
" nement de la vie : comment l'homme, créature intel- 
ligente , morale et libre , pourrait-il plus noblement 
finir? • 

Les loups, les lions, pp' " les moutons et les 



PHÉNPMBNO;.QGIB DB LA GUERRE. 89 



castors, ne se font i^ntio cu% h gV»orre : U y ît long- 
temps qu'on a fait de cette remarque une ^a^ire contre 
nc^e espèce. Comment ne ypk-on pas, au contraire, 
que là est le signe de noire ^^ ^eur; qup si, pftr im- 
possible, la nature avait fait deTHômn^e un minimal 
exclusivement industrieux et socjabJe, et ppint guer- 
rier, il serait tombé, do? le premier jour, ^u niveau 
des hêtes dont l'association forme toute la destinée ; il 
aurait perdu* avec l'orgueil de son héroïsme, m faculté 
Révolutionnaire, la plus merveillpuse dq toutes et la 
(plus féconde ? Vivant eu communauté pure, potre ci- 
vilisation serait une ét^ble. Saurait-on ce que vaut 
rhomme^ sans 1^ guerre ? Saurait-pp'ce que valent les 
peuples et les races ? Serions-nous en progrès ? Au- 
rions-nous seulement cette idée de valeur, transportée 
de la langue du guerrier dans celle du commerçant?... 
Il n'est pas de peuple, ayant acquis dans le mon^e 
quelque renom, qui ne se glorifie avant tout de ses an- 
nales militaires : ce sont ses plus beaux titres à l'estime 
de la postérité. Allez-vous en faire des notes d'infamie ? 
Philanthrope, vous parlez d'abolir la guerre ; prenez 
garde de dégrader le genre humain... 

Mais, dites-vous, par quel abominable sophisme ja 
plus généreuse des créatures a-t-elle pu faire de l'as- 
sassinat de son semblable un acte de vertu?... Eh! 
c'est vous-même qui faites ici du sophisme , car vous 
méconnaissez, vous calomniez la conscience humaine, 
que vous ne comprenez pas. Elle prolesXft, ç;e\X,^ o' 



40 LA ÛUBRRB BT LA PAIX. 

scienœ, contre l'assimilation que vous faites de la 
guerre à l'assassinat. Et c'est justement cette protesta- 
tion qui constitue le mystère , et qui fait de la guerre 
un phénomène divin. Gomment se fait-il, c'est moi 
qui vous pose la question, que Thumanité s'éveille à la 
vertu, à la société, à la civilisation, précisément par la 
guerre ? Comment le sang humain devient-il la pre- 
mière onction de la royauté? Comment l'État, organisé 
pour la paix, se fonde-t-il sur le carnage ? Voilà, phi- 
lanthrope, ce que vous avez à expliquer, sans impa- 
tience et sans injure, à peine de mettre votre raison 
vacillante à la place de la spontanéité du genre humain, 
et de jeter le trouble dans cette civilisation que vous 
prétendez servir. Ce n'est pas avec de l'ironie qu'on 
fait de la science, ni surtout de la morale ; et vos sar- 
casmes, renouvelés des Grecs, sont plus que jamais 
impertinents et insipides. Écoutez ce qui va suivre, et 
puis calomniez , si vous l'osez, ce que vous ne com- 
prenez pas. 



PHBNOMBNOLOGIB DE LA GUERRE. 41 

CHAPITRE III. 

LA OUEBBK, KEVéLATlON RELIGIEUSE. 

La guerre, ai-je dit, est une des catép:ories de noire 
raison. Nous allons la voir se développer en cette 
qualité, et marquer de son sceau tous les ordres de 
la pensée. Commençons par la religion. 

La guerre , comme si elle était la représentation 
dans le monde sublunaire des mystères éternels, après 
avoir donné Tessor à la conscience , en a fait jaillir 
la religion. C'est à elle que la théologie doit ses 
mythes les plus brillants , ses dogmes les plus pro- 
fonds. Aussi peut -on poser en aphorisme : Peuple 
guerrier, peuple religieux et théologique. La guerre 
et la religion, chez les races nobles, se donnent la 
main. 

Chez les anciens Scythes, d'après Bergmann *, l'idée 
de la Divinité est à peine conçue, au spectacle des 
puissances de la nature, que Dieu prend aussitôt le 
titre et les attributs de guerrier. Tivus, le dieu du ciel, 
le plus ancien et le plus grand des dieux, est en même 

i. Les Gètes, ou la flliàtton généalogique des Scythes aux Gèles, 
et des Gètes aux Germains et aux Scandinaves. Paris, Treuttel, 
1859, iii-8«>. 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



temps le dieu des combats. Ses successeurs, Odin, 
Thôr, Apollon, Hercule, Mars, Pallas, Diane, etc., 
tiennent de lui et se partagent cet honneur. 

Les descendants de Sem pensent à cet égard comme 
ceux de Japhet : « Jéhovah est un homme de guerre, 
dit la Bible; qui est semblable à lui? » Ailleurs, elle 
le nomme le Dieu des armées, dont la gloire remplit le 
del et la terre. 

La guerre, en cette vie et eh l'autre, est fdute la ^èH- 
gion des anciens peilptès dtt Ndrd. Ils ne conçoivent 
pas d'autre espérance, d'aiitré félrcîté. Quoi! cfetté 
poétique description dii Walhaîfà, où les héros se 
livrent à des combats sans fin, en récompense d*avoir 
bien combattu sur la terre , ce paradis de batailles ttê 
dit rien à votre imagination, rien à Votre conscience, 
rien à votre cœur! Ce n'est pour vous que févtÉ 
de lions et de tigres ! 

Plus ancien que Moïse, Zoroastre enseigne ^uW- 
niuzd et Ahrihiahe, le bon et le mauvais principe , Èë 
livrent un éternel combat : de cette lutte divine ré^ 
suite la création, ou le renouvellement perpétuel des 
existences. Ainsi, selon cette théologie, qu'on retrouvé? 
cheÉ les Indiens, le monde n'était pas créé, que déjà 
Féterhel Vainqueur terrassait Satàii et ses anges, asstl- 
fàit par sa victoire l'homme contre le péché, déterrhi- 
nait le plan de la Providence et l'économie de l'univers. 

Le christianisme n'a fait que développer l'idée du 
jna^isme. Qu'est-ce qu^ ' "' *•♦? Le vainqueur des 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA QUERRB. 43 



démons, le fondateur de la monarchie élue, qui vient 
apporter, non la paix, mais le glaive. 

Sans doute le paradis chrétien est Topposé du pa- 
radis Scandinave : là tout se passe en adorations et en 
cantiques. Virgile avait préludé à cette révélation, en 
représentant les héros dans les champs Éiysées , non 
plus occupés de combats, mais d'exercices du corps 
et de joutes, images de la guerre. C'est Tidée messia- 
nique qui fait son entrée dans le monde, sous la figure 
d'Auguste, l'empereur pacifique. Mais qui ne prévoit 
déjà que le christianisme enfantera la chevalerie, et 
que le pape, vicaire de Jésus-Christ, fera alliance avec 
le prince des Paladins, avec Charlemagne? Tant l'idée 
de guerre et de conquête était inséparable de cette 
révolution divine I 

Longtemps avant le Christ, longtemps avant les 
César, les Alexandre, les Cyrus, les Nabuchodonosor, 
les Sémiramis , les Sésostris , par delà toutes les an- 
nales des États, Bacchus, Osiris, avaient parcouru la 
terre en conquérants. Le même exemple devait être 
suivi par Allah. 

Otez l'idée de guerre, la théologie devient impos- 
sible; les dieux n'ont pas de sens; bien plus, ils n'ont 
rien à faire. La terre, sans la guerre, n'aurait aucune 
notion du ciel; Sem et Japhet, les deux vaillants et 
pieux fils de Noé, sont sans religion. Or, la pensée 
religieuse s'arrêtant, que faites-vous de l'Asie et de 
l'Europe ? Que devient la civilisation ? 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



On objecte, en répétant une vieille et assez mé- 
diocre plai^nterie : Dieu a fait Thomme à son innage; 
l'homme le lui a rendu. Qu'importent à la religion et 
à la société ces imaginations de barbares acharnés à 
s'entre -détruire et faisant leur ciel à l'imitation de 
leurs hordes? La férocité des pères engage-t-elle la 
douceur des enfimts, et, parce que les premiers furent 
idolâtres, les seconds ne sauraient-ils être raison- 
nables? 

Soit : on rejette d'un seul mot toute la théologie 
des anciens, ce qui est grave, parce qu'y découvrant 
l'idée de guerre, on la regarde dès lors comme viciée, 
produit mauvais d'une pensée mauvaise. A quoi cela 
avance-t-il ? La théologie des modernes en sera-t-elle 
plus raisonnable, et leur morale plus épurée? Mais 
qui ne voit que si la guerre a servi primitivement de 
moule à la théologie, ce n'est pas par l'effet d'une 
superstition féroce , mais bien parce que la guerre a 
été conçue de tout temps comme la loi de l'Univers, 
loi qui se manifestait aux yeux des premiers humains, 
dans le ciel par l'orage et la foudre , sur la terre par 
l'antagonisme des tribus et des races? La vie de 
l'homme est un combat, dit Job : Militia est vita homi- 
nis super terrant. Pourquoi ce combat? C'est là, en- 
core une fois, qu'est le mystère, le fait divin. Tout ce 
que les traditions, la symbolique des peuples, la spé- 
culation des métaphysiciens et les fables épiques des 
poètes nous ont appris sur ce terrible sujet, c'est que 



PHÉNOMÉNOLOOIE DE LA GUERRE. 45 

rhumanité est divisée d*avec elle-même ; qu'en elle et 
dans la nature le Bien et le Mal, comme deux puis- 
sances ennemies, sont en lutte; c'est, en un mot, que, 
jusqu'à la consommation finale, la guerre est la con- 
dition de toute créature. De là, la religion; de là, la 
théologie. 

La guerre, abstraction faite même du dogme de la 
chute, est le fond de la religion. Elle existe entre les 
peuples, comme elle existe dans toute la nature et 
dans le cœur de Thomme. C'est l'orgasme de la vie 
universelle, qui agite et féconde le chaos , prélude à 
toutes le créations, et, comme le Christ rédempteur, 
triomphe de la mort par la mort même. Otez de la 
pensée religieuse, ôtez du cœur humain cette idée 
de combat, non-seulement vous ne faites pas cesser 
le ftéau destructeur, mais vous détruisez le système 
entier des religions ; vous abolissez, sans explication, 
sans critique, sans compensation. Tordre d'idées dans 
lequel le- genre humain, pendant plus de quarante 
siècles, a vécu, duquel il a vécu, hors duquel vous ne 
sauriez dire comment il aurait vécu. Vous niez, dis-je, 
la civilisation sous ses deux faces principales, la reli- 
gion et la politique ; vous détruisez jusqu'à la possibi- 
lité de l'histoire. Quoi donc ! La guerre contient tant 
de choses, elle répond à tant de choses, elle se mêle à 
tant de choses, et vous n'y verrez qu'un accès de féro- 
cité bestiale , entretenu par la superstition et la bar- 
barie! C'est inadmissible. 



46 LA GUERRE ET LA PAIX. 

Un mot encore. La guerre n*a pas^ulement inspiré 
le dogme ; elle a déterminé la forme du culte. Consi- 
dérée dans ses exécutions, la guerre, selon de Maistre, 
est une variété du sacrifice humain, le seul qui réponde 
à la grandeur de Toifense, et le seul qui eût pu nous 
servir d'expiation, sans la dispense que nous en avons 
obtenue par le sacrifice volontaire de Jésus-Christ. Le 
sacerdoce s'est établi sur ce principe : au commence- 
ment, le prêtre est le second du guerrier, patriarche ou 
chef de clan; il est son ministre, cohen, chargé d'im- 
moler pour lui et en son nom les victimes, et quelles 
victimes? Des prisonniers. 

L'immolation de l'ennemi, dans les premiers temps 
sa manducation : tel fut d'abord le sacrifice de pro- 
pitiation avant le combat, telle fut l'action de grâces 
après la victoire. Sous ce rapport le Druide et le Cohen 
fraternisent; leurs religions sont identiques. Au fond 
des déserts de l'Arabie, comme dans les forêts de 
chênes de la Celtique, l'hymne à Dieu n'est autre 
qu'un chant de guerre. Mais l'idée d'une rédemption 
se répand de bonne heure : au sacrifice de l'homme 
Abraham substitue celui des animaux, Melchisédech 
celui du pain et du vin. L'eucharistie vient de cette 
source. Au risque de faire passer le Père Tout-Puissant 
de l'Évangile pour un mangeur de chair humaine, pa- 
reil au Moloch phénicien, au Bacchus Omcstès grec, au 
Teutatès gaulois, de Maistre, d'accord avecFeuerbach, 
reconnaît l'origine anthropothysique du christianisme. 



PHBNOMBNOLOGIB DE LA GUBRRB. 



Allez-vous maintenant supprimer le culte avec le 
dogme? Allez-vous supprimer le sacerdoce?... Sup- 
primez donc aussi le cfime et le supplice, le code pé- 
nalf la prison, Téchafaud, les bourreaux et les juges. 
Car votre système pénitentiaire et tout soti attirail n'est 
qu'un démembrement de la fonction sacerdotale, une 
transformation du culte guerrier. 

Sans doute, et c'est encore un des arguments des 
partisans ineptes de la paix, la religion n'est pas néces- 
sairement une religion de terreur, elle est aussi une 
religion d'amour. 11 n'y a pas rien que le Dieu ven- 
geur, il y a aussi le Dieu bienveillant, le bon Dieu. Le 
culte, qui a ses expiations, a aussi ses sacrifices de 
louanges, hostiam taudis, lesquels excluent, ce semble, 
toute pensée de guerre et de sacrifice humain. 

Mais qui ne voit encore que toutes ces idées sont 
corrélatives, et se supposent invinciblement? L'action 
de grâces est la même chose que le chant de triomphe, 
c'est la guerre. La grâce, ou le secours accordé d'en 
haut, implique la misère naturelle et sociale, la dis- 
corde des éléments, la division des consciences : tou- 
jours la guerre. C'est ainsi que la messe, le sacrifice 
de l'Homme-Dieu, qui commence par un acte de con- 
trition, Asperges me, se termine par un acte de remercie- 
ment, Deo gratias. Sortez de ce cercle, vous tombez 
dans le vide : il n'y a point de religion, il n'y a point 
de civilisation, il n'y a point d'humanité. 

Ainsi l'idée de guerre enveloppe, domiue^ vé^it^^ç 



48 LA GUERRE ET LA PAIX. 



la religion, l'universalité des rapports sociaux; Tout, 
dans rhistoire de Thumanité, la suppose. Rien ne s'ex- 
plique sans elle; rien n'existe qu'avec elle : qui sait la 
guerre, sait le tout du genre humain. Qu'une inno- 
cente philanthropie se demande par quels moyens la 
société triomphera de cette fureur parricide, elle en a 
le droit. La guerre est un sphinx que notre libre raison 
est appelée à métamorphoser sinon à détruire. 

Ce qui est certain, c'est que pour en finir avec la 
guerre il faut d'abord l'avoir comprise; c'est qu'on 
peut défier la philosophie de se passer d'elle, non- 
seulement pour l'explication des temps antérieurs et 
rintelligence de l'époque actuelle , mais pour la pro- 
nostication même de l'avenir ; c'est enfin que, la paix 
faite et pour toujours, l'humanité n'en suivra pas moins 
la route qui lui fut ouverte par la guerre, par son prin- 
cipe et par sa notion. 

C'est ce dont le chapitre suivant va nous fournir une 
nouvelle preuve. 



PHéNOMÉNOLOOIB DB LA GUERRE. 49 

. CHAPITRE IV. 

LA OUESKE, BÉVÉLATIOM DE LA JUSTICE. 



La guerre est le droit divin dans son expression 
plastique : Dieu et mon èpée. 

Or, si la religion avec ses dogmes , son culte , son 
sacerdoce, n*est autre chose que la représentation 
mystique de notre nature guerrière et des phénomènes 
extérieurs qui y correspondent, le droit divin n'est que 
la figure du droit humain; pour mieux dire, il est son 
introducteur, son initiateur. Nous pouvons donc ici les 
réunir, d'autant mieux que le droit divin, que nous 
nous imaginons avoir aboli , est à peu près le seul 
encore qui nous gouverne. 

Des fanfarons de libéralisme se croient affranchis de 
la juridiction d'en haut parce que, depuis la révolu- 
tion de 1789 qui a assuré l'impunité aux mécréants, 
ils se sentent l'insigne courage de rester le chapeau 
sur la tête devant un empereur qui passe ou un cru- 
cifix planté à la croisée de deux chemins. C'est ainsi 
que le monde a vu le peuple de 93, après avoir fait 
le 21 janvier, applaudir tour à tour au 31 mai, au 
13 vendémiaire, au 18 fructidor, au 18 brumaire, etde 
coup d'État en coup d'État finir joyeusement, en 1804> 



50 LA. GUERRE ET LA PAIX. 



par se donner un maître plus absolu que n'avait été 
Louis XIV. Apprenons donc à respecter nos anciens, 
encore aujourd'hui nos modèles. 

Qu'est-ce que* le droit de conquête, si cher encore 
à toutes les nations modernes? Le droit divin. Devant 
les arrêts des batailles, le peuple s'incline avec respect. 
Peut-être cette adoration de la force est-elle au fond 
moins déraisonnable, moins inhumaine qu'on ne le 
suppose : mais il faut dire comment et pourquoi. 
Notre critique l'exige ; sans cela il en sera des con- 
quêtes accomplies au nom de la révolution, de la 
liberté, de la nationalité, et de tous les principes les 
plus sacrés, comme de celles auxquelles présidait le 
dieu Sabaoth; ce seront des faits de guerre, des 
mythes, et nous avons la prétention de n'être plus 
gouvernés par des mythes. 

La conquête, en même temps qu'elle pose et arron- 
dit l'État, crée le souverain. Nous en avons en ce 
moment sous les yeux un exemple frappant, en la 
personne de Victor-Emmanuel. Notre formalisme a 
/beau faire : les conquérants sont les seuls princes que 
la multitude respecte ; les pacifiques, les débonnaires, 
sont méprisés, bafoués, jetés à l'échafaud ou au cou- 
vent. Que signifie l'élévation sur le pavois, à l'image 
de laquelle furent faites les élections de 180i et de 
1852 ? La guerre et son droit, c'est-à-dire le droit divin. 
Clovis, fondateur de la monarchie des Francs , c'est la 
guerre. Sa postérité est chassée comme fainéante; 



PHBNOMéNOLOOIB DB LA OUBRRB. 51 

c'était la paix. Lorsque Pépin consulta le pape Zacharie 
sur la vaiidité de son usurpation, que répondit le pon- 
tife? Une chose bien simple, que je m'étonne de voir 
reprocher au pape : c'est qu'en droit natui^el la royauté 
est au plus fort, attendu que la royauté, c'est la force, 
la chose divine par excellence, base nécessaire du droit 
divin. Les Mérovingiens, en laissant amollir leur cou- 
rage, avaient perdu le domaine, l'autorité, le com- 
mandement, la richesse. Tout était passé au maire du 
palais; le maire donc était roi. Le droit, en pareil cas, 
suit naturellement le fait : la déclaration du pape ne 
dit rien de plus. Si la force compte pour quelque chose 
dans les aiiaircs humaines , il faut avouer que cette 
déclaration était juste. 

Henri IV était légitime : mais de quoi lui eût servi 
son droit de naissance , de quoi lui eût même servi 
d'aller à la messe ^ s'il n'avait eu en même temps la 
force ? Henri IV, le plus doux et le plus légitime des 
princes, régna par d roit de c^ f^qij^t lî ■ '^''^''^ alors qu'il 
fut pour tout de bon reconnu par le peuple. Le peuple, 
ne vous e n déplaise, a la relig ion de la force. Peut-être 
se trompe-t-il; mais je vous demande ^précisément 
comment il se fait que depuis si longtemps et avec 
tant d'obstination il se trompe? Chose singulière, en 
1814, l'homme du droit divin, c'était Napoléon, le con- 
quérant; l'homme du droit humain, révolutionnaire, 
c'était Louis XVlll , l'auteur de la Charte. Lequel des 
deux , dans l'esprit des masses, passait pour légitime? 



5ft LA OUBRRB ET LA PAIX. 

De même qu'elle sert de base à la royauté, la guerre 
sert de base à la démocratie. Le champ de mai était 
rassemblée des f?uerriers; ce qui était vrai des Francs 
Test encore des Français. En décrétant que tout 
citoyen est garde national, la charte de 1830 avait 
décidé implicitement que tout citoyen serait électeur; 
Lee quejîous appelons droit politique n'est autre chose, 
■fdans son principe , que le droit des armes. Cela se 
démontre encore d'une autre manière : toute la valeur 
du suffrage universel, abstraction faite du service 
militaire, repose sur cette maxime, complaisamment 
répétée par nos tribuns, et qui est de pur droit divin : 
Voxpnpuli, vox Dei, Ce qu'il convient de traduire, 
comme on verra : Le droit du peuple, c'est le droit de 
la force. 

Du suffrage populaire, universel ou restreint, direct 
ou indirect, se déduit le principe parlementaire des 
majorités : n'est-ce pas encore, et toujours, la raison 
ij ^ela f orce? Certes, la force est chose considérable de 
^ sa nature et dont il importe de faire état; mais 
qu'est-ce que la raison de la force? Vous n'y croyez 
pas, légistes et philosophes, à cette raison. Dites-moi 
donc comment il se fait que le consentement uni- 
versel en soit si bien convaincu. 
lil/f' ^^ constitution politique, essentiellement guerrière 
•oiï^e droit <fi vin, conduit à la loi civile, laquelle a 
pour pivot la propriété. Qu'est-ce que la propriété, 
d'après la tradition et le code? Une émanation du droit 



PSéNOMÉNOLOGIB DB LA OXJBRRB. 58 

de conquête, jxis utendi et ahutendi. Car , nous avons 
-toSaïTergoter, en dernière analyse il faut en revenir à 
la définition de Romulus. Aux distinctions anciennes 
de patriciens et de plébéiens, de nobles et de rotu- 
riers, de bourgeois et de compagnons, a succédé celle 
de propriétaires et de salariés. L'inégalité des fortunes, 
c'est-à-dire des forces ou facultés, neutralisant l'égalité 
politique, ramène à son tour les distinctions honori- 
fiques et les titres de noblesse. La société oscille sur le 
principe féodal, qui n'est autre que l'idée guerrière, la 
religion de la force. Eh bien , allons-nous abolir la i 
propriété, parce qu'elle est , comme la monarchie, / 

d'origine guerrièrej„iliw«e^ 

En rappelant ces faits, je suis loin de céder à une 
intention critique. Je prends la société telle qu'elle est, 
sans en approuver ni désapprouver les institutions; et 
je demande si, en présence de ces faits si généraux, si 
persistants, si parfaitement liés, il est raisonnable de 
traiter de chimère, de superstition et de fanatisme, une 
idée qui depuis soixante ou quatre-vingts siècles niène 
le monde ; qui remplit la société comme la lumière du 
soleil remplit l'espace planétaire ; qui fait parmi les 
peuples l'ordre, la sécurité , aussi bien qu'elle fait les 
dissensions et les révolutions ; une idée qui comprend 
tout, qui gouverne tout : Dieu, la Force, la Guerre ; car 
il devient évident, à mesure que nous avançons dans 
cette revue, qu'au fond ces trois mots, dans l'esprit 
des masses, sont synonymes. 



54 LA OUBRRB BT LA PAIX. 

Je poursuis. 

C'est par les idées de souveraineté ^ d'autorité, de 
gouvernement, de prince, de hiérarchie, de clas- 
\se%A etc., que s'introduit dans la multitude humaine 
j/la notion du droit. Or, tout cela dérive de l'idée d'ar- 
mée, par conséquent implique toujours l'idée de 
guerre. L'égalité vient à la suite ; que signifie l'éga- 
lité )f Que chaque citoyen jouit, vis-à-vis de ses' sem- 
blables, du droit de guerre, en autres termes, du droit 
> de libre concurrence, garanti par l'abolition des ju- 
randes et maîtrises. L'état social est donc toujours> de 
fait ou de droit, un état de guerre. En cela, je n'affirme 
rien de moi-même, j'expose ; et il faudrait être aveugle 
volontaire pour nier l'exactitude de mon exposi- 
tion. 

Oui, la guerre est justicière, en dépit de ses igno- 
Ij^nts détracteurs. Elle a ses formes, ses lois, ses rites, 
j qui ont fait d'elle la première et la plus solennelle des 
, juridictions, et desquelles est sorti le système entier 
' du droit ; Droit de la guerre et de la paix ; Droit des 
gens; Droit public ; Droit civil; Droit économique; Droit 
pénal. Qu'est-ce que le débat judiciaire? Le mot l'in- 
dique, une imitation de la guerre, une guerre non san- 
* giante, un^nbat. Pourquoi des juges ? Ah ! c'est que^ 
dans le combat véritable à main armée, la victoire rend 
témoignage du droit ; tandis que, dans le débat oral, il 
faut des arbitres^ de même, qualité que les plaideur»^ 
et qui attestent et jurent que le droit, autant qu'il est 



PHÉNOMéNOLOGIB DB LA GUERRE. 35 

permis de s'en rapporter à raison, est de ce côté-ci, 
qu'il n'est pas de ce côté-là. 

Cette aflSnité de la justice et de la guerre se révèle 
jusque dans les choses de Tordre économique, qui 
pourtant en semblent la négation. Est-ce que l'escla- 
vage, sur lequel reposait presque tout entière la pro- 
duction chez les anciens, n'est pas la guerre ? Et le 
servage, qui a remplacé l'esclavage ; et le salariat, qui 
a remplacé le servage, n'est-ce pas toujours la guerre? 
La douane n'est-elle pas la guerre ? L'opposition du 
tlravail et du capital , de l'offre et de la demande , du 
plréteur et de l'emprunteur, des privilèges d'auteurs, 
inventeurs, perfectionneurs, et des peines infligées aux 
contrefacteurs^ falsificateurs et plagiaires, tout cela 
n'indique-t-il pas la guerre ? 

Voici une nation , réputée autrefois Tune des plus 
braves, aujourd'hui la plus industrieuse, la plus puis- 
sante par les capitaux , qui demande le désarmement 
général et se prononce à chaque occasion contre la 
guerre. 

Mais que fait-elle donc autre chose, en changeant 
d'armure, que d'appeler ses rivaux à un nouveau com- 
bat, où elle se croit sûre de vaincre ? Comment le Por- 
tugal s'est-il trouvé, dites-moi, d'avoir accepté la paix 
des Anglais ? 

L'empereur Napoléon 1" avait le sentiment profond 
de cette vérité, pour nous éminemment pavado^^V^^ 
çae la guerre, y entends la guerre telle que Vi co^(iO\\. 



56 LA OUBRRB BT LÀ PAIX. 

et raflirme la conscience du genre humain, et la jus- 
tice, sont une seule et môme chose. Un des traits de 
son caractère, c'est que, autant il aimait à faire montre 
de sa force, autant il était jaloux de faire œuvre de 
droit. 

« Napoléon faisait la guerre pour amener les rois et 
« les peuples à ses idées; il voulait les persuader; 
« c'était son vœu le plus intime, son désir le plus cher. 
« Ouvre-t-il une campagne, il a exposé à la puissance 
€ qu'il attaque le but qu'il se propose, le changement 
« qu'il veut apporter dans l'économie européenne. Il 
(( prie qu'on veuille bien entendre raison ; mais il est 
a forcé de livrer bataille; et quand il l'a gagnée, que 
(( veut-il? Signer la paix dans la capitale étrangère, 
a content , enchanté , croyant avoir persuadé ceux 
« qu'il a vaincus*. » 

Il est certain que chez Napoléon la passion de légifé- 
rer fut égale au moins à celle de batailler : il eut cela 
de commun avec tous les conquérants. Il y a plus : les 
nations les plus belliqueuses, que nous avons signalées 
déjà comme les plus théologiques, sont en même temps 
les plus justicières. Qu'eût été la civilisation sans la 
conquête romaine, ce qui veut dire sans le droit ro- 
main ? Que serait devenu le christianisme, sans le pacte 

i, Lerminier, Philosophie " "" •* d. 58. 



PHBNOMÔNOLOQIB DE LA GUERRE. m 

de Charlemagne ? Quel a été, depuis cette alliance ce-, 
lèbre du glaive et de la tiare, le plus grand acte de la 
société européenne ? Le traité de Westphalie, qui sur 
Topposition des forces, et sous la protection du dieu 
des armées, jeta les fondements de l'équilibre univer- 
sel. Malheur aux publicistes qui ne savent comprendre 
ces choses! Malheur aux nations qui les méconnais- 
sent ! En étant au droit cette base antique de la force, 
il y a lieu de croire qu'on ferait du droit un pur arbi- 
traire ; au lieu de la paix, de la richesse et de la féli- 
cité , nous aurions rencontré T^itouic , l'atrophie et la 
dissolution. 



LA aUBSRB BT LA PAIX. 



CHAPITRE Y. 

LA oukure, révélation de, l'idéal. 



Point de peuple qui n*ait eu sa Bible ou son Iliade. 
L'épopée est Tidéal populaire, hors duquel il n'ei^iste 
pour un peuple ni inspiration, ni chants nationaux, ni 
drame, ni éloquence, ni art. Or, Tépopëe repose toat 
entière sur la guerre... Eh I quoi, sages pacificateurs, 
allez-vous, par exciîs de zèle, réduire la poésie au 
cadre de Théocrite et de Florian ? Mais cela même 
vous ne le pourriez pas. Aux tendres bergeries, il faut 
le contraste des scènes guerrières. Sentez-vous main- 
tenant combien la guerre est essentielle à notre nature, 
en songeant que sans elle , non-seulement Thomme 
n*eût rien conçu de la religion et de la justice, il serait 
encore privé de sa faculté esthétique, il n'aurait su 
produire, goûter le sublime et le beau ? 

Mais je dois revenir sur une objection, à laquelle il 
faut une bonne fois répondre. 

« C'est toujours, me dit-on, le même sophisme : 
Post hoc, ergo propter hoc. Parce que l'état primitif de 
l'homme a été la sauvagerie et la guerre, on veut que 
la guerre soit le principe, ou, tout au moins, le coeffi- 
cient de tout ce que l'homme a tiré ensuite du trésor 



PHBNDMéNÛLOGIB DB LA OUBRRB. 50 

de sa conscieDce et de sa raison. Parce que la guerre 
a été le premier thème sur lequel s'est exercée la pen^ 
sée religieuse, juridique, poétique, et que ce thème a 
déteint sur les institutions et les idées, on fera de la 
guerre, d'un simple accident du développement his- 
tcMrique, le principe formateur de la civilisation, l'es- 
sence de l'humanité ! Le sophisme est trop grossier 
pour séduire personne. 

« Que la guerre serve de matière à la poésie, il n'y 
a rien là que de trèsHM)nvpnable, en vertu du pré- 
cepte: 

Il n*est point de serpent ni de monstre odieuK 
Qui par Tart imité ne puisse plaire aux yeux. 

S'ensuit-il que la guerre doive être prise pour le 
principe de toute poésie, sinon pour la poésie elle- 
même ? Non, certes ; la poésie a son existence à part ; 
c'est une prérogative de notre nature, comrpe la raison, 
la religion, le travail ; une faculté à laquelle la guerm 
est livrée, comme tout le reste, pour servir à composer 
des tableaux et des chants, mais qui est indépendante 
de la guerre, et que Ton conçoit parfaitement en 
dehors de toute donnée belliqueuse. 

« Pareillement, de ce que la guerre a fourni à la 
théologie des symboles, à la jurisprudence des for- 
mules, à Téconomie politique des analogies et des 
métaphores, en conclurons-nous qu'elle les crée ? Pas 
davantage. La religion et la justice, comme la çoé,^\^^ 



eO LA GUBRRB BT LA PAIX. 

existent par elles-mêmes, antérieurement à tout con- 
flit : bien plus, c*est à l'existence primordiale de la 
religion et de la justice en nous que la guerre doit ce 
caractère de réserve que ne connaissent pas les bétes, 
et qui rachète, jusqu'à certain point, Tatrocité des 
combats. Si, dans leur langage, la théologie et le droit 
empruntent aux pratiques guerrières quelque chose, 
c'est comme moyen d'exposition, terme 4e com- 
paraison , dont elles pourraient fort bien s'abstenir. 
A-t-on jamais ouï dire que de deux objets compa- 
rés, l'un dût être consicjéré, en vertu de la com- 
paraison , comme la copie , voire même le produit de 
l'autre?...» 

Ceux de mes lecteurs qui me feraient sérieusement 
cette objection ne m'auraient pas encore compris. 

Je sais qu'en toute chose il faut considérer le fond 
et la forme, la matière et V œuvre ; c'est à cela que se 
réduit l'objection qui m'est faite. Mais je sais aussi 
qu'en dépit de leur distinction nécessaire, ces termes 
s'impliquent et se supposent, de manière que la forme 
sans le fond, ou le fond sans la forme, la matière sans 
l'œuvre, ou l'œuvre sans la matière, ne sont absolu- 
ment rien. Ainsi, point de religion sans dogme, point 
de justice sans formules ; pareillement, point de poésie 
sans idée et sans sujet, point d'art sans matière plas- 
tique. 

La question est donc, en ce qui touche la Religion, 
h JtSTiCE, et la Guerre, les deux premières considérées 



PHÉNOMÉNOLOGIB DB LA QUBRRE. 61 

comme fond, la dernière comme expression, symbole 
ou formule ; la question, dis-je, est, non pas de dis- 
tinguer entre le fond et la forme, mais de savoir, d'a- 
bord, si le fond pouvait exister sans la forme ; en 
second lieu, si, ne pouvant exister sans forme, il 
pouvait en revêtir une autre que celle qui lui a été 
donnée, ce que je nie positivement. De même, en ce 
qui touche la Poésie, considérée comme faculté de 
l'idéal, et la Guerre, considérée comme objet d'exploi- 
tation épique ou artistique, la question n'est pas non 
plus de distinguer, en général, entre Vceuvre et la 
matière, mais de savoir si la poésie, la faculté de créer 
l'idéal, ayant besoin pour cette idéalisation d'une 
réalité matérielle et vivante, pouvait se manifester 
dans sa plénitude , sans sujets guerriers ; ce que 
je nie de nouveau de toute l'énergie de ma convic- 
tion. 

Non , il n'y a pas de religion , à plifs forte raison il 
n'y a pas de théologie, pas de culte, pas de sacerdoce, 
pas d'Église, sans cet antagonisme profond qui régit 
rhorame et la nature, qui produit, ou, si l'on aime 
mieux, qui occasionne la souffrance et le péché, et se 
traduit, entre nous autres mortels, parla guerre. 

Non, il n'y a pas de justice, pas de juridiction, pas 
d'autorité, pas de législation, pas de politique, pas 
d'État, en dehors de ce même antagonisme, qu'à dé- 
faut de toute autre excitation il suttirail de vouloir 
détruire pour le déchaîner à l'instant. D'où es\.N^WM^« 



LA GUBRRB ET LA PAIX. 



en 1848, cette horreur du communisme, qui a pitéci- 
pité la société européenne dans une rétitogradation 
dont on aperçoit à peine le terme ? Analysez, résumez 
tout ce qui s^est débité à ce sujet; au fond, que trouvez- 
vous? Cette idée prodigieuse, dont personne assuré- 
ment ne s'est rendu compte, savoir : que la société, 
pour se conserver digne, morale, pur^, généreuse, 

/ votre même laborieuse, devait, avant tout, se tenir à 

I l'état antagonique, à Tétat de guerre... 

£h bien, il en est ainsi de la poésie et de la littéra- 
ture. La guerre, qui tait fuir, dit-on, les Muses paci- 
fiques, est au contraire Taliment qui les fait vivre, le 
sujet de leur conversation éternelle. Les flots de sang 
que répand Bellone sont, pour Apollon et les chastes 
sœurs, la véritable Hippocrène. C'est de tous les sujets 
dont s'inspirent les poètes, les historiens, les orateurs, 
les romanciers, le plus inépuisable, le plus varié, le 
plus attachant,*celui que la multitucje préfère et rede- 
mande sans cesse, sans lequel toute poésie s'affadit et 
se décolore. Supprimez le rapport secret qui fait de la 
guerre une condition indispensable, de près ou de loin, 
aux créations de l'idéal, aussitôt vous allez voir l'âme 
humaine partout abaissée, la vie individuelle et sociale 
frappée d'un insupportable prosaïsme. Si la guerre 
n'existait pas, la poésie l'inventerait. Sans doute, le 
courage guerrier et la flamme poétique ne peuvent se 
confondre ; Ja statue n'est pas le marbre dans lequel 
e//e a été taillée. Mais, si VartisVe «lgxilW^^^^^^î^- 



PHÉNOMâNOI.OaiB DE LA OUBRRE. 01 

tué, n'est-'ce pas eh partie parce que la nature lui avait 
fourni le marbre? Faites donc une Vénus avec des 
schistes ! Tout de même, si le poète a eu l'idée de ses 
chants, n'est-ce pas aussi parce qu'il y avait en lui quel- 
que chose de cet enthousiasme qui fait les' héros, et en 
admiration duquel la guerre a été appelée divine? 
J'ai donc le droit de dire^ et je répète^ que la plus 
puissante révélation de l'idéal, comme de la religion 
et du droite c'est la guerre. 

Rien, au jugement de tous les peuples, de plus 
beau à voir, de plus magnifique, qu'une armée. La 
Bible n'a pas trouvé de plus juste comparaison quand 
elle a voulu peindre là beauté de la Sulamite : « Tu es 
« belle, d ma bieti-aimée, s'écrit l'époux du Cantique 
(( des cantiques, tu es imposante comme une at*méë 
(( rangée en bataille. » C'est pour cela qu'en tout pays 
l'armée figure au premier rang dans les fêtes natio- 
nales i dans les pompes du culte et les funérailles 
illustres^ Napoléoti , ^ui avait assisté à tant de ba- 
tailles^ ne |)ôuvait se rassasier de revues , et le peuple 
est comme lui. Il est positif que le sentiment du beau 
et de l'a^t se développe chez les nations avec l'esprit 
guerrier 9 il n'est pas moins ttai què là où celui-ci 
s'arrête ^ la poésie et tes arts s'éteignent. Les siècles 
de (îhefs-d'œuvrë soht lëà siècles de victoires. 11 n'y a 
poltfl de poésie, poiht d'art pour le vaincu^ piis plus 
que polir te boutiquier ou l'esclave. 

Le inonde moderne a ^usl les ifôun \b ^^^<^\ds^^ 



84 LA OUBRRB BT LA PAIX. 

d'une société qui, née d*un sang vigoureux, race in^ 
telligente et forte , placée dans des conditions excep- 
tionnelles, se développe, depuis quatre-vingts ans, par 
les seuls travaux de la paix. Certes, TAméricain est un 
infatigable pionnier, un inconiparable producteur. 
Mais, à part les produits de son agriculture et de son 
industrie, qu'a donné cette soi-disant jeune nation? Ni 
poètes, ni philosophes, ni artistes, ni politiques, ni 
législateurs, ni capitaines, ni théologiens: pas une 
grande œuvre, pas une de ces figures qui représentent 
rhumanité au panthéon de Thistoire. 

L*An)éricain sait à merveille produire du blé , du 
maïs, du coton, du sucre, du tabac, des bœufs, des 
porcs. Il fait de Targent; il multiplie la richesse; il 
façonne la terre et déjà Tépuise, bâtit des cités, 
peuple et pullule à épouvanter l'école de Malthus. 
Mais où est son idée? où sa poésie, où sa religion, où 
sa destinée sociale, sa fin? A-t-il appris, sur sa terre 
LUfer^ à résoudre le problème du travail , de l'égalité, 
de l'équilibre social, de l'harmonie de l'homme et 
de la nature?... Assurément, il est nécessaire que 
l'homme se loge, se vête, se nourrisse, se donne du 
confort ; il est prudent à lui d'épargner, d'emplir ses 
greniers, d'assurer ses magasins. Mais pour quoi de- 
venir, pour où aller, grand Dieu? L'Américain, déjà 
si ennuyé , saurait-il le dire ? Tout cela est le moyen, 
l'instrument de la vie; ce n'en est ni le but ni la signi- 
ficalion. De la richesse! Rien de plus aisé à acquérir, 



PHÉNOMÉNOLOGIR DE LA GUERRE. G5 



là OÙ la terre abonde, où rhomme, comblé par une 
nature vierge, ne cherche Thomme que pour-Iui venir 
en aide. Mais rien de plus corruptible , et qui se con- 
serve moins. La richesse , par elle-même , est de peu ; 
elle reçoit sa valeur du génie qui l'emploie, de l'hé- 
roïsme qu'elle ser l^ de la poésie q ui lui donne l'illus- 
tration. Une nation qui ne saurait que produire de la 
richesse, on pourrait dire d'elle qu'elle a été créée et 
mise au monde pour fabriquer du fumier. 11 existe en 
Amérique, depuis Washington et Franklin, une belle 
tradition de probité politique et domestique : mais 
Washington, général d'armée, est de l'ancien monde; 
quant à Franklin, je n'envie pas à la république des 
États-Unis ce type de la vertu utilitaire. Déjà, malgré 
son incalculable richesse , les vices de la civilisation 
d'où la société américaine est sortie la ressaisissent 
à l'envi : le prolétariat s'y développe ; le paupérisme 
commence à sévir; l'esclavage ne peut pas plus s'y 
transformer qu'y être aboli ; l'homme de couleur, si 
déteint qu'il se fasse, est aussi bien proscrit par l'hy- 
pocrisie du Nord que par l'avarice du Sud. En revanche, 
l'Amérique a donné les tables tournantes et les Mor- 
mons : Risum teneatis... Mais non, ne riez pas : l'Amé- 
rique sent son mal et s'agite. Insolente, hargneuse, 
autant qu'insatiable, elle ne demande qu'à guerroyer; 
et si l'étranger lui manque, elle guerroiera contre 
elle-même. Dieu veuille alors que la guerre la sauve, 
si elle est encore à temps de se donner ç^t l^ ^uatto. 



LA OUBRRB BT LA PAIX. 



une foi, uheloi, une constitution , un idéal, un ca^ 
ractèfe *;• 

i. Pendant un temps, il a été de mode de vanter outre mèsui^ 
la civilisation américaine. C'était, en France, un moyen â*opposl^ 
tion, un argument sans réplique en faveur du suffrage universel. 
T(nU nouveau, tout bectu, dit le proverbe. Depuis, on en « fait un 
moyen de dénigrement contre la démocratie d'Èuroiié, irrult- 
gicuse, matérialiste, idcapable de to gouvehier, indi|^é d-noë 
constitution libre. i[]*est ainsi que les partis se jettent les faits k 
la tète, et se jouent de la vérité. 

Les premiers qui de l'ancien continent furent visiter les États- 
Unis, éblouis, à ce qu'il parait, de la fécondité des mariages non 
moins que de la f«'i'tilité des campagnes, payèrent, à leur retour, 
en une large admiration, l'hospitalité qu'ils avaient reçue. Jamais, 
à les entendre, et de fait ils ne mentaient pas, jamais, de mé- 
moire de civilisé, on n'avait vu pareille étendue de sol encol^ 
vi(9*gc ; sur ce sol, des forêts aussi vastes et aussi giboyeuses, dès 
prairies aussi vertes, des récoltes aussi abondantes et obtenues 
avec si peu de peine, la terre labourable à si bon marché, le 
bétail à si bas prix, une population aussi bien nôuri'îe, deâ en- 
fants si joyeux de vivre, des mamans si heureuses de les faife^ 
des colons, enfin, établis à quelques lieues les uns des autres, 
aussi parfaitement libres dans un pays dont ils pouvaient littéra- 
lement se dire les rois et se vanter d'avoir ou les prémices. Toilt 
cfe qutî l'Américain tenait d'une situation exceptionnelle lui était 
imputé à vertu. On attendait de lui les plus grandes choses; on 
ne songeait seulement pas que celte vertu démocratique irait eri 
s'affaiblissant à mesure que la poi)ulation deviendrait plus dense, 
et que le jour n'était môme pas éloigné où ces parangons de ht 
démocratie retomberaient dans la vulgarité de leurs aïeux. Au- 
jourd'hui, l'enthousiasme commence à se refroidir, et il est per- 
mis, sans qu'il soit besoin de faire la promenade de l'Ohio et dii 
Niagara, de se former une idée assez juste de la société aux 
États-Unis et d'en apprécier le bien et le mal. 

Le peuple des États-Unis, pas plus que celui qui a remplacé 
Jes races indigènes au Mexique, dans la Bolivie e\. ûm Bt^«vl^T^'^t 



PHÉNOMÉNOLOGIE DB LA GUERRE. 67 

Qtielle parole m'est échappée! Je briserais ma 
plume plutôt que de souffler la discorde au sein de 

point un peuple jeune^ dans le sens historique et physiologique 
du mot; c'est une agglomération venue de tous les coins de la 
chrétienté, principalement d'Angleterre et d'Âllemagaet Ces émi- 
grantSj en général, n'étaient pas, on s'en doute bien, sortis de 
l'élite de leurs nations respectives ; la plupart au contraire ap- 
partenaient à l'infime plèbe. Arrivés en Amérique, que trouvè- 
rent-ils? Partout la terre libre, ouverte au premier occupant. A 
l'exception des deux royaumes du Mexique et du Pérou, détruits, 
à l'époque de la découverte, par les Espagnols, aucun État n'avait 
eu le temps de se fonder sur le nouveau continent. Les indigènes 
vivaient de chasse et de pèche; toute la partie actuellement oc- 
cupée par les États-Unis était, pour ainsi dire, à l'état neuf. C'est 
dans ces conditions que s'installa la population envahissante : 
il est aisé de comprendre ce que, sous le double rapport de 
l'intelligence et des mœurs, elle pouvait d'abord donner. 

Les immigrants ayant donc pour la plupart quitté leur patrie 
afin d'échapper à la faim et de chercher fortiîne, il était naturel 
que leur esprit s'appliquât principalement à tout ce qui pouvait 
leur donner le bien-être et la richesse. Sur toute autre question, 
leur initiative restait nulle; ils devaient d'autant plus dédaigner 
les idées qui avaient produit dans l'antique Europe tant d'agita- 
tion, tant de révolutions, qu'ils pouvaient, avec une apparence 
de raison, acfcuser ces idées de stérilité. Des idées, ils avaient 
assez ; il était temps de s'occuper de la chose sérieuse, le vivre, 
et, par conséquent, le produire. C'est ce dont il est facile de s'a- 
percevoir, en jetant un regard à vol d'oiseau sur l'Amérique et 
ses institutions. Là, rien qui ne soit d'origine, pour ne pas dire 
d'Importation européenne : religion, politique, gouvernement, les 
préjugés et la langue, les ridicules, comme les choses de goût et 
de mode. Je ne saurais dire si la race transplantée d'Europe aux 
États-Unis présentera jamais un caractère, un génie, des facultés 
qui lui soient propres, comme on les trouve chez tous les naturels 
de l'ancien monde, et comme on peut encore les observer chez 
les races aux trois quarts disparues du nouveau, L'Yvomm^ ^à\.w\ 



68 LA GUERRE ET LA PAIX. 

populations pacifiques. Moi aussi, j'en préviens dès à 
présent mes lecteurs, je conclurai contre le statu quo 

pays quHl habite et qui Ta produit comme Vàme est au corps; 
ils sont faits Tun pour Pautre, expressions Tun de Tautre. Ce qui 
semble indubitable, c*est qu'il se passera des siècles avant que 
rAméricain ait assimilé sa nature à celle de son sol et de son 
climat; avant qu'il se soit fait une &me, une pensée, un génie en 
rapport avec son continent; avant qu'il ait acquis cette auto- 
chthonie sans laquelle l'homme, étranger à son propre milieu, est 
comme l'âme d'un Platon à qui Dieu aurait ordonné, après sa 
séparation d'avec le corps qu'elle animait, d'habiter le corps d'un 
tyran du Soudan ou du Dahomey. Jusqu'à ce que cette naturali- 
sation de l'Américain se soit accomplie, il ne sera qu'un membre 
détaché du tronc indo-germanique, et, pour ainsi dire, un exili^ 
de la grande civilisation. L'influence de l'indigénat n'agissant pas 
sur son être, l'esprit vivant des traditions se perdant ou se ré- 
duisant à de vagues et lointains souvenirs, une dégénérescence 
doit s'ensuivre nécessairement pour toutes les choses qui tiennent 
à la vie sociale. Pour n'en citer qu'un exemple, le peuple amé- 
ricain, qui a débuté par la plus absolue liberté (liberté négative, 
notez bien), n'a pas du tout suivi le mouvement d'où il est sorti. 
De môme que sa religion, au lieu d'aboutir à une philosophie 
pratique, est tombée en superstition et cafarderie, de même 
son prétendu démocratismc s'est arrêté au plus abject individua- 
lisme. Ce n'est pas aux États-Unis, enfin, qu'a surgi l'idée d'un 
Droit économique, l'idée d'une constitution sociale de l'humanité, 
d'une égalité et d'une fraternité de tous les hommes. Le fier 
Yankee n'a pas le moindre soupçon de la transformation qui se 
prépare dans la vieille chrétienté, et dont ses enfants recevront 
un jour le bienfait sans en avoir eu le pressentiment. 

L'appauvrissement que nous venons de relever chez l'Américain 
du 'coté de l'esprit se fait sentir dans les mœurs. Qu'est-ce, en 
définitive, que la société américaine? Une plèbe subitement enri- 
chie. Or, la fortune, loin d'urbaniser l'homme du peuple, ne sert 
Je pius souvent qu'à, mettre en reViei sa ^Tos%\èx^\é. Ou connaît le 
mot de T&lley v&nd sur les Américams •. *^^ \\<i \ft t^i.'^^wvsswIx^iMsi^ 



PHÉNOMÉNOLOGIE DB LA GUERRB. «9 

guerrier, contre les institutions du militarisme, contre 
sa poésie , contre ses mœurs. Mais c'est que je crois, 

mais il y a incontestablement du vrai. Le peuple américain exa- 
gère .encore Tesprit utilitaire du peuple anglais, duquel il est 
sorti en majorité; chez luf, l'orgueil britannique est devenu de 
* rinsolence; la rudesse, de la brutalité. La liberté, pour TAméri- 
cain , peut se définir : la faculté de faire tout ce qui est désc^ 
gréable à autrui. — Défendez-vous vous-même, c*est sa maxime. 
J*avoue franchement que pour me faire raison d'un grossier per- 
sonnage, je préfère le secours du gendarme et, au besoin, du 
geôlier; c*est tout ce que mérite la grossièreté. On vous tue, on 
vous vole, on vous assassine : défendez-vous vous-même! En 
certains cas, il y a la loi de Lynch, je crois que c'est ainsi qu'on 
la nomme. Sur la clameur publique, le coupable est arrêté, jugé 
et pendu; tout cela est Taffaire de quelques minutes. C'est la 
justice du peuple, dans les journées de février; c'est aussi la jus- 
tice des conseils de guerre. J'aime mieux celle du jury. 

La banqueroute, même frauduleuse, la plus frauduleuse qui se 
puisse voir, ne déshonore pas un Américain (Revue Britannique), 
Les commerçants européens savent ce qu'il en est des crises amé- 
ricaines. 

L* Américain, arrivant en Europe et entrant dans le salon d'un 
hôtel, affecte de tirer ses bottes devant le feu; il lève ses jambes 
contre la cheminée, empuantit ses voisins, s'empare, à table, des 
plats qui lui conviennent et les place devant lui, comme si c'é- 
taient des articles de magasin, et se permet toutes sortes de vi- 
lenies pareilles. N'est-il pas libre? La table d'hôte n'est-elle pas 
un marché? Ne paye-t-il pas ce qu'il achète? Faites comme lui : 
défendez-vous vous-même. Une honorable femme de lettres an- 
glaise les a tant bernés, qu'ils commencent, dit-on, à se polir un 
peu. Nombre de ces aventuriers sont redeyenus sauvages, et mè- 
nent avec passion la vie des forêts. Ce sont d'héroïques assassins ; 
je voudrais savoir s'ils tiendraient en ligne devant nos soldats 
civilisés. 

Le vrai mérite de la société américaine est dans la vie de fa- 
miUe, développée au plus haut degré, eniourèQ d<^ V)w\j&<8i \^ \^ 



70 LA OUBRRB BT LA PAIX. 



non point à une abolition, mais à une transformation 
de la guerre, et par là seulement à une rénovation 
intégrale des conditions de Thumanité en tout ce qui 
touche la religion, les idées, le droit, la politique^ Tart, 
le travail, les relations de famille et de cité. Sans cette 
foi Intime, que je tiens de la Révolution, je m'àbstiefif- • 
drais, comme d'un blasphème, de toute parole contre 
la guerre ; je regarderais les partisans de la paix per^ 
pétuelle comme lès plus détestables des hypoôrkèé, • 
le fléau de la civilisation et la peste des sociétés. 

ranties, et dont il sera aisé de faire un succédané de la religion, 
lorsque les études auront répandu davantage parmi les masses 
Tesprit philosophique. Joignez-y cette liberté à outrance, dont le 
ridicule est facile à corriger, mais qui me semble destinée à 
servir de contre-poids aux instincts monarchiques, communistes 
et gouvernementalistes de Tancien continent, et qui, sous ce 
rapport, exerce déjà une influence puissante sur la civilisation 
générale. C'est par ces deux grandes forces, la famille et la liberté, 
bien plus que par son énergie politique et son opulence fabu- 
leuse, que TAmérique du Nord peut espérer, dans le siècle pré- 
sent, de balancer l'Europe. L'avenir décidera du reste. 



PHÉNOWâNOtOaiB PB \.\ GUERRE. 71 

CHAPITRE YI. 

LA GUERRE, DISCIPLINE DE L'hUMANITE. 

Ce n'est plus l'instinct populaire, ce n'est plus la 
légende ; c'est la philosophie en personne, Hegel, qui 
va parler. La guerre, nous dit-il, est indispensable au 
développement moral de l'humanité. Elle donne le 
relief à notre vertu et y met le sceau ; elle retrempe 
les nations que la paix a amollies, consolide les États , 
affermit les dynasties, éprouve les races, donne l'empire 
aux plus dignes, communique à tout, dans la société, 
le mouvement, la vie, la flamme. 

Il faut qu'il y mt hieaiicoup de vrai dan^ cette philo- 
sophie belliqueuse, pour qu'un homme de paix, mi- 
nistre du saiat Évangile, ennemi de la guerre pap sa 
profession et par se§ études, Ancillon, s'y §pit associé : 

« La paix, dit-il, amène l'opulence ; l'opulence mul- 
« tiplie les plaisirs des sens, et l'habitude de ces plai- 
« sirs produit la mollesse etl'égoïsme. Acquérir et jouir 
« devient la devise de tout le monde : les âmes s'éner- 
(( vent et les caractères se dégradent. La guerre et les 
« malheurs qu'elle traîne à sa suite dé\e\oç^Cîv\. ^^«s. 
ff verius mâles et fortes ; sans ellele courdge,\^^^VKV\Çfc^ 



^ 



'Jt LA OUBRRB ET LA PAIX. 

(( la fermeté, le dévouement, le mépris de la mort, 
« disparaîtraient de dessus la terre. Les classes mêmei 
« qui ne prennent aucune part aux combats apprenneni 
(( à s'imposer des privations et à faire des sacrifices.. 
c( Chez un peuple civilisé jusqu'à la corruption, il faui 
« quelquefois que TÉtat entier périclite, pour que Tefr 
« prit public se réveille ; et c'est le cas de dire ce que 
« Thémistocle disait aux Athéniens : « Nous périssions 
<( si nous n'eussions péri^. » 

M. le comte Poi*talis, dans un Mémoire adressé â 
l'Académie de Toulouse, s'exprime dans le même sens 
qu'Ancillon. Son opinion mérite d'être rapportée pré- 
cisément parce que l'auteur avait eu pour but, en 
écrivant, de combattre la théorie de de Maistre, tou- 
chant la providentialilé et la divinité de la guerre : 

(( Résultat inévitable du jeu des passions humaines 
« dans les rapports des nations entre elles, la guerre, 
« dans les desseins de la Providence, est un agent puis- 
ce sant dont elle use, tantôt comme d'un instrument de 
« dommage, tantôt comme d'un moyen réparateur. La 
« guerre fonde successivement et renverse (comme le 
{« Jéhovah du Deutéronome) , détruit et reconstruit 
{( successivement les États. Tour à tour féconde en ca- 
{( lamités et en améliorations, retardant, interrompant 

// L Tableau des révolutions du système politique en Europe^ 



PHENOMENOLOGIE DE LA GUERRE. 73 

(( OU accélérant les progrès ou le déclin , elle imprime 
(( à la civilisation qui naît, s'éclipse et renaît pour s'é- 
« clipser encore, ce mouvement fatidique , qui met 
(( alternativement en action toutes les puissances et les 
(( facultés de la nature humaine , par lequel se succè- 
« dent et se mesurent la durée des empires et la pro- 
« spérité des nations, » 

Ainsi le protestant et doctrinaire Ancillon , le mys- ^ 
tique et constitutionnel Portails, l'idéaliste Hegel, / 
donnent la main au catholique et féodal de Maistre r>/ 
chose dont nous avons d'autant plus droit d'être sur- 
pris, que le premier, par son système des contre- forces ; 
le second, par son attachement aux formes représenta- 
tives; le troisième, par sa théorie à priori du droit, 
tendent également à créer, parmi les nations civilisées, 
un système de compression de la guerre. La guerre , 
disent à l'unisson ces auteurs , est mauvaise de sa na- 
ture ; mais elle est providentiellement, ou, pour mieux 
dire, prophylactiquement nécessaire à l'humanité, 
qu'elle préserve de la corruption, comme la discipline 
préserve du relâchement le religieux, comme la férule 
guérit l'élève de ses mauvais penchants, comme la 
médecine amère purge le malade. La guerre nous 
régénère par le combat, castigat pugnando mores; 
c'est le pendant de la comédie , qui nous châtie par le 
ridicule. 

Mais je doute que le lecteur se contente de ces cûïvsv- 



LA OUERRE ET LA PAIX. 



dérations quelque peu mystiques, superficielles, et 
même déclamatoires, en dépit de la gravité des auteurs 
qui me les fournissent. Argumenter des hautes vertus 
dont la guerre est Toccasion, du repentir qu'elle fait 
naître, et de la résipiscence qu'elle peut amener, pour 
en conclure son efficacité morale et politique, ne 
serait-ce pas raisonner comme le théologien qui, après 
avoir déduit du fait, selon lui avéré, de notre corrup- 
tion originelle, la nécessité d'une rédemption, déduisait 
ensuite, et non moins logiquement, de la mission de 
Jésus-Christ sur la terre et de la sublimité de son sacri- 
fice , attesté par les Évangiles , la nécessité du péché 
originel ? Heureux péché , s'écriait-il , qui nous a valu 
la venue et la victoire du Rédempteur I... Il faut, si 
nous voulons éviter le cercle vicieux , établir directe- 
ment la virtualité propre de la guerre quant à la con- 
servation et au perfectionnement des mœurs, après 
quoi nous serons en droit de dire que la grandeur et 
la défaillance des Étals ont leur cause dans le décret de 
la Providence, qui tantôt les livre aux délices de la 
paix, tantôt leur impose les mâles épreuves de la 
guerre. 

La condition par excellence de la vie, de la santé et 
de la force, chez l'être organisé, est Faction. C'est par 
l'action qu'il développe ses facultés, qu'il en augmente 
l'énergie, et qu'il atteint la plénitude de sa destinée. 

Il en est de même pour l'être intelligent, moral et 
libre. La condition essentielle de l'existence pour lui 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE. 75 

est aussi Faction, action intelligente et morale bien 
entendu, puisque c'est surtout de Tordre intellectuel 
et moral qu'il s'agit. 

Or, qu'est-ce qu'agir? 

Pour qu'il y ait action, exercice physique, intel- 
lectuel ou moral, il faut un milieu en rapport avec le 
sujet agissant, un non-moi qui se pose devant son 
moi comme lieu et matière d'action, qui lui résiste 
jCt le contredise. L'action sera donc une lutte : agir, 
Tc'est combattre. 

Être organisé, intelligent, moral et libre, l'homme 
est donc en lutte, c'est-à-dire en rapport d'action et 
de réaction, d'abord avec la nature. Ici, déjà, plus 
d'une occasion s'offre à lui de montrer soa courage, 
sa patience, son mépris de la mort, son dévouement 
à sa propre gloire et au bonheur de ses semblables, 
en un mot, sa vertu. ^ 

Mais l'homme n'a pas seulement affaire avec la 
nature ; il rencontre aussi l'homme sur son chemin, 
l'homme son égal, qui lui dispute la possession du 
monde et le sufïrage des autres hommes, qui lui fait 
concurrence, qui le contredit, et, puissance souveraine 
et indépendante, lui oppose son veto. Cela est inévi- 
table et cela est bien. 

Je dis, d'un côté, que cela est inévitable. Il est im- 
possible , en effet , que deux créatures , en qui la 
science et la conscience sont progressives , mais we, 
marchent pas du même pas; qui, sur lovxVe^ ç\\Çi%c,"6>s 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



partent de points de vue différents, qui ont des intérêts 
opposés et travaillent à s'étendre à Tinfini, soient 
jamais entièrement d'accord. La divergence des idées, 
la contradiction des principes, la polémique, le choc 
des opinions, sont l'effet certain de leur rappro- 
chement. 

J'ajoute, d'autre part, que cela est bien. C'est par 
la diversité des opinions et des sentiments, et par l'an- 
tagonisme qu'elle engendre, que se crée, au-dessus 
du monde organique, spéculatif et affectif, un monde 
nouveau, le monde des transactions sociales , monde 
du droit et de la liberté, monde politique, monde 
moral. Mais , avant la transaction , il y a nécessaire- 
ment la lutte ; avant le traité de paix, le duel, la guerre, 
et cela toujours, à chaque instant de l'existence. 

La vraie vertu humaine n'est pas purement négative. 
Elle ne consiste pas seulement'à s'abstenir de toutes 
les choses qui sont réprouvées par le droit et la mo- 
rale; elle consiste aussi, et bien davantage, à faire 
acte d'énergie, de talent, de volonté, de caractère, 
contre le débordement de toutes ces personnalités qui, 
par le seul fait de leur vie , tendent à nous effacer. 
Sustine, dit le stoïcien , et abstine : soutenir, c'est-à- 
dire combattre, résister, faire force, vaincre, voilà le 
premier point et le plus essentiel de la vie, hoc est 
primum et maximum mandatum; s'abstenir, voilà le 
second. Jusqu'où ira ce duel? Dans certains cas, 
jusqu'à h mort de l'une des parties vielle eslla.ré- 



PHéNOMÉNOLOOIB DE LA GUERRE. T7 

pouse des nations. Et tout cela sans injustice, sans 
perfidie, sans outrage, par le seul effet de cette loi de 
nature qui nous fait de la lutte, même à main armée, 
même, dans certains cas, à outrance, une condition 
' de vie et de vertu. Le guerrier qui insulte son ennemi, 
qui use avec lui d'armes illicites ou de moyens ré- 
prouvés par Fhonneur, est appelé guerrier félon : c'est 
un assassin. * 

Ainsi la guerre est inhérente à l'humanité et doit 
durer autant qu'elle; elle fait partie de sa morale, 
ilidépendamment même de son mode de manifesta- 
tion, des règles qui président au combat, de la déter- 
mination des droits du vainqueur et des obligations 
du vaincu. Non-seulement elle ne diminue pas, bien 
que, comme tout ce qui tient à l'humanité, elle change 
avec le temps d'aspect et de caractère : mais, comme 
l'incendie, qui ne s'arrête que lorsqu'il manque de 
combustible; comme la vie, qyi ne s'éteint que par 
la privation d'aliment, la guerre se multiplie et s'ag- 
grave parmi les peuples en proportion de leur déve- 
loppement religieux, philosophique, politique et in- 
dustriel; elle ne paraît pouvoir s'éteindre que par 
l'extinction de la vie morale elle-même. Les mêmes 
causes organiques et animiques qui créent entre nous 
la contradiction et l'antagonisme veulent que cet anta- 
gonisme soit éternel , qu'il se développe en raison des 
connaissances et des talents acquis, des intérêts enga- 
gés, des amours-propres enjeu, des passions eu couflit» 



'78 LA OUBRRB BT LA PAIX. 

Bien entendu, d*ailleurs, qu'à travers tout cela la 
vertu et l'honneur doivent rester saufs. La guerre n'a 
rien de commun avec les actes que la morale ordi- 
naire réprouve ; rien de ce qui peut tomber sous le 
coup de la justice pénale n'est de son ressort. 11 n'y a 
ni guerre ni duel entre le fripon et l'honnête homme; 
le jugement de Dieu, comme qn disait jadis, requiert 
avant tout probité, féauté et bonne conscience. C'est 
I ce caractère vertueux et chevaleresque de la guerre 
Ique n'a point aperçu Hobbes, qui, après avoir judi- 
hïfëusement reconnu que la guerre est immanente à 
rhumanité, et pour ainsi dire son état naturel, se 
contredit aussitôt en disant que cet état de nature est 
un état bestial , que la guerre est mauvaise et scélé- 
rate, et, par une nouvelle contradiction, prétend que 
rT'État n'est institué qu'à seule fin de l'enipêcher. 
' Comme si Tétude de la politique, du droit des gens, 
comme si les rapports'nécessaires des nations, comme 
si leurs annales ne témoignaient pas, au contraire, 
que l'État est constitué tout à la fois autant pour la 
guerre du dehors que pour l'ordre du dedans ! 

Mais, objecte-t-on, si la guerre a cessé entre les 
sujets d'un même État, pourquoi ne cesserait-elle pas 
aussi bien entre les États eux-mêmes? C'est ce qu'a 
voulu dire Hobbes, et sa pensée est devenue celle de 
tous les publicistes. 

Si la guerre, toujours vivace entre les nations, 
éclate rarement, dans '^^ ^^^mnà sai\^VeLt\\.e^ ÇiW\x^ les 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE. lO 

particuliers, cela tient à la fois, d'un côté, au déve- 
loppement du droit civil, qui n'a pas besoin de com- 
bat pour amener les transactions et régler les litiges ; 
d'autre part, aux conditions de Tordre politique, qui 
ne peut subsister et soutenir les attaques du dehors 
que si les citoyens renoncent à toute guerre privée et 
réservent à l'État, vis-à-vis des nations, le privilège de 
revendiquer justice les armes à la main. Or, il s'en faut 
de beaucoup, ainsi que nous le démontrerons par la 
suite, que d'État à État toiis les sujets de litige puissent 
se régler amiablement et par un simple arbitrage ; bien | 
moins encore que lesdits États puissent se soumettre 
à une autorité commune, qui juge leurs différends. 
Pendant longtemps, du moins pendant une période 
dont nous n'oserions encore aujourd'hui fixer le terme, 
il est nécessaire que les nations vident leurs différends 
par les voies de la force ; et ce mode de solution est 
pour elles le seul juge, le seul rationnel, le seul ho- 
norable. D'où il suit que la guerre, qui de citoyen à 
citoyen a subi et dû subir une métamorphose com- 
plète, n^a ni pu ni dû se transformer de la même ma- 
nière entre les nations. Et qui oserait anticiper le jour 
marqué par la destinée pour cette grande réforme ? Qui 
pourrait nous garantir que le jour où la paix aurait 
été, par une force arbitraire et une combinaison arti- 
ficielle, signée et consolidée entre les puissances, la 
guerre ne ressusciterait pas plus ardente , plus acharnée, 
et sans doute moms chevaleresque, etilt(ilei?>Y^t^^\vxM?^*' 



80 LÀ GUERRE ET LA PAIX. 

Concluons donc, avec les mystiques Ancillon, de 
Maistre, Portails, avec le matérialiste Hobbes, mais au 
nom d'une raison supérieure à laquelle ni le mysti- 
cisme ni le matérialisme ne sauraient atteindre, que la 
guerre, sous une forme ou sous une autre, est essen- 
tielle à notre humanité ; qu'elle en est une condition 
vitale, morale ; que, sauf les modifications qu'y intro- 
duit, quant à la matière et à la forme, le progrès des 
sciences et des mœurs, elle appartient à la civilisation 
autant qu'à la barbarie, et qu'à tous ces points de vue 
elle est la manifestation la plus grandiose de notre vie 
individuelle et sociale. Force, bravoure, vertu, hé- 
roïsme, sacrifice des biens, de la liberté, de la vie, de 
ce qui est plus précieux même que la vie, les joies de 
l'amour et de la famille, le repos conquis par le tra- 
vail, les honneurs du génie et de la cité, voilà ce que 
la guerre fait apparaître en nous, et à quelle sublimité 
de vertu elle nous appelle. 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA OUBRRE. 81 

CHAPITRE VII. 

l'homme de ouerbb plus grand que nature. 

C'est surtout par Texaltation de la personne virile 
que la guerre manifeste son prestige. L'homme sous 
les armes parait plus grand que nature; il se sent plus 
digne, plus fier, plus sensible à l'honneur, plus capa- 
ble de vertu et de dévouement. Il n'a point parlé, il 
n'a pas fait un mouvement, et déjà la gloire semble 
l'entourer de son auréole, a Ceins ton épée sur ta 
« hanche, brave des braves ; marche dans ta force et 
(( dans ta beauté. » C'est en ces termes que le barde 
hébreu adresse la parole au jeune roi : Accinge gladio 
tuo super fémur tmim, potentissime ; specie tua et pul- 
chritudine tua intende ! 

Chez les anciens, le guerrier est l'ami, le protégé 
des puissances célestes. Son, courage lui vient d'en 
haut; un dieu le couvre de son égide, le rend invin- 
cible, invulnérable. «Vous ne toucherez pas mes 
« oints, )) dit Jéhovah, le dieu des armées. Ses oints! 
vous l'entendez? L'onction ou consécration guerrière, 
le tatouage, toujours en honneur chez nos soldats et 
nos marins, est le signe de la protection divine. L'onc- 
tion du guerrier a servi de modèle ài ce\\e du ^^fe\s^* 



82 LA GUERRE ET LA PAIX. 



c*est à son imilatioi) encore que fut institué, comme 
I Ta très-judicieusement observé Yolney, le sacre des 
rois. Le guerrier est sacré pour la défense du droit, 
pour la punition du crime et la protection du faible : 
telle est la première forme de la justice dans la so- 
ciété. Jusqu'à ce que TÉtat s'organise, vous avez une 
chevalerie, on pourrait dire tout aussi bien une jus- 
tice errante. C'est pour cela que le guerrier marche la 
tête haute, son casque surmonté d'une aigrette, sa cui- 
rasse étincelante. Il ne se dissimule pas dans la foule, 
il ne se déguise pas sous la casaque du mercenaire. 
Tout son désir est d'être de loin reconnu, et de se me- 
surer contre un adversaire aimé des dieux , Hlo^ âv^pa, 
et digne de lui, entre deux armées, sous le regard du 
soleil. 

La gloire sied à l'homme de guerre et ne sied qu'à 
lui ; c'est pour lui qu'ont été inventés le mot et la 
chose. Quand l'écrivain sacré raconte la gloire de 
Dieu, c'est qu'il le compare à un guerrier. Le peuple 
n'attend son salut que de ce prédestiné et n'a foi qu'en 
lui. Le philosophe intéresse le peuple, lorsque toute- 
fois il réussit à s'en faire comprendre; le poète le 
touche et l'enchante ; le guerrier seul s'en fait suivre, 
parce que seul, aux yeux du peuple, il paraît d'une 
taille surhumaine. Est-ce Mazzini, un sectaire; est-ce 
M. de Cavour, un diplomate, qui, l'année dernière, a 
entraîné les Italiens?. Non, c'est un héros, c'est Gari- 
baJclL Le peuple grand *'* Iou^ouys &^^\vowav^s\ 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE. 83 



surtout il n'oublie pas de leur donner le casque, Tépée 
et le bouclier. Il les fait beaux, vaillants et victorieux. 
Ah ! si Robespierre avait su monter à cheval ! Si Jérôme 
Savonarole, au lieu du manteau de dominicain , avait 
endossé la cuirasse d'un Trivulce, d'un GonzaJveou 
d'un Bayard!... Ah! si la Papauté avait, comme le Ca- 
lifat, tenu de la même main le glaive qui verse le sang 
et celui qui excommunie I... Ah! si le Nazaréen, dont 
la parole entraînait la multitude, avait pu donner à sa 
religion la sanction des armes!... Tant de grandeur 
n'est point accordée à de simples mortels : le môme 
sujet ne saurait réunir en sa personne les qualités du 
héros et du saint, de l'empereur et du pontife. Aussi 
quel découragement s'empare des masses, quand 
l'éclat de l'action ne répond pas à son gré à celui de la 
parole! Quel scandale, au premier moment, lorsqu'à 
la place du guerrier annoncé par les sibylles, les mis- 
sionnaires de l'Évangile proposèrent à l'adoration des 
mortels leur maître crucifié! Jésus, le Christ des es- 
claves, souffreteux, désarmé, cloué sur un gibet, Jésus 
fut traité en Anti-Christ. Le véritable Christ, pour les 
masses, c'est Alexandre, César, Charlemagne, Napo- 
léon. 

Le mot héros, que nous avons conservé du grec, est 
un augmentatif qui désigne l'homme fort, dévoué, 
sans peur ni reproche. Un dieu est avec lui, un 
dieu préside à toutes ses exécutions. Lui-même il 
est fils des dieux, il participe des Aevx^ tv^Xxxx^'s». "^ ^ 



84 LA GUBRRB. ET LA PAIX. 



dogme de rincamation est sorti de cette notion de 
l'héroïsme : 

Gara Deum soboles, magnum Jovis incrementum. 

Le juge naturel de Thomme est la femme. Or, -qu'es- 
time surtout la femme dans son compagnon? Le tra- 
vailleur? non; rhomme de guerre. La femme peut 
aimer l'homme de travail et d'industrie comme un 
serviteur, le poète ou l'artiste comme un bijou, le sa- 
vant comme une rareté; le juste, elle le respecte; le 
riche obtiendra sa préférence : son cœur est au mili- 
taire. Aux yeux de la femme, le guerrier est l'idéal de 
la dignité virile. C'est quand elle le voit armé pour le 
combat qu'elle l'appelle son seigneur, son baron, son 
chevalier, son vainqueur. Et comme l'amour se té- 
moigne par l'imitation, elle aussi veut devenir guer- 
rière, héroïne ; elle se fait amazone. Pour un dieu de 
la guerre. Ares ou Mars, il y a quatre déesses, Bellone, 
Pallas, Diane chasseresse et Vénus, oui, Vénus elle- 
même la Bellatrix. 

Mars fut toujours ami de Cythérée, 

a dit Voltaire. 11 ne croyait pas, le poëte frivole, ex- 
primer une pensée aussi sérieuse. Quelle histoire que 
celle d'Abigaïl, femme de Nabal le riche, et de David, 
le guerrier vagabond, le roi sans avoir, le conquérant 
sans feu ni lieu I Toute bourgeoise raffole de l'uni- 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE. 83 

forme. Pour suivre son héros, la femme ne connaît 
ni périls ni serments. Jupiter I toi seul fus coupable 
des infortunes de Vulcain. De quoi t'avisais-tu, père de 
famille, de donper Vénus à un forgeron*? 

Le peuple est de Tavis des femmes. Partout l'homme 
de guerre est noble; il fait caste. L'esclave n'a pas le 
droit de toucher aux armes, il déshonorerait le combat. 
Que si son maître lui permet de s'armer, par cela seul 
il devient libre; qui plus est, il s'anoblit. 

La Révolution avait aboli la noblesse : les hommes 

i . Entre rhomme et la femme, la guerre crée une inégalité co- 
lossale, irréparable. Pour quiconque aura une fois compris cette 
grande loi de notre nature, la guerre, le seul fait de Tincapacité 
militaire de la femme en vaut des millions. La femme n'a vrai- 
ment d'existence que dans la famille. Hors de là, toute sa valeur 
est d'emprunt; elle ne peut être rien, et elle n'a le droit de rien 
être, pour la raison décisive qu'elle est inhabile à combattre. 
Parmi les partisans de l'égalité des sexes, les uns, prenant au 
pied de la lettre des fictions ingénieuses, ont prétendu que la 
femme pouvait, aussi bien que l'homme, devenir garde national, 
cavalier et fantassin, et n'ont pas hésité à lui donner la cape et 
l'épée. Mais l'habit militaire ne sera jamais pour la femme qu'un 
déguisement amoureux, une fantaisie sans réalité, un véritable 
acte d'adoration adressé par le sexe faible au sexe fort. Les Jeanne 
d'Arc se comptent dans l'histoire ; pour une héroïne il y a des 
millions de héros. D'autres ont cru tourner la difficulté en niant 
purement et simplement la guerre et en faisant de son abolition 
le signe de l'avènement des femmes à l'égalité civile et politique : 
ce qui est renvoyer l'époque de cet avènement aux calendes 
grecques. Qu'ils fassent mieux : qu'au lieu d'ôter à l'homme ses 
attributs guerriers, ils lui enlèvent tout de suite le sceau de la 
virilité. Mais alors les femmes n'en voudront plus : qu'aiméraient- 
elles, en effet, aï elles n'aimaient plus fort qu'eWe&^l 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



de 89 se flattaient, dans leur enthousiasme, de fermer 
le temple de Janus et de clore l'âge guerrier. Napo- 
léon refit des nobles ; guerrier, il suivait son principe, 
comme la Révolution avait dû suivre le sien. Que 
pouvait être la noblesse après le serment du Jeu de 
paume, après la nuit du k août, alors que le tiers état, 
rouvrier et le bourgeois étaient tout? Plus rien. Mais, 
en 1805, dans le feu des batailles, la situation était 
changée. Aussi le peuple accepta le rétablissement 
de la noblesse et l'institution de la Légion d'honneur 
comme des actes de haute justice. Qui dit armée dit 
noblesse : seulement, tandis qu'autrefois noblesse et 
guerre étaient privilège de caste, grâce à la conscrip- 
tion elles étaient devenues, en 1805, accessibles à 
tous les Français. Quel triomphe pour la multitude 
de saluer l'os de ses os, la chair de sa chair, dans un 
duc de la Moskowa, dans un prince d'EssIing, dans un 
roi de Naples ! 

Comment s'étonner, après tout ce que je viens de 
dire, que le chef de l'État doive être toujours, au ju- 
gement du peuple, un homme de guerre, le prince 
des héros, le fort entre les forts, le noble des nobles? 
La Charte de 181i, celle de 1830, de même que les 
Constitutions de 1791, 1799 et 1804, ont consacré ce 
principe: 
« Le roi, ou l'empereur, commande les armées. » 
« Nous allons voir maintenant, disait Napoléon peu 
do temps après son arrivée à Sainte-Hélëue^ ce que 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE. 87 



fera Wellington. » Il entendait que lord Wellington, 
étant le premier général de l'Angleterre et ayant vaincu 
pour elle, devait être le maître du gouvernement. Cet 
homme épique ne concevait rien au hourgeoisisme de 
la mercantile Angleterre, que la République de 18^8 
essaya, mais en vain, d'importer parmi nous. 11 eût ri 
de pitié, en voyant une assemblée française, nommée 
par le suffrage universel, décider gravement, comme 
article de la Constitution, que le président de la Répu- 
blique ne pourrait commander Tarmée en personne. 
Les républicains, se croyant parvenus à l'âgé d'or de 
la liberté, avaient prétendu faire du chef de l'État un 
magistrat purement civil. Ce fut un scandale énorme 
quand Louis-Napoléon parut aux revues de Satory 
sous l'uniforme de général. Mais les vrais auteurs du 
scandale étaient les auteurs de la Constitution, qui, 
par cette réserve étrange, heurtaient de front le senti- 
ment populaire, et, j'ose le dire, la raison des choses. 
Un chef d'État non général, à une époque frémissante 
d'idées guerrières, c'était absurde. Le peuple en jugea 
ainsi. Il y a de ce jugement, qui fit passer Louis-Na- 
poléon de Isu qualité de président en habit noir à celle 
d'empereur à grosses épaulettes, une raison profonde, 
qu'on n'a pas remarquée. 

Le latin imperator, empereur, est le correspondant 
grammatical du grec tyrannoSy ou kyranos, maître, 
patron, commandant, duquel nous avons fait tyran. 
D'où vient que le nom latin est si \Aeti^w\&^\ask!^\^ 



88 LA OUBRRB ET LA PAIX. 

que le grec est si mal vu? La faute en serait-elle seu- 
lement à Platon, qui, écrivant pour le gouvernement 
des aristocrates, et voulant déshonorer la tyrannie 
plébéienne, a fait du tyran une espèce de monstre? Il 
est possible que Platon y soit pour quelque chose ; 
mais il y a une raison que Platon n'a pas dite : 
c*est que l'empereur est un général d'armée, tandis 
que l'autre est un chef d'administration et de police, 
un bourgmestre. Les armes relèvent le despotisme ; 
le commandement est odieux entre égaux et hors du 
service. C'est pour cela que le peuple français est sans 
respect pour ses représentants, de même que pour 
ses rois constitutionnels. N'avons-nous pas entendu 
traiter Louis-Philippe de tyran? Ce n'était que le roi 
des péquins... Gloire à Dieu, Honneur aux armes! 
Cette devise se lisait autrefois dans toutes les salles 
d'escrime. Le génie populaire est allé plus loin ; il a 
réuni, dans un même emblème, la balance et l'épée. 
Ne lui dites pas que Tépée du guerrier doit s'abaisser 
devant la toge du magistrat, cédant arma togœ. Il se- 
rait capable de vous répondre que vous ne savez pas 
le latin ; qu'à Rome, la justice et la guerre ne for- 
maient pas, comme chez nous, deux pouvoirs, et que 
le poète a voulu seulement indiquer par ces mots la 
succession, chez les mêmes hommes, chez tous les 
citoyens, des fonctions guerrières et des fonctions pa- 
cifiques. Juge et général, au besoin pontife, comme 
Je dictateur romain, vnilà ce que le ^eu^le etvtetid 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE. 89 



)it son chef. Heureuse donc, et trois fois heu- 
la nation dont le chef est à la fois le plus brave 
»Ius juste! Gela nes*estvu que deux fois dans 
mps modernes, en Gustave -Adolphe et en 
ngton. 



90 LA GUERRE ET LA PAIX. 



CHAPITRE VIII. 

GUKRRE ET PAIX, EXPRESSIONS CORRELATIVES. 

Gomment les hommes ne se feraient-ils pas la guerre 
quand leur pensée en est pleine ; quand leur enten- 
dement, leur imagination, leur dialectique, leur indus- 
trie, leur religion, leurs arts, s*y rapportent; quand 
tout en eux et autour d*eux est opposition, contradic- 
tion, antagonisme? 

Mais voici qu'en face de la Guerre se pose une divi- 
nité non moins mystérieuse ,«non moins vénérée des 
mortels, la Paix. 

L'idée d'une paix universelle, perpétuelle, est aussi 
vieille dans la conscience des nations, aussi catégo- 
rique que celle de la guerre. De cette conception 
naquit d'abord la fable d'Astrée, la vierge céleste, 
retournée au ciel à la fin du règne de Saturne, mais 
qui doit un jour revenir. Alors règnem une paix sans ^ 
fin, sereine et pure, comme la lumière qui éclaire les 
champs Élysées. C'est l'époque fatidique, vers laquelle 
nous portent nos aspirations, et où nous conduit, selon 
quelques vaticinateurs du progrès , la pente des évé- 
nements. A mesure que le temps s'écoule, que la* 
guerre sévit plus furieuse et que redouble l'horreur du 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE. 91 

siècle de fer, armorumque ingruit horror, comme dit 
le poète , la Paix devient la déesse préférée , tandis 
qu'on se met à détester la Guerre , monstre infernal. 
C'est à la tendance des esprits vers la paix, à cet anti- 
que espoir d'une compression des discordes , que fut 
dû en partie le mouvement messianique, dont Âugtiste 
fut l'acteur principal, Virgile lé chantre, l'Évangile le 
code, et Jésus-Christ le Dieu. 

Qu'y a-t-il de vrai dans cette intuition qu'à chaque 
grande crise de l'humanité les faiseurs de pronostics 
se flattent de voir réalisée? 

La guerre et la paix, que le vulgaire se figure comme 
deux états de choses qui s'excluent, sont les conditions 
alternatives de la vie des peuples. Elles s'appellent 
l'une l'autre, se définissent réciproquement, se com- 
plètent et se soutiennent, comme les termes inverses, 
mais adéquats et inséparables, d'une antinomie. La 
paix démontre et confirme la guerre ; la guerre à son 
tour est une revendication de la paix. La légende mes- 
sianique le dit elle-même : le Pacificateur est un con- 
quérant , dont le règne s'établit par le triomphe. Mais 
pas de victoire dernière, pas de paix définitive, jusqu'à 
ce que paraisse l'Anti-Messie, dont la défaite, consom- 
mant les temps, servira de signal tout à la fois à la fin 
des guerres et à la fin du monde. 

C'est pourquoi nous voyons, dans l'histoire^ la guerre 
renaître sans cesse de l'idée même qui avait amené la 
paix. Après la bataille d'Actium, on prodame, ccci^^vX 



M LA OUERRB BT LA PAIX. 

en finir, l'empire unique et universel. Auguste ferme 
le temple de Janus : c'est le signal des révoltes, des 
guerres civiles et des incursions des barbares, qui har- 
cèlent l'empire, Tépuisent et l'abaissent pendant plus 
de trois cents ans. 

Dioclétien, avec une grandeur d'âme digne des 
temps antiques, cherche de nouveau la paix dans le 
partage : et de son vivant les empereurs associés se 
font la guerre pour revenir à l'unité. 

Cette unité, Constantin essaye de la refondre en 
embrassant le christianisme : mais alors commencent 
les guerres entre l'ancienne et la nouvelle religion, 
entre Torthodoxie et l'hérésie. Et cela dure, et la 
guerre s'aggrave jusqu'à ce que l'empire, déclaré 
ennemi du genre humain, soit aboli, et l'unité dis- 
soute. 

Alors les nationalités, si longtemps sacrifiées, se 
reforment, rajeunies par la foi chrétienne et par le 
sang barbare : mais c'est pour recommencer le car- 
nage et travailler à leur mutuelle extermination. 

De guerre lasse, on revient à l'idée d'un empire 
chrétien : le pacte est scellé entre le pape et Charle- 
magne. Et, pendant cinq cents ans, on se bat pour 
l'interprétation de ce pacte. Chose effroyable! C'est 
après que le souverain pontife eut été déclaré prince 
de la paix qu'on vit les évêques, les abbés, les reli- 
gieux, saisis d'une fureur guerrière, endosser la cuî- 
rasse et ceindre l'épée, comme si la paviiL^ ^nsô troc 



' PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE. 93 

au sérieux, avait été un attentat à la religion, un blas- 
phème contre le Christ. 

Pour sauver la foi, compromise dans l'hostilité uni- 
verselle, et rouvrir une porte à la paix , qu'iniagine 
alors la sagesse des nations? De séparer les pouvoirs, 
si malheureusement unis. Mais la tragédie n'en devient 
que plus atroce. Plus que jamais la chrétienté se 
déchire : Pie II, -finéas Silvius, le plus prudent, le plus 
saint , le plus vénéré des pontifes , ne parvient pas à 
réunir les princes chrétiens contre les Ottomans. 11 en 
meurt de chagrin. 

Ce ne sont pas les Turcs, s'écrie-t-on de tous côtés, 
qui mettent la division entre les peuples, c'est l'Église. 
Point de salut , point de paix pour le monde sans une 
réforme ! Et, sous prétexte de réforme, les guerres de 
religion recommencent, suivies bientôt des guerres 
politiques. Le xvi®, le xvu® et le xviii® siècle retentis- 
sent du bruit des armes. Dans le tumulte, Grotius 
écrit son traité Du Droit de la Guerre et de la Paix, 
Mais déjà les événements débordent : la Révolution 
arrive, et l'affreux concert s'élève à un diapason jus- 
qu'alors inconnu. 

Ici , arrêtons-nous un instant. Qu'était , ou que de- 
vait être la Révolution ? 

Çomnie le christianisme, comme le pacte.de Charle- 
magne, comme la Réforme, la Révolution devait être 
la fin des guerres , la fraternité des nations , préparée 
par trois siècles de philosophie, de Uttéralut^ ^\ à!^\\.* 



LA GUKRRB BT LA PAIX. 



La Révolution , c'était comme qui aurait dît Tinsur- 
rection de la raison contre la force, du droit contre la 
conquête, des travaux de la ymx contre les brutalités 
de la guerre. Mais, à peine la Révolution s'est nommée 
que la guerre reprend son essor. Jamais le monde 
n'avait assisté à de pareilles funérailles. En moins de 
vingt-cinq ans, dix millions d'hosties humaines sont 
immolées dans ces luttes de géants. 

Enfin le monde respire. Une paix solennelle est 
jurée, un traité de garantie mutuelle signé entre les 
souverains. Le génie de la guerre est cloué sur un 
rocher par la Sainte-Alliance. .C'^estJô siècle^ des insti- 
tutions représentatives et parlementaires : par une 
combinaison habile, la torche éteinte de la guerre est 
remise à la garde des intérêts qui l'exècrent. Les mer- 
veilles de l'industrie, le développement du commerce, 
l'étude d'une science nouvelle, science paisible, s'il 
en fut, l'économie politique , tout s'accorde à tourner 
les esprits vers les mœurs de la paix , à inspirer l'hor- 
reur du carnage, à attaquer la guerre dans son idéal. 
Des sociétés se forment simultanément en Angleterre 
et en Amérique pour le désarmement. La propagande 
gagne l'ancien monde; on tient des meetings, on 
réunit des congrès , on publie des adresses à tous les 
gouvernements. Catholiques , protestants , quakers , 
déistes, matérialistes, rivalisent de zèle pour déclarer 
la guerre impie, immorale 2 



PHENOMENOLOGIE DE LA GUERRE. 95 

« La guerre, c'est le meurtre ; la guerre, c'est le 
vol. 

« C'est le meurtre , c'est le vol , enseignés et com- 
(( mandés aux peuples par leurs gouvernements. 

« C'est le meurtre, c'est le vol, acclamés, blasonnés, 
(( dignifiés, couronnés. 

e C'est le meurtre, c'est le vol, moins le châtiment 
c( et la honte, plus l'impunité et la gloire. 

« C'est le meurtre, c'est le vol, soustraits à Técha- 
<( faud par l'arc de triomphe. 

(c C'est l'inconséquence légale , car c'est la société 
« ordonnant ce qu'elle défend, et défendant ce qu'elle 
(( ordonne ; récompensant ce qu'elle punit , et punis- 
se sant ce qu'elle récompense; glorifiant ce qu'elle 
c( flétrit , et flétrissant ce qu'elle glorifie : le fait étant 
« le même, le nom seul étant différent *. » 

Comme au temps de la naissance du Christ, un 
tiède zéphyr court sur l'humanité, pax hominibus. Au 
congrès de la paix tenu à Paris en 18^9, MM. l'abbé 
Deguerry et le pasteur A. Coquerel se donnent la 
main, symbole des deux Églises, la catholique et la 
réformée, opérant leur réconciliation dans un com- 
mun anathème à la guerre. Une vie de richesse et de 
félicité sans tin semble s'ouvrir; par quelle fatale in- 
fluence est-elle devenue une ère de trouble et de 
discorde ? 

1* EMILE DE GiRAHDiN, Ib Désarmement européen* 



M LA aUBRRB BT LA PAIX. 



Ce qui a compromis la paix de Vienne, c'est la paix 
elle-même , je veux dire les idées qu'elle exprimait, 
et qui toutes peuvent se ramener à une terme unique, 
rétablissement des monarchies constitutionnelles. 
Gomme éléments et comme symptômes d'une confla- 
gration future, notez déjà, dans les quarante-cinq 
années écoulées depuis les traités de Vienne, le carbo- 
narisme italien, le libéralisme des quinze ans, le 
doctrinarisme , le socialisme , sortis de la révolution 
de Juillet ; la guerre d'Espagne , la guerre de Grèce, 
rinsurrection de la Pologne, la séparation de la Bel- 
gique, l'occupation d'Ancône, l'ébranlement de 1840 
à l'occasion des affaires d'Orient , le Sunderbund , les 
massacres de Gallicie, la révolution de 1848, le mou- 
vement unitaire, en Autriche et en Allemagne, con- 
trarié par l'insurrection hongroise et la résistance du 
Danemark, la guerre de Novare, l'expédition de Rome, 
les deux campagnes de Crimée et de Lombardie, 
l'échec à la papauté, l'unité de l'Italie, l'émancipation 
des paysans en Russie, sans compter les petites guerres 
d'Algérie, de Kabylie, du Maroc, du Caucase, de la 
Chine et de l'Inde. 

Toute l'Europe, depuis quatorze ans , se tient sous 
les armes : bien loin que la ferveur guerrière se refroi- 
disse , la bravoure s'est accrue dans les armées ; l'en- 
thousiasme des populations est au comble. Jamais, 
pourtant, il n'y eut plus de douceur dans les mœurs, 
plus de dédam de la gloire, moins de soif des con- 



PHÉNOMéNOLOOIB DE LA GUERRE. 



quêtes ; jamais les militaires ne se montrèrent plus 
humains, animés de sentiments plus chevaleresques. 
Par quelle inconcevable frénésie des nations qui 
s'estiment, qui s'honorent, sont- elles poussées à se 
battre? 

On dira peut-être que, si les intérêts étaient con- 
sultés, les résolutions pacifiques remporteraient. 
L'expérience dément cette supposition. Les théoriciens 
du régime constitutionnel s'étaient flattés que le 
moyen d'écarter la guerre était de la soumettre aux 
délibérations des représentants. Eh bien, \)ue voyons- 
nous^ seulement depuis la révolution de Février? 
Tandis que la Bourse s'alarme , le Parlement, de plus 
en plus conservateur et pacifique, vote les subsides à 
l'unanimité, et toujours en faisant des vœux pour la 
paix. Une des causes qui ont perdu la dernière monar- 
chie a été d'avoir trop résisté à l'instinct belliqueux 
du pays. On n'a pas encore pardonné à Louis-Philippe 
sa politique de paix à tout prix. Qu'aurait gagné, 
cependant, le pays à la guerre? Rien, sinon peut- 
être d'assouvir l'ardeur martiale d'une génération 
surexcitée ; rien , dis-je , nous l'avons vu par les ré- 
sultats des deux guerres de Crimée et de Lombardie; 
rien, rien. 

Ainsi, la guerre et la paix, corrélatives l'une à 
l'autre, affirmant également leur réalité et leur né- 
cessité , sont deux fonctions maîtresses du genre hu- 
main. EUes s'alternent dans l'histoire, coïv\m^^ àa\\%V 



08 LA GUERRE ET LA PAIX. 

vie de Tindividu , la veille et le sommeil ; comme 
dans le travailleur la dépense dés .forces et leur re- 
nouvellement, comme dans l'économie politique la 
production et la consommation. La paix est donc en- 
core la guerre, et la guerre est la paix : il est puéril 
de s'imaginer qu'elles s'excluent. 

« Il y a des gens, dit M. de Ficquelmont, qui ont 
« l'air de concevoir la marche du monde comme un 
(( drame divisé en actes. Ils croient que pendant les 
« entr* actes ils peuvent se livrer, sans crainte d'être 
c( troublés, à leurs plaisirs et à leurs affaires privées. 
(( Ils ne voient pas que ces intervalles, pendant les- 
« quels les événements semblent interrompus, sont 
« le moment intéressant du drame. C'est pendant ce 
« calme apparent que se préparent les causes du bruit 
« qui se fera plus tard. Ce sont les idées qui forment 
(( la chaîne des temps. Ceux qui ne voient que les 
(( grosses choses, qui n'entendent que les détonations, 
« ne comprennent rien à l'histoire *. » 

Redisons donc .ici, par forme de conclusion sur la 
paix, ce que nous avons dit au commencement de ce 
livre en parlant de la guerre : 

La paix est un fait divin ; car elle est resiée pour 
nous un mythe. Nous n'en avons jamais vu que 

1. Pensées et réflexions morales et politiques ^ par M. de 

FjCQVELMOîiTi 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE. 99 

l'ombre , nous n*en connaissons ni la substance ni les 
lois. Personne ne sait quand, comment et pourquoi 
elle vient ; quand, pourquoi et comment elle s'en va. 
Comme la guerre, elle a sa place dans toutes nos 
pensées; elle forme, avec celle-ci, la première et la 
plus grande catégorie de notre entendement. 

Certes, la paix doit être une réalité positive, puisque 
nous l'estimons le plus grand des biens. Comment se 
fait-il que l'idée que nous nous en faisons soit pure- 
ment négative , comme si elle répondait seulement à 
l'absence de lûlïe, de fracas et de destruction ? La paix 
doit avoir son action propre, son expression, sa vie, 
son mouvement, ses créations particulières : comment 
se fait-il qu'elle ne soit toujours, dans nos sociétés mo- 
dernes, que ce qu'elle fut dans les sociétés anciennes 
et jusque dans les utopies politiques des philosophes, 
le rêve de la guerre ? 

Depuis quarante-cinq ans , l'Europe est au régime 
des armées permanentes ; et les économistes de dé- 
clamer contre cette énorme et inutile dépense. Ainsi 
faisaient les anciens : pendant la paix ils se prépa- 
raient à la guerre. Ainsi le recommandèrent à toutes 
les époques, depuis Platon jusqu'à Fénelon, ceux qui 
se mêlèrent d'enseigner les peuples et les rois. Tant | 
que la paix dure, on s'exerce au maniement des armes, | / 
on fait la petite guerre. Depuis quarante siècles que j> 
l'humanité fait de la théologie, de la métaphysique, 
de la poésie, de la comédie, du roman^ 4e \^ ^de\\<:,^^ 



100 LA aUBRRB ET LA PAIX. 

de la politique et de Tagriculture, elle n'a pas imaginé, 
pour ses moments de répit, d'autre distraction, de plus 
agréable délassement, de plus noble exercice. Homme 
de paix, qui nous prêchez le libre échange et la con- 
corde, savez^vous seulement que ce que vous proposez 
à notre raison de croire et à notre volonté de pratiquer 
est un mystère? 



PHÉNOMéNOLOOIB DB LA GUERRE. 101 

CHAPITRE IX. 

PROBLÈMB DB LA OUEBBB BT DB LA PAIX. 

1 

La guerre , nous n'en saurions maintenant douter, 
est avant tout un phénomène de notre vie morale. Elle 
a son rôle dans la psychologie de l'humanité, comme 
la religion, la justice, la poésie, Tart, l'industrie, la 
politique, la liberté, ont le leur ; elle est une des formes 
de notre vertu. C'est dans la conscience universelle que , 
nous devons l'étudier, non sur les champs de bataille, 
dans les sièges et les chocs des armées, dans les pro- 
cédés de la stratégie, de la tactique et de l'armement. 
Tout ce matérialisme, qui remplit les récits des histo- 
riens, qui fait le fond des tableaux des poètes, est à peu 
près inutile ; il ne peut rien nous apprendre de la phi- 
losophie de la guerre. La guerre est une des puissances 
de notre âme ; elle a sa phénoménalité dans notre âme. 
Tout ce qui compose notre avoir intellectuel et moral, 
tout ce qui constitue notre civilisation et notre gloire, / 
se crée tour à tour et se développe dans l'action fulgu- 
rante de la guerre et sous l'incubation obscure de la 
paix. La première peut dire à la seconde : (c Je sème ; 
toi, ma sœur, tu arroses; Dieu donne à tout l'accrois- 
sement. » 



102 LA GUERRE ET LA PAJX. 



Les esprits enclins au mysticisme, tels que le comte 
de Maislre et M. de Ficquelmont lui-même, satisfaits 
d'avoir aperçu ces grandes choses, aiment à se tenir 
dans le demi-jour. Le divin les charme ; la vérité pure, 
telle que la veut la philosophie , est pour eux sans 
attrait, une réalité triste, qu'on cesse d'admirer 
dès qu'on la possède. Il y a grave péril , selon eux , à 
ôter à l'homme ses admirations, à faire évanouir à ses 
yeux, l'un après l'autre, tous les mystères. 

Ces réflexions pouvaient encore être de mise au 
temps de Bossuet. Après la philosophie du xvm® siècle 
et la critique allemande, après la Révolution française 
et l'institution d'une Académie des Sciences morales et 
politiques, après l'explosion du socialisme, il n'est plus 
temps. Pareille réserve nous est désormais interdite ; 
ce serait manquer à notre destinée et à notre devoir. 
Puis donc que notre condition est de mordre toujours 
au fruit de la science, mordons, dussions-nous trois 
fois en mourir. 

Qu'est-ce que la guerre? Un accident, une forme 
passagère, ou un mode nécessaire de notre existence? 
La guerre, thèse ou antithèse de la paix, est-elle une 
de ces antinomies constitutives, dont il est aisé de faire 
la critique, en se plaçant tantôt à l'un des extrêmes, 
tantôt à l'autre, mais que rien ne peut détruire, parce 
qu'elles tiennent à l'essence de l'humanité, et qu'elles 
sont une des conditions de sa vie ? Avons-nous chance, 
par une constitution qr <Ves YAaiV^, ^^t \xwvi ^^ç^- 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE. 103 



tique meilleure du droit des gens, de la faire cesser 
tout ^ fait, ou bien n*est-elle susceptible que d'amélio- 
ration et de perfectionnement? Que faut-il alors en- 
tendre par amélioration, perfectionnement, pu progrès 
guerre? Cela signifie-t-il que la guerre doit 
devenir deplïïâ en plus atroce, ou bien que, marchant 
avec la civilisation, elle doit augmenter en nous, avec 
le mépris de la mort, le courage et la vertu? Dans Tun 
comme dans Tautre cas , au lieu de pénétrer dans la 
philosophie de la guerre, nous ne ferions que nous en- 
foncer de plus en plus dans le mysticisme , et retour- 
ner à l'idéal des Cimbres et des Teutons. Faut-il, en un 
m ot, voir dans la guerre un fléau pour l'homme , ou 
un exercice de sa souveraineté? Est-elle un phénomène 
de la physiologie ou de la pathologie des nations? Est- 
elle dans le droit, ou hors du droit ; dans la religion , 
ou hors la religion? Est-elle commandée , tolérée ou 
condamnée par la morale ? Dans le premier cas , que 
pouvons-nous faire pour la rendre meilleure, plus effi- 
cace, plus édifiante, plus héroïque? dans le second, 
comment nous y prendre pour l'éteindre ? 

Pour moi , il est manifeste que la guerre tient par 
des racines profondes , à peine encore entrevues, au 
sentiment religietix, juridique, esthétique et moral des 
peuples. On pourrait même dire qu'elle a sa formule 
abstraite dans la dialectique. La guerre, c'est notre 
histoire, notre vie, notre âme tout entière ; c'est la lé- 
gislatioD, la politique, TÉtat, la palrve, \aL\v\fet^tdc 



104 LA GUERRE ET LA PAIX. 

v/ sociale, le droit des gens, la poésie, la théologie ; en- 
core une fois, c*est tout. On nous parle d'abolir la 
guerre, comme s'il s'agissait des octrois et des doua- 
nes. Et Ton ne voit pas que si Ton fait abstraction de 
la guerre et des idées qui s'y associent, il ne reste 
rien, absolument rien, du passé de l'humanité, et pas 
un atome pour la construction de son avenir. Oh 1 je 
puis le dire à ces pacificateurs ineptes, comme on me 
l'a dit un jour à moi-même, à propos de la propriété : 
La guerre abolie, comment concevez-vous la société? 
Quelles idées, quelles croyances lui donnez-vous? 
Quelle littérature, quelle poésie, quel art? Que faites- 
vous de l'homme, être intelligent, religieux, justicier, 
libre, personnel, et, par toutes ces raisons, guerrier? 
Que faites-vous de la nation, force de collectivité indé- 
pendante, expansive et autonome? Que devient, dans 
sa sieste éternelle, le genre humain ? 

C'est en vain qu'une philanthropie oiseuse se lamente 
sur les hécatombes offertes au Dieu des batailles ; c'est 
en vain qu'un mercantilisme avare étale, à côté de ses 
immenses produits, de ses chemins de fer, de sa navi- 
gation, de ses banques, de son libre échange, les con- 
sommations effroyables que la guerre traîne à sa suite, 
l'embrasement des villes, la dévastation des campa- 
gnes, le désespoir des mères, des épouses, des jeunes 
filles, la dépopulation, la dégénérescence des races, le 
retard des sociétés dans la production de la richesse et 
rexploitation du globe. Tant (\ue les imaginations et les 



PHÉNOMÉNOLOGIE DE LA GUERRE. 



consciences ne seront pas autrement intéressées à la 
nier, tant qu'elle n'aura contre elle que des pertes 
d'hommes et d'écus, des affaires stagnantes, des fonds 
en baisse et des banqueroutes, la guerre ne s'en ira 
pas ; il y aura même, dans les régions haute et basse 
de la société, une certaine animadversion contre ceux 
qui la combattent, j'ai presque dit qui la calomnient. 
Faites, si vous le pouvez, que ce fanatisme surnatu- 
rel, ce culte de la force, auquel la philosophie n'a 
jusqu'à ce jour rien compris, soit atteint dans sa mora- 
lité et dans son idéal ; ôtez à la guerre ce prestige qui 
fait d'elle le pivot de toute poésie, le fondement de 
toute organisation politique et de toute justice : alors 
vous pourrez espérer de l'abolir, et, par les affini- 
tés que nous lui avons découvertes, d'abroger avec 
elle ce qui reste de préjugé et de servitude sur la 
terre. 

<( Nous sommes, a dit quelque part M. de Lamartine, 
« à l'une des plus fortes époques que le genre humain 
(( puisse franchir pour avancer vers le but de la des- 
«tinée divine; à une époque de rénovation et de 
(( transformation pareille peut-être à l'époque évangé- 
(( lique... Nous allons à une des plus sublimes haltes de 
« l'humanité , à une organisation complète de l'ordre 
« social. Nous entrevoyons pour les enfants de nos 
« enfants une série de siècles libres, religieux, moraux, 
a rationnels, un âge de vérité, de raison, de vetlu^ ^>x 



100 LA OUBRRE ET LA PAIX. 

(( milieu des âges... En prenant Dieu pour point de 
« départ et pour but, le bien général de l'humanité 
« pour objet, la morale pour flambeau, la conscience 
a pour juge, la liberté pour route, vous ne courez 
« aucun risque de vous égarer... 

<( Les hommes de l'Assemblée constituante n'étaient 
« pas des Français ; c'étaient des hommes universels. 
« On les méconnaît et on les rapetisse , quand on n'y 
« voit que des prêtres, des aristocrates, des plébéiens, 
« des sujets fidèles, des factieux et des démagogues. 
(( Ils étaient , et ils se sentaient mieux que cela : des 
(( OUVRIERS de Dieu , appelés par lui à restaurer la rai- 
« son sociale de Thumanité, et à rasseoir le droit et la 
« justice dans l'univers. » 

(( La déclaration des droits est le Décalogue du genre 
(( humain dans toutes les langues. » 

Ce sont là de magnifiques et prophétiques paroles, 
comme il en échappe, sans effort, à M. de Lamartine, 
chaque fois qu'un rayon de cette raison sociale qu'il 
invoque vient éclairer son âme. 

Oui, nous sonimes à une de ces fortes époques qui 
décident de la destinée des nations ; à une de ces 
époques de rénovation et de transformation univer- 
selle ; époque qui n'a d'analogue dans le passé que 
l'époque évangélique, époque dont la Révolution fran- 
çaise fut le Thabor, et les hommes de la Constituante 
Jes premiers et immortels missionnaires. Or., quel sera, 



PHÉNOMÉNOLOOIB DB LA GUERRE. 107 

selon M. de Lamartine, le trait signalétique de cette 
époque divine, si merveilleusement régénératrice? Il 
va nous le dire : ce sera encore, comme à Tépoque 
évangélique, une promesse*, la promesse de paix, le 
rameau d*olivier, annonçant la fin des luttes et des 
catastrophes. Après la tempête le calme : toute période 
de guerre finit parla. 

(( La révolution moderne appelait les gentils comme 
(( les juifs au partage de la lumière et de la fraternité. 
« Aussi n*y eut-il pas un de ses apôtres qui ne procla- 
« mât la paix entre les peuples. Mirabeau, Lafayette, 
« Robespierre lui-même, effacèrent la guerre du sym- 
« bole qu'ils présentaient à la nation. Ce furent les fac- 
« tieux et les ambitieux qui la demandèrent plus tard ; 
« ce ne furent pas les grands révolutionnaires. Quand 
« la guerre éclata, la révolution avait dégénéré *. » 

Qui dit poète dit interprète des dieux. J'accepte, à 
titre d'oracle, ces dernières paroles de M. de Lamar- 
tine. Mais à quand l'accomplissement ? Voilà ce que 
nous voudrions savoir. Entre temps, je ne puis m'em- 
pêcher de faire des réserves en faveur des révolution- 
naires de 92,qui, malgré la cour et malgré Robespierre, 
prirent l'initiative de la lutte et firent décréter la guerre 
à la contre-révolution, représentée alors par l'étranger. 

i. Passage cité par M. Emile de Girardin, dans sa brochure sur 
le Désarmement général^ p. ô2. 



106 LA GUERRE ET LA PAIX. 



Non, ceux qui firent Tappel aux armes ne furent ni des 
ambitieux ni des factieux ; ils avaiept, au contraire, 
plus que Robespierre et ses amis, le vrai sentiment de 
la Révolution. Qu'eu t-elle donc été, cette Révolution, 
sans la sanction du sang et de la victoire? La guerre 
est divine ; la guerre est justicière ; la guerre est régé- 
nératrice des mœurs : comment M. de Lamartine, qui 
se connaît si bien es choses divines, Ta-t-il oublié? 
Grâce, s*il vous plaît, pour les guerres de la Révolution ! 

I^ guerre est la plus ancienne de toutes les reli- 
gions : elle en sera la dernière. 

J'entreprends d'expliquer aujourd'hui ce que la phi- 
losophie, par une inadvertance dont je dirai la cause, 
a laissé jusqu'à ce jour sans explication, le mythe guer- 
rier. J'ôterai à la guerre son caractère divin ; je la 
livreraijdévoilée au libre arbitre des peuples et des rois. 
Puisse mon œuvre, pareille à l'hymne de paix chanté 
par les anges sur le berceau du Christ, être pour le 
monde l'annonce d'un avenir meilleur ! Je bénirais l'exil 
qui m'a fait venir la pensée de ce livre; et, quelque 
suspect que je parusse encore pour mes doctrines, je 
mourrais dans la communion du genre humain. 



LIVRE DEUXIEME 

DE LA NATURE DE LA GUERRE ET DU DROIT 
DE LA FORGE. 



JhUee et décorum est pro pairià mori, 

HOKACB. 



SOMMÀIBE. 

Le consentement universel affirme l'existence d'un Droit positif db la 
GUERRE , l'analogue, le corrélatif, l'équivalent du droit des gens, du droit 
politique, du droit civil, en un mot, de toute espèce de droit. L'opinion des 
juristes, au contraire, est, à l'unanimité, que le droit de la guerre n'a rien 
de réel ; que c'est improprement qu'on appelle de ce nom les semblants de 
règles observés à la guerre ; que la force est incapable par elle-même de 
créer le droit, comme de rendre un jugement; enfin, que cette expression, 
droit de la guerre, doit être regardée comme un euphémisme, une fiction. 
Trouble jeté dans les idées par cette déclaration des juristes. Le droit de la 
guerre nié , le droit des gens n'a plus ni principe ni sanction ; avec celui-ci 
s'écroulent à leur tour le droit public et le droit civil ; l'esprit de révolte 
envahit la conscience universelle, et la société passe de l'état de guerre à 
l'état de brigandage. Théories de Grotius, Wolf, Yattel, Kant, Hegel, 
Hobbes. — Qui s'est trompé, de la spontanéité du genre humain, atlirmant 
le caractère Juridique de la guerre, ou ide la sagesse des ^unsiiiQivsQ)^»^ 



IIU LA GUERRE ET LA PAIX. 



qui le nie ? Théorie du droit de la forée. Réalité, simplicité, primordialité 
de ce droit ; application aux rapports intemationanx. Exemples empruntés 
aux temps anciens et modernes. Comment du droit de la force se dédui- 
sent historiquement : 1* le droit de la guerre ; 8* le droit des gens ; 39 le 
droit public, ou droit constitutiomiel des états ; 4* la droit civil et le droit 
économique. Gamme des droits. Définition de la guerre. Organe de la jus- 
tice elle est légitime dans son essence, sainte et sacrée. 



DROIT DE LA PORCE. 111 



CHAPITRE PREMIER* 

DléSACCOHD 

EKTRB LE TÉMOIGNAGE DU OBNRE HUUAI9 

ET LA DOOTBINE DES JUBIBCON8I7LTBS 

SUR LB FAIT 

ET LB DBOIT DB LA OUBBBB. 



Une des misères de l'humanité est que la plupart du 
temps ses instituteurs ne la comprennent pas, et, parce 
qu'elle ne mardie pas à leur guise, la dénigrent. 

Trois propositions fondamentales régissent, en ma- 
tière de guerre et de droit international , la pratique 
des nations : 

1. 11 existe un droit de la guerre. 

2. La guerre elle-même est un jugement. 

3. Ce jugement est rendu au nom et en vertu de la 
force. 

Vrai ou faux, voilà ce que croit, d'une façon plus ou 
moins explicite, le commun des mortels ; ce que l'école 
doit ou réfuter ou justifier : faute de quoi la civilisa- 
tion demeure viciée, tout au moins suspecte, et la 
science du droit chancelle sur sa base. 

Comparons d'abord entre elles la croyance générale 
et l'opinion de l'école surja première de ces proposi- 
tions ; Il existe un droit de la guerre. 



119 La qubrrb bt la paix. 



>: 



'l'ous les peuples affirment un droit de la guerre, 
c*est-à-dire un droit résultant de la supériorité de la 
force, droit que la victoire déclare et sanctionne, et 
qui, par celte sanction et déclaration, devient aussi lé- 
gitime dans son exercice, aussi respectable dans ses 
résultats, que le peut être tout autre droit, la liberté, 
par exemple, et la propriété. Tous les peuples affirment 
en conséquence la l égitimité de la conquête, accomplie 
dans les conditions voulues et selon les formes pres- 
crites ; ils l'affirment , dis-je , avec la même énergie que 
le travailleur affirme son droit au produit. 

Lorsque l'universalité du genre humain dit une 
chose, il vaut toujours la peine que la philosophie s*en 
préoccupe ; c'est ce qu'on n'a jamais manqué de faire, 
à propos de la religion, de la famille, du gouverne- 
ment. Dans l'ordre des choses morales, le consente- 
ment universel, si ses propositions ne sont pas tou- 
jours claires, a toujours passé pour l'indice d'une haute 
raison, sinon pour l'expression même de la raison. 

Or, une chose qui frappe tout d'abord à la lecture 
des écrivains qui ont traité de la guerre, Grotius et 
Valtel, par exemple, c'est la contradiction radicale qui 
existe entre l'opinion de ces savants jurisconsultes et 
le sentiment unanime des peuples. Grotius d'abord et 
son traducteur Barbeyrac; Wolf ensuite et Vattel, abré- 
viatour de Wolf; Pinbeiro-Ferreira, annotateur de Vat- 
tel ; Burlamaqui et son continuateur de Felice ; Kant et 
son écoh ; Marlens et son éditeur M., Ver^é ^ de même 



DROIT DB LÀ FORCE. 118 

que Pufendorf, Hobbes et la multitude des juristes 
catholiques, protestants, philosophes, nient la réalité 
dlniLdco it de la gue rre. Ce qu'ils entendent par cette 
expression n'est nullement ce que le sens naturel des 
mots indique, et que partout le bon sens populaire 
proclame : Droit de la guerre, comme on dit: Droit du 
travail. Droit de r intelligence, Droit de Vamour. Pour 
eux, le (koit de la guerre n'est pas autre chose qu'une 
sorte de fiction légale, suggérée par le malheur des 
temps, afin de mettre un terme à la lutte des passions 
et des intérêts, et de prévenir, par la modération du 
vainqueur et la résignation du vaincu , la destruction 
totale de celui-ci, quelquefois de tous deux. En elle- 
iTiéme, disent les doctes, la guerre est incompatible 
avec la notion du droit; elle ne contient rien qui y 
ressemble. Bien qu'elle donne lieu à des droits de di- 
verses espèces, qu'elle se pose comme la revendication 
ou l'exercice d'un droit, elle est, par nature, étrangère / 
au droit; elle en est la suspension violente, injurieuse. 
C'est d'après cette explication qu'il faut entendre 
les auteurs lorsqu'ils parlent de guerre juste et de 
guerre injuste. Par guerre juste, il ne faut pas enten- 
dre, selon eux, une lutte à main armée, conduite 
d'après certaines règles, et pour un litige qui requiert 
ce mode de solution ; ce qui impliquerait que dans la 
guerre juste, le droit étant incertain ou égal, les deux 
puissances belligéiantes sont également fondées dans 
leurs prétentions et honorables, et que Yo\3;\e\.^^V- 



114 



LÀ OUBERfi BT LA PAIX, 



tige relève de !a compétence des armes. Dans l'opinion 
des juristes, et d'après tontes lears définitions, la jus- 
tice de ta gîuerre est essentiellement unilatérale : pour 
qu'il y ait gui^re juste cheK A, il li^Lit de toute néces- 
sité qii*il y ait injustice chez B, son antajïonisle ; ce qui 
élant posé, tous moyens sont bons ponr faire respecter 
le droit, sauf ce qui est dû au respect de rhumanîté. 
Quanta l'idée de faire servir la pruerre à la manift^sta- 
tion m^^me du droit, elle accuse, disent les légistes, 
la barbarie des nations en lutte; c'est le contraire de 
la justice. 

;i Ainsi, d'après ces auteurs» dans ce qu'on appelle 
' ronimunément lois de la guerre, il faut bien se garder 
, diî voir les formules, rédigées par chapitres et articles, 
d'un droit sai generis, dont la guerre serait Texpres- 

j sion. Droit et guerre, nous disent-ils, sont termes qui 
s'excluent réciproquement. On entend par lois de la 
guerre certaines réserves d'iiumanilé que l'usage 
commun des peuples a introduites dans le jeu san- 
glant des batailles, et que l'oi^inifin impose aux belli- 
gérants, uniquement en vue de mettre un Ireirï aux 
N> sévices, et de réduire le carnage, si l'on peut ainsi 
dire, au strict nécessaire. La guerre, en effet, dit 
Hobbes, ne saurait être considérée comme un phéno- 
mène essentiel k la vie des nations, phénomène qui, 
par conséquent, portant ses lois en lui-même, donne- 
rait lieu à un droit positif. File est, au contrai re, dia- 
mélmieawnt opposée à la têVidlé. de?» v^î^u^les et ù la 



/r^ 



DROIT DB LA FORCR. 115 

conservation du genre humain. C^est, comme la fa- 
mine, la peste ou la folie, un fléau dont on est obligé 
de faire la part, si on veut parvenir à s'en rendre 

f maître. Voilà pourquoi, ajoute Grotius, jusque dans la 
fureur des combats, Thomme ne doit pas oublier qu'il 
est homme et qu'il a affaire à des hommes. Les lois de 
la guerre n'ont pas d'autre sens. 

On ne citerait pas, en matière de morale, un second 
exemple d'un pareil désaccord entre la croyance des 
masses et le sentiment des doctes. Jamais la raison 
philosophique et la foi intuitive ne parurent en oppo- 
sition plus flagrante. Et ce qu'il y a de plus étrange, 
tandis que la raison philosophique règne dans les 
écoles, dans les livres, dans les cours de justice et les 
conseils des princes; tandis qu'elle a, ce semble, tout 
ce qu'il faut pour imposer ses arrêts et faire prévaloir 
ses définitions, c'est la foi vulgaire qui, de haut, con- 
tinue à régir le monde, et qui mène les afiaires des 
nations. 

Ici les objections se pressent sous la plume. Si lef 
droit de la guerre est une chimère, comment une p^ 
reille croyance, si spontanée, si universelle, si pereé-A 
vérante , a-t-elle pu se former? Comment la religion \ 
Ta-t-elle partout sanctifiée? Comment cette horrible 
superstition n'a-t-elle pas cédé jusqu'ici devant le pro- 
grès des idées et des mœurs ? En un mot, comment la 
guerre dans une société pensante est-elle possible? 

Qn conçoit, sous l'excitation de pa^iou& ^wx^vw^vnX 



116 LA OUBRRB ET LA PAIX. 

animales, des batteries d'enfants, des rixes entre jeunes 
gens, des luttes entre bergers, compagnons, matelots. 
On conçoit même le brigandage, la piraterie, et, jus- 
qu'à certain point, les associations de malfaiteurs. 
Dans tout cela, il n*y a pas autre chose que des effets, 
plus ou moins violents et scandaleux, de Tanimalité, 
faisant explosion par le vice et le crime. Mais la 
guerre, un conflit entre deux troupes composées char 
cune de Télite d'un pays, la guerre entourée d'hon- 
neurs, de formalités légales, de cérémonies religieuses, 
comme un acte saint et sacré, ne se comprend plus, si 
d'un côté, sinon de tous deux, elle doit être, en prin- 
cipe, réputée injuste. 

La guerre injuste, telle que la posent nécessaire- 
ment les légistes, soit pour l'une des parties, soit pour 
toutes deux, est le plus grand des crimes. Or, si la 
justice peut être mise en péril chez l'individu par le 
tumulte des passions, elle fléchit plus difficilement 
dans le groupe. Plus le groupe, la cité, l'État, devient 
considérable , plus, par l'eflet de la loi qui préside à 
cette formation, la justice y acquiert de prépondé- 
rance; en sorte que l'on peut dire que la justice, 
dans l'universalité du genre humain, est incorruptible. 
jComment donc, encore une fois, si la guerre est le 
jcrime, — et elle ne peut pas, de sa nature, être autre 
chose d'après les légistes, — comment, dis-je, est-elle 
en honneur? Comment la réprobation universelle ne 
refoule-t-elle pas une si monstrueuse iuicçiiité? Corn- 



DROIT DE LA FORCE. 



ment, au contraire, voyons-nous dans Thistoire la 
guerre devenir plus fréquente , plus intense, en pro- 
portion de la civilisation? Gomment une moitié du 
genre humain est-elle toujours scélérate ? Comment, 
enfin, si la guerre ne contient aucun élément juri- 
dique, s'il ne s'y trouve rien qui la relève, si elle est 
l'assassinat, le vol, comme le crient les avocats dii 
Congrès de la paix, comment chez des nations dej 
vingt, trente, soixante millions d'âmes, rencontré^ 
t-elle si peu d'opposition? Comment, au contraire, ^ 
Fa-ton vue embraser le monde et devenir quelquefois 
générale? Il est inouï que des individus chargés de 
crimes et vivant du crime forment entre eux des so- 
ciétés régulières; le premier ennemi du brigand est 
son complice. Qui dit association dit justice : or, jus- 
tice et crime, la première comme moyen, le second 
comnw fin, sont incompatibles. A plus forte raison, il 
répui^ .: qu'un peuple en masse se passionne pour la 
guerre avec la conviction de l'iniquité de sa cause; et 
ce qui est plus inexplicable encore, c'est que, en toute 
guerre, il ne s'élève pas, contre l'un ou contre l'autre 
des belligérants, un cri do réprobation qui l'arrête. 

Il faut donc que la question de droit se pose dansi 
la guerre d'une tout autre manière que ne l'enten- ] 
dent les auteurs, et il faut que partout, chez les belli- ' 
gérants et chez les neutres, les esprits en soient bien 
convaincus, pour que les sentiments qu'éveille la 
guerre soient diamétralement opposés, c\\3l^w\. ^ Vj^ 



118 LA OUBRRB BT LA PAIX. 

moralité du fait, à ceux qu'inspirerait le spectacle 
d'une caravane de pèlerins attaquée par une bande de 
voleurs. 

Interrogeons les chefs d'armée. Ce qui soutient le 
courage du soldat, c'est, avant tout, sa conscience. Le 
soldat se dit, non-seulement sur la foi de ses chefs, 
qui est celle de sa nation , quî est celle du genre hu- 
main, mais sur la foi de son sens intime : que la guerre 
est la manifestation, la plus terrible, il est vrai, mais la 
plus grandiose, de la justice ; qu'à ce titre elle est en- 
tourée, comme une grande assise, de solennités et de 
règles; que nonobstant Teifusion du sang, l'humanité 
y trouve ses droits ; que les exécutions de la guerre 
sont déterminées par une loi supérieure, et qu'en gé- 
néral ces exécutions sont justes, parce qu'elles s'ac- 
complissent au nom de la force. 

Le soldat se dit encore que dans la guerre, conduite 
selon les règles, tout devient généreux et sublime; 
que si là, comme partout, l'assassinat, le viol, la dé- 
prédation et la débauche trouvent l'occasion de se 
déployer, de pareils méfaits ne prouvent pas plus 
i^ contre la guerre que la prévarication du juge ne 
. prouve contre l'institution des tribunaux ; que la vé- 
ritable représentation d'un pays, dans ses rapports 
avec l'étranger, est son armée; que, comme cette 
armée est la force du peuple, elle en devient, en cas 
de guerre, la conscience ; que, môme dans la prévision 
de la défaite, la guerre est pour le citoyen le plus 



DROIT DE LA FORCE. 



sacré et le plus glorieux des devoirs, parce qu*il 
s*agit de sauver la patrie, en tout état de cause de la 
rendre honorable; que ce qui fait la victoire, c'est, 
autant et plus que la force matérielle, Ténergie mo- 
rale ; que dans le triomphe il n*y a donc pas seulement 
de Torgueil, il y a aussi le juste sentiment du droit, 
qui, entre nations, ne s'établit point par procédures, 
mais par la générosité du sacrifice , le mépris de la 
mort, la probité, la tempérance et la mansuétude unies 
à la valeur. 

C'est pour cela que le véritable soldat ne hait ni ne 
méprise son ennemi. Il l'honore au contraire, il lui 
tend la main hoi's de la bataille; il sait que cet en- 
nemi combat, comme lui-même, pour son prince, 
pour sa patrie; que, comme lui, il représente la con- 
science d'une nation, et qu'il défend une grande 
cause. Quel plus sublime spectacle que celui de deux 
armées suspendant tout à coup leur action pour ren- 
dre en commun un tribut d'honneur au brave, comme 
il arriva, au siège de Mayence, aux funérailles du gé- 
nérdl Meunier I 

Le soldat se dit, etifin, que la guerre est bien moins 
à craindre que ne le supposent les timides; qu'elle 
est bonne, utile, féconde; qu'elle agit sur les nations 
comme une crise salutaire, en mettant fin à une situa- 
tion équivoque, et sur les individus comme une sorte 
de réaction qui fait apparaître en eux des vertus de 
discipline, des trésors de sensibilité çt de grandeur 



190 LA GUERRE ET LÀ PAIX. 

d'âme,' qu'ils n'eussent jamais manifestés en toutautre 
état. 

Voilà ce que le soldat se dit au fond du cœur, d'ac- 
cord avec le témoignage du genre humain ; ce que de 
vieux juristes, étrangers à l'action et blasés sur le 
droit, peuvent méconnaître ; ce dont la comédie' peut 
en temps de paix faire sourire, mais qui devient du 
plus grand sérieux à la première diflSculté qui suivit 
entre les États. On a dit qu'en 93 l'honneur de la 
France s'était réfugié sous les drapeaux. Tremblons 
qu'il n'en soit de même, pour l'Europe, aujour- 
d'hui. La valeur des militaires, en contraste avec 
les corruptions de tout genre qui dévorent la so- 
ciété civile , serait pour la civilisation d'un sinistre 
augure. 

Il s'agit donc d'étudier à fond cette religion de la 
guerre, transmise d'âge en âge, et toujours aussi fer- 
vente. Tant que cet examen n'aura pas été fait, tant 
que l'énigme ne sera pas expliquée, l'humanité non- 
seulement restera à l'état de guerre, mais sera empor- 
tée par la guerre. La destinée des États reposant uni- 
quement sur la valeur des armées, les nations 
flotteront, tantôt élevées, tantôt submergées par la 
vague, sur l'océan de l'histoire ; et comme en dernière 
analyse la guerre n'est ni le tout de l'humanité, bien 
qu'elle se mêle à tout, ni son dernier mot ; comme il 
n'existe pas seulement de la force dans le monde, il 
arrivera que, la force conservant la prépondérance, le 



QROIT DB LA FORCE. 181 

droit, les mœurs, la civilisation, les idées, la liberté, 
demeureront précaires. 

La guerre, tout nous Tatteste, est donc plus qu'un 
fait, plus qu'une situation, plus qu'une habitude. Ce 
n'est pas l'injure de l'un soulevant la légitime défense 
de l'autre : c'est un principe, une institution, une 
croyance, nous dirons bientôt une doctrine. Laissons 
de côté les déclamations larmoyantes et les invectives 
sentimentales. La guerre, par la bouche des nations/ 
affirme sa raison, son droit, sa juridiction, sa foncA 
tion ; c'est là ce que nous avons à atteindre. ) 



1» LA OUBSHB BT LA PAIX. 



CHAPITRE II. 

LA GUERRE 8B PRODUIT 

COMME UN JUGEMENT RENDU AU NOM BT SN YERTV 

DE LA FORCE. 

OS JUGEMENT, LA CONSCIENCE UNIVERSELLE 

LE DÉCLARE RÉGULIER; 

LA JURISPRUDENCE DES AUTEURS LE RECUSE. 



La seconde proposition sur laquelle se nnanifeste la 
divergence entre le sentiment universel et Topinion 
de récole est celle-ci : La guerre est un jugement. 

Cicéron définit la guerre, d'après l'opinion com- 
mune, une manière de vider les différends par les 
voies de la force. On est bien forcé, ajoute-t-il avec 
tristesse, d'en venir là , quand tout autre mode de 
solution est devenu impraticable. La discussion est le 
propre de l'homme; la violence le propre des bêtes. 
Aam, cum sint duo gênera decertandi, unum per discep- 
tatlonem, alterum^per vim ; cumque illud proprium sit 
hominis, hoc belluarum, confagiendum est ad posterius, 
si uti non licet superiore. 

On voit par cette citation que le grand orateur 
n'admettait que sous réserve la définition tradition- 
nelle de la guerre, qu'elle est une manière de juge- 
ment De son tem*^* '^'^ià la pure notion du droit de 



DROIT DE LA FORCE. 183 

la guerre s*était obscurcie : le belliqueux Romain 
s'était permis tant d'injustices I Avant Cicéron, Aris- 
tote avait écrit que la. guerre la plus naturelle est celle 
qu'on fait aux bêtes féroces jet aux hommes qui leur 
ressemblent. En traitant, à l'exemple du philosophe 
grec, le recours aux armes de procédé bestial, Cicéron 
refusg JOsitiveme pt à la guerre tontp. valeur j\irirjiqiifl^ 
et jette sur ce mode primitif de régler les différends 
internationaux une défaveur dont, aux yeux de l'école, 
il ne se relèvera plus. Ses paroles, cependant, eussent 
soulevé la protestation des vieux Quirites, adorateurs 
de lalance, çitir, religieux observateurs du droit de 
la guerre, qui, pour donner plus d'authenticité à ses 
jugements, s'abstenaient dans leurs expéditions d'em- 
ployer contre leurs ennemis la surprise et la ruse, 
n'estimaient que la bravoure, et regardaient toute 
victoire obtenue par un combat déloyal comme une 
impiété. 

Ainsi éclate, à chaque pas, la divergence entre le té- 
moignage universel et les i dées de l'école . Selon le 
premier, il y a un droit de la guerre ; suivant la se- 
conde, ce droit n'est qu'une^fiction.. La guerre est un 
jugement, dit le consentement des nations ; la guerre 
n'a rien de commun avec les tribunaux, réplique 
Técole : c'est une triste et funeste extrémité. Depuis 
Cicéron, la jurisprudence en est là. 

Grotius se range à l'avis de Cicéron. L'idée d'une 
décision rendue par les armes lui rappg Vte \^ e;^\xù^ 



'/ 



124 LA GUERRE ET LA PAIX. 

^judiciaire, employé au moyen âge, et qu'il traite de 
superstition. Bien loin qu*il considère la guerre comme 
un jugement, il y voit au contraire Teffet de Tabsence 
de toute justice, la négation de toute autori té judi - 
ciaire. C'est dans cette pensée qu'il a composé son 
livre. Que les nations, dit-il, comme les citoyens, ap- 
prennent à déterminer leurs droits mutuels; qu'elles 
se constituent elles-mêmes en tribunal arbitral, et il 
n'y aura plus de guerre. Grotius, en un mot, ainsi que 
Gicéron, subit la guerre comme une extrémité dou- 
loureuse, dépourvue de toute valeur juridique, et 
dont la responsabilité incombe à celui qui l'entreprend 
ou qui la provoque injustement. 

Pufendorf abonde dans le même sens : « Là paix est 
« ce qui distingue l'homme des bêtes. » 

Vattel se range au même avis : « La guerre, dit-il, 
« est cet état dans lequel on 'poursuit son droit par la 
<i force. » Ge n'est donc pas un jugement. Dans le droit 
civil, on poursuit son droit, comment? Par-devant les 
tribunaux ; et c'est après avoir obtenu sentence du 
juge que l'on en vient, s'il est nécessaire, aux 
moyens de rigueur, la saisie, l'expropriation forcée, la 
visite domiciliaire, la vente à l'encan, le gamisaire, le 
mandat d'arrêt, etc. La guerre, au contraire, d'après 

fia définition dé Vattel, se réduisant aux seuls moyens 
'de rigueur, sans jugement préalable, est tout ce qu'il 
y. a de plus opposé à la justice. G'est, comme nous le 
disions tout à l'heure, un effel de Y^b?>etvçfe de iustice 



DROIT DE LA FORCB. 1*5 



et d'autorité internationale. Du reste, Vattel, comme 
Grotius, admet le principe que, si la guerre est juste 
d*un côté, elle est nécessairement injuste de l'autre, et 
il conclut en rejetant sur Tagresseur ou le défendeur 
injuste la responsabilité du mal commis, de quelque 
côté du reste que se tourne la fortune des armes. 

Le commentateur deVattel, Pinheiro-Ferreira, accep- 
tant, au fond, le sentiment de son chef de file, mais 
s'attachant davantage au caractère de la poursuite, 
définit la guerre « Cart de paralyser les forces de l'en- 
a nemi. » D'autres avant lui avaient prétendu que la 
guerre est « l'art de détruire les forces de l'ennemi. » 
Or, qu'il s'agisse de détruire les forces de l'ennemi, 
ou simplement de les paralyser, ce qui est moins in- 
humain, il est clair que nous sommes toujours dans" 
un état extrajudiciaire. Pour Pinheiro comme pour 
Vattel et Grotius, il n'est toujours question que de 
contraindre, sans juge ment p réalable, un débiteur de 
mauvaise foi , ou de se défendre contre une agression 
injuste. Dans les deux cas , l'idée d'un tribunal guer- 
rier, d'un jugement par la voie des armes, d'une léga- 
lité inhérente au combat, en un mot, d'un droit de la 
guerre, disparaît entièrement. 

Inutile que je continue ces citations : les auteurs se 
copient tous. 

Ainsi, plus nous avançons dans cet examen, plus 
nous voyons la séparation se creuser entre la jurispru- 
dence de Vécole et la foi universelle. 



"N D'apr&s la première, le droit de la guerre est un 
""vain mot, unefiaioû-Ié^letout au plus. Il n'y a pas 
de droit des halailles; la victoire ne prouve rîon; la 
cooqu^le, qui en est le IVuit , ne devient légitime que 
imv le consentement, formel ou tacite, mais libre, des 
1 vaincus, par la prescription du temps, la fusion des 
I races, labsorption des États : tous faits subséquents 
I à la guerre, et dont le résultat est de faire disparaître 

I les vestiges de Tancienue discorde, d*en amortir tes 

I causes et dVn prévenir !e retour. Considérer la guerre 
I \ comme une forme de Jodicature serait outrager la 
lyZ^justice^ 

r Devant la raison des masses, au contraire, la guerre 
prend un caractère dilférent. Dans V incertitude du 
droit international, ou, ce qui revient au même, dans 
l'impossibilité d en appliquer les formules à des jus- 
ticiables tels que les États, les parties belligéi'anles 
s*en rapportent, par nécessité ou convention tacite, à 
la décision des armes. La guerre est une espèce d'or- 
dalie, ou, comme on disait au moyen Sge, un juge- 
ment de Dieu. Ceci explique comment deux nations 
.en conflit, avant d'en venir aux mains, implorent, cha- 
Senne de son côté, rasslstance du Ciel. C'est comme si 
la Juslici^ humaine, confessant son impuissance, sup- 
pliait la Justice divine de faire connaître par la bataille 
de quel côté est ou sera le droit; en langage un peu 
plus philosophique, comme si les deux peuples, éga- 
icment cou vaincus <iue la rais«oi\ d\i ^Vvxïi IvivC^sst ici la 



yy 



DROIT DE LA FORCE. 127 

meilleure, voulaient par un acte préalable de reli- 
gion exciter en eux la force morale, si nécessaire au 
triomphe de la force physique. Les prières qui se font 
de part et d'autre pour obtenir la victoire, et qui scan- 
dalisent notre société aussi ininteHigente de ses ori- 
gines qu'ignoble dans son incrédulité^ sont tout aussi 
rationnelles que les plaidoiries contradictoires débi- 
tées par les avocats pour préparer les sentences des 
tribunaux. Mais, tandis qu*ici le jugement est simple- 

^ ment énonciatif du droit, on peut dire, toujours en se 
plaçant au point de vue des masses, que la victoire 

^fjSt PRODUCTRIC E DU DROIT, Ic résultat dc la guerre étant 
de faire précisément que le vainqueur obtienne ce 
qu'il demandait, non pas seulement parce que, avant 
le combat, il avait droit, en raison de sa force pré- 
sumée, de l'obtenir, mais parce que la victoire a 9 
prouvé qu'il en était réellement digne. Otez cette idée 
de jug§j?jient.quç l'opinion attache invinciblement à 
la âM^OK§» êft i^WÇ se réduit, selon l'expression de Cicé- 
ron, à un combat d'animaux : ce que la moralité de 
notre espèce , moralité qui n'éclate nulle part autant 
qu'à la guierre, ne permet pas d'admettre. 

En effet, les actes qui chez toutes les nations précè- 
dent, accompagnent et suivent les hostilités, démon- 
trent qu'il y a ici autre chose que ce qu'y ont vu les 
légistes. Que signifierait, d'abord, cette expression, 
aussi vieille que le genre humain, commune à toutes 
les langues, répétée par tous les auteurs dowV d\^l^\V 



\ 



Ii8 LA GURRRE ET LA PAIX. 



le tourment 9 de droit de la guerrel Est-ce que le 
peuple ((ui crée les langues nomme autre chose que 
des réalités? Est-ce qu'il ne parle pas de Tabondance 
de ses sentiments comme de ses sensations? Est-ce 
que c*est lui qui invente les fictions légales? Est-ce 
qu'il imagine des rois constitutionnels, répondant sur 
le dos de leurs ministres? Est-ce qu'il adore des divi- 
nités nominales ou métaphysiques? 

Comment expliquer ensuite cette multitude dejor- 
raalités dont les nations tiennent à si grand honneur 
de s'entourer dans leurs entreprises guerrières : si- 
gnifications , déclarations , propositions d'arbitres , 
médiations , interventions , ultimatums , invocations 
aux dieux, renvoi des ambassadeurs, inviolabilité des 
parlementaires, échange d'otages et de prisonniers, 
droit des neutres, droit des réfugiés, des suppliants, 
des blessés; respect des cadavres; droit du vainqueur, 
droit du vaincu, droit de postliminie; délimitation de 
^ la conquête, etc., etc. : tout un code, toute une juris- 
prudence ? Est-il possible d'admettre que tout cet ap- 
pareil juridique couvre un pur néant? Rien que cette 
idée, d'une guerre dans les formes; rien que ce fait, 
admis par la police des nations, jque des homnies~qui 
jse respectent ne se traitent pafs à la guerre comme 
/des brigands et des bêtes féroces, prouve que, dans la 
/ pensée générale , la guerre est un acte de juridiction 
^ solennelle, en un mot, est un jugement,/ 
Mais voici bien autre cYiose, 



DROIT DE LA FORCE. 129 

Au nom de quelle autorité , en vertu de quel prin- 
cipe ce jugement de la guerre est-il rendu? La ré- 
ponse semblerait un blasphème , si elle n'était le cri 
de Fhumanité : Au nom- et en vertu, de la Force. 

C'est la troisième proposition sur laquelle nous 
avons à constater la contradiction la plus absolue 
entre la judiciaire des masses et la manière de voir 
de l'école. 

Pour le coup nos auteurs n'y tiennent plus : ils sont 
éblouis. 

Cicéron s'écrie, nous avons cité ses paroles : 

c( La force est la raison des bétes, hoc belluarwm, » 

Grotius reprend : 

« La force ne fait pas le droit, bien qu'elle serve à 
« le maintenir et à l'exercer. » 

Vattel ajoute : 

« On revendique son droit par des litres, par d's 
« tcmoip:nnges, par des preuves ; on le j^oarsuU par 
« la force. » 

Ancillon : 

« La force et lo droit sont des idées qui so repous- 
(( sent : l'une ne peut jamais fonder l'autre. » 



130 LA GUERRE ET LA PAIX. 



Kant, rincomparable métaphysicien, qui sut démê- 
ler les lois de la pensée , qui le premier conçut Vidée 
d'une phénoménologie de l'esprit, ne connaît rien à 
celle de la guerre. Il se met à la suite de Chrotius, 
Wolfet Vattel: 

u Les éléments du droit des gens sont : l^' que les 
« Étais, considérés dans leurs rapports mutuels ex- 
ce ternes (comme des sauvages sans lois), sont natu- 
« reliement dans un état non juridique; 2^ que cet 
« état est un état de guerre (du droit du plus fort), 
(( quoiqu'il n'y ait pas eu réalité toujours guerre et 
(( toujours hostilité. Cette position respective est très- 
ce injuste en elle-même, et tout l'effort du droit est 
(i d'en sortir. » — Ailleurs : « Les nations ont le droit 
« de faire la guerre, comme un moyen licite de pour- 
<i suivre leur droit par la force, quand elles peuvent 
« avoir été lésées, et puisque cette revendication ne 
« peut avoir lieu par un procès. » 

Martens, et son éditeur français M. Vergé, raison- 
nent tout à fait de môme. Le premier condamne la 
guerre d'une manière absolue : 

(( La guerre est un état permanent de violences in- 
« déterminées entre les hommes. » 

M. \ergé fait quelques réserves en faveur de l'État 



DROIT DB LA FORCE. ISl 

ui se trouve placé par un injuste agresseur dans le 
às de légitime défense : 

« Sans doute, dit-il, on ne peut considérer la guerre, 
avec le comte de Maistre, comme une grande loi du 
monde spirituel , ou , avec Spinoza , comme Fétat 
normal de la créature. — C'est une extrémité fâ- 
cheuse, le seul moyen de contraindre une personne 
collective et souveraine à remplir ses engagements 
et •\ respecter les usages internationaux. » (Schutzen- 
SRGER.) « — La guerre est toujours injuste en soi, en ce 
sens que la force décide du droit, ou, pour parler 
plus exactement, qu'il n'y a pas d'autre droit que la 
force. » (Barni, trad. de Kant.) 

M. Hautefeuille^ le dernier en France qui ait écrit 
ir cette matière scabreuse, dit à son tour en copiant 
obbes : 

« 11 est dans Tordre de la nature que le règne de la 
force précède celui du droit. » 

Et la multitude des commentateurs, traducteurs, 
iiteurs, annotateurs, de répétera l'unisson : Non, la 
►rce ne peut jamais faire droit. Si quelquefois elle 
ttervient dans les œuvres de la justice, c'est comme 
loyen de supplice ou de contrainte, comme la me- 
Me du gendarme et la hache du bourreau. Il serait 
lonstrueuxd'y voir la base ou rexpress\OTvd'\vxvto«v\.* 



132 LA GUERRE ET LA PAIX. 

Nous avons entendu Fécole, interrogeons mainte- 
nant le témoignage universel, et voyons comment 
s*établit, dans la conscience des peuples, un sentiment 
tout contraire. 

A l'origine, dans cet état de Thumanité appelé à 
tort ou à raison état sauvage, l'homme, avant d'avoir 
appris l'usage de ses facultés intellectuelles, ne con- 
naît, n'estime que la force corporelle. À ce moment, 
force, raison, droit, sont pour lui synonymes. La me- 
sure de la force donne celle du mérite, par conséquent 
celle du droit, en tant qu'entre créatures si fraîche- 
ment écloses, unies par de si rares et de si faibles 
rapports, il y a lieu de parler de droits et de devoirs. 

La société se forme, le respect de la force grandit 
avec elle : du même coup se détache peu à peu de 
l'idée de force l'idée de droit. La force est glorifiée, 
consacrée, divinisée sous des noms et des images hu- 
maines. Hercule, Thor, Samson. La population se divise 
en deux catégories, aristoï, optimales, littéralement les 
plus forts, et, par extension, les plus braves, les plus 
vertueux, les meilleurs ; et la plèbe, qui se compose 
des faibles, des esclaves, de tout ce qui n'a pas la 
force, ignavi. Les premiers constituent le pays légal, 
\les hommes du droit, c'est-à-dire ceux qui possèdent 
"aes droits ; les autres sont en dehors du droit, ex- 

"»; ils n'ont pas de droits; ce sont des individus à 
iimaine, anlhrôpoï, ce ne sont pas des hommes, 



DROIT DE LA PORCE. 133 

Cette société d'hommes forts, d'aristocrates, forme 
une souverainttéy un pouvoir, deux termes qui, se 
prenant l'un pour l'autre, rappellent encore l'identité 
des deux notions,- le droit et la force. 

Jusqu'à ce moment les litiges, provenant de la pré- 
rogative des forces, se règlent, et les injures se répa-"^ 
rent, par le duel ou combat judiciaire, jugement de 
la force. Mais bientôt à ce combat se substitue le 
prince, représentant de la souveraineté ou force coIIec- 
\ tiye, contre lequel nul n'est assez fort pour combat- 
> tre, et qui, ne voulant pas que ses hommes se battent, 
f^se charge de dire lui-même le droit, de faire justice. 
Mais cette substitution du jugement du prince au 
combat des parties, d'où vient-elle? Tout simplement 
de ce principe que qui a la force a la raison, et que, 
devant le jugement exprimé du prince, nul n'a droit 
d'affirmer un sentiment contraire. Le vermisseau s'in- 
surgera-t-il contre le lion, ou l'hysope contre le cèdre? 
Ce serait tout aussi absurde. 

Mais qui Sera le dépositaire de cette force ou puis- 
sance publique, dont l'un des principaux attributs est 
de dire le droit? — Le plus fort. 

Tout cela, remarquons-le bien, ne signifie pas, 
comme ont l'air de le dire les juristes, que la force 
lait tout le droit, qu'il n'y a pas d'autre droit que la 
force : cela veut dire simplement que la force consti- 
tue le premier et le plus irréfragable des droits ; que 
si, postérieurement, il s'en crée d'^duVc^ç», \\^ tOfer 
1. ^ 



IM LA OUBRRfi BT LA PAIX. 

veront toujours, en dernière analyse, tle celoi-là; 
qu'ainsi , tandis qu'entre individus de la même cité le 
combat judiciaire est remplacé par le jugement du 
prince, entre cités indépendantes, le seul droit re- 
connu, le seul jugement valide, sera toujours celai de 
la force. . 

C'est pour cela que, dans l'opinion de tous le« peu- 
ples, la conquête, prix de la force et du courage, est 
réputée légitime, la plus légitime des possessions, 
fondée qu'elle est sur un droit supérieur à toutes les 
conventions civiles, à l'usucapion, à la succeasion 
patrimoniale, à la vente, etc., sur le droit de la fiorce. 
De là l'admiration des peuples pour les conquérants, 
l'inviolabilité que ceux-ci s'arrogent, la soumission 
qu'ils exigent, le silence qui se fait devant eux ; siluit 
terra in conspectu ejus. 

Le respect de la force, la foi en sa puissance juri* 
dique, si j'ose ainsi dire, a suggéré l'expression de 
guerre juste et sainte, justa et pia belia; ce qui n'a 
pas tant rapport, selon moi, à la patrie qu'il s'agit de 
défendre, qu'aux conditions mêmes de la guerre, la- 
quelle, comme le pensaient les vieux Romains, ré- 
pugne à toute ruse, industrie et stratagème, comme 
à un sacrilège, comme à une sopiiistication du com- 
bat,à une corruption de la justice, et n'admet que des 
Dyens de vive force. 

c'est encore pour, cela qu'aux époques révolu- 
mires^ alors que Aes senl\mw\\.%» mi<\ue8,» reli- 



DROIT DE LA FORCE. 135 

fpeux et morauiE, se sont refroidis, la guerre, qui par 
un mystérieux pacte continue d'unir ensemble la 
force et le droit, la guerre tient lieu de princ ipe à 
ceux qui n'en ont plus; c'est pour cela qu'une nation, 
si corrompue qu'on voudra, ne périra point, ne dé- 
cherra même pas, tant qu'elle conservera dans son 
cœur cette flamme justicière et régénératrice du droit 
de la gueiTe. Car la guerre, que la bancocratie et la 
boutique affectent de prendre pour de la piraterie, 
est la même chose que le droit et la force indissolu- 
blement unis. Otez à une nation qui a enterré toutes 
ses croyances cette synonymie, elle est perdue. 

Ces faits, ou plutôt ces opinions, je ne les donne, 
quant à présent, que pour ce qu'elles valent, c'est-à- 
dire comme des témoignages dont le sens est que, 
sur la nature et la moralité de la guerre , sur la vir- 
tualité juridique de la force, le sentiment du genre 
humain est diamétralement opposé à celui des gens 
de loi. Bientôt nous aurons à rechercher de quel côté 
est la vérité; bornons-nous, pour le moment, à con- 
stater le résultat auquel nous sommes parvenus : 

La guerre, selon le témoignage universel, est un 
jugement de la force. Droit de la guerre et droit de 
la force sont ainsi un seul et même droit. Et ce droit 
n'est pas une vaine fiction du législateur : c'est, selon 
la multitude qui l'aflirme, un droit réel, positif, pri- 
mitif, historique, capable par conséquent de servir 
de principe, de motif et de base ^ xuv^ dife^iYsvwv ^k 




diciaîre : toutes choses que la jurisprudence de racole 
nie formellement. 

Tout ceci ne serait rien, si le malentendu ne por- 
tait que sm" ou mot; si, celle première étape fran- 
chie, et dans le droit, et dans rhistoire, savants et 
ignorants se retrouvaient d'accord sur le reste. Mais 
là ne s'arrête pas la divergence; elle embrasse toutes 
les caté^^orics du droit ; droit des gens, droit public, 
droit civil, droit économique. En sorte que, selon que 
le lémoifînage universel aura été déclaré faux ou la 
jurisprudence de IVcole erronée, la société refjosera 
sur un fondement ruineux ou renseignement du droit 
tout entrer sera à refaire. C'est ce quil importe do 
mettre pleinement en lumière. 



DROIT DB LA FORCB. 137 



CHAPITRE III. 

COMSÉQUBKCES 

DE LA DOCTRINE PROFESSÉE PAR LES AUTEURS 

RELATIVEMENT AU DROIT DE LA FORCE. 



Je ne connais pas de spectacle plus intéressant que 
celui de la raison philosophique aux prises avec la 
raison populaire : la première définissant, analysant, 
composant, raisonnant et concluant, avec une dignité 
magistrale, contre ce qu'elle nomme préjugé; la se- 
conde ne sachant ni plaider ni se défendre, inca- 
pable de pousser un argument, de formuler une 
objection, ne sachant jamais répondre, à toutes les 
difficultés qu'on lui oppose, que ces mots naïfs : Est, 
est ; Non, non ; Cela est. Cela n*est pas ; puis, cela dit, 
se jouant de la science des doctes comme d'une toile 
d'araignée, et entraînant dans sa pratique la civilisation 
Bt le monde. 

Une chose généralement reconnue, parce qu'elle 
est un fait d'expérience, c'est que la civilisation a eu 
pour point de départ l'antagonisme, et que la société, 
en autres termes le droit, droit international, droit 
nubVic, droit civil, s'est développé sous Y\tvs^vc^M\Q^ ^V 



188 LA OUBRBB BT LA PAIX. 

rinfluence de la guerre, ce qui veut dire sous la juri- 
diction de la force. 

Si donc il était vrai, comme le prétend Tuniversa- 
lité des jurisconsultes, qu'une pareille juridiction ne 
fût qu'un préjugé de la barbarie, une aberration du 
sens moral, il s'ensuivrait que toutes nos institutions, 
nos traditions et nos lois, sont infectées de violence et 
radicalement viciées; il s'ensuivrait, chose terrible à 
penser, que tout pouvoir est tyrannie, toute propriété 
usurpation, et que la société est à reconstruire de fond 
en comble. H n'y aurait consentement tacite , pres- 
cription, conventions ultérieures, qui pussent racheter 
une telle anomalie. On ne prescrit pas contre la vérité; 
on ne transige pas au nom de l'injustice; en un mot, 
on n'édifie pas le droit sur sa propre négation. — Que 
si, au contraire, c'étaient les juristes eux-mêmes dont 
la philosophie superficielle a méconnu la réalité et la 
légitimité du droit de la force, le mal serait alors beau- 
coup moindre ; mais l'enseignement du droit devrait 
6tre intégralement réformé, à peine de livrer la légis- 
lation, les tribunaux, l'État, la morale publique, l'es- 
prit de l'armée, aux perturbations les plus regrettables. 

Posons la question dans toute sa gravité. 

La guerre existe, aussi ancienne que l'homme. C'est 
par elle que l'humanité commente son éducation, et 
qu'elle inaugure sa justice. Pourquoi ce sanglant dé- 
but? Peu importe, quant à présent. C'est un fait dont 
oous rechercherons plus tatàX^s tcvQM\l% çi\. Va. cAuse, 



DROIT DB LA FORCB. 189 

Baiais qu'il nous faut d*abord accepter, au moins comme 
• fait. Bien n'est absolu, ditron, rien n*est impitoyable 
«omme un fait. ' 

Or, tandis que la science et Térudition classique 
réeusent la moralité de ce fait, et conséquemment sa 
valeur juridique; tandis que Hobbes, ramenant tout 
\aax nécessités de la matière, niant Timmanence de 
Hn justice en nous et son efficacité sociale, ne découvre 
dans le fait de la guerre qu'une manifestation de la 
force aveugle et immorale, la conscience universelle 
y reconnaît un, de ses éléments; elle affirme, sans 
hésiter, la réalité d'uQjdrQit-de la guerre, par suite 
une ju ridiotion d o la force. 

G'est qu'en effet il y a dans les batailles humaines 
quelque chose de plus que de la passion, et dont la 
théorie affligeante de Hobbes ne rend pas compte. 11 
y a cette prétention singulière, qui n'appartient qu'à 
notre espèce, savoir, que la force n'est pas seulement 
pour nous de la force, mais qu'elle contient aussi du 
droit, que dans certains cas elle fait droit. Ainsi que 
nous Tavons. observé, les animaux se battent entre 
eux, ils ne se font pas la guerre ; il ne leur viendra 
jamaiâ à l'esprit de réglementer leurs combats. Le 
lion a l'instinct de sa force, c'est ce qui fait son cou- 
rage; il n'a nul sentiment d'un droit résultant de cette 
force, et ceux qui ont doté ce carnassier de je ne sais 
quelle générosilé chevaleresque ne l'ont pas peint 
d'après nature ; demandez à Géra^rd, V'^tufew ^fe\\«ç«>^. 



140 LA OUBRRB ET LA PAIX. 

ils l'ont fait, sans s'en douter, à leur propre image. 
L'homme, au contraire, meilleur ou pire que le lion, 
c'est ce dont la critique décidera, l'homme aspire, de 
toute l'énergie de son sens moral, à faire de sa supé- 
riorité physique une sorte d'obligation pour les autres; 
il veut que sa victoire s'impose à eux comme une re- 
ligion, comme une raison, en un mot, comme un 
devoir, correspondant à ce qu'il nomme son droit. 
Voilà en quoi consiste l'idée de guerre; ce qui la dis- 
tingue éminemment des combats des bétes féroces ; ce 
qui, avec le progrès du temps, a introduit peu à peu, 
parmi les peuples, ces conventions singulières, appe- 
lées lois de la guerre. Voilà ce que ni Hobbes ni les 
autres n'ont jamais su démêler dans le phénomène, 
mais sur quoi, je le répète, l'universalité du genre 
humain n'hésite pas. 

C'est à ce sentiment profond d'un droit résultant de 
la victoire, à cette opinion innée en nous, que toute 
lépslation est originairement et essentiellement guer- 
rière ; c'est, ne craignons pas de le dire, car nous n'au- 
rons pas à en rougir, à ce culte de la force qu'il faut 
faire remonter la création de tous les rapports juri- 
vdiques reconnus parmi les hommes : d'abord, les pre- 
miers linéaments d'un droit de la guerre et d'un droit 
des gens; puis, la constitution des souverainetés col- 
lectives, la formation des États, leur développement 
par la conquête, l'établissement des magistratures, etc. 
On nie le droit de la force; on \e \.yw:\\.^ 4^ ç«v\v.t^d\cr 



DROIT DE LA FORCE. 141 

tien, d*absurdfté. Qu*on ait donc la bonne foi dVn 
nier aussi les œuvres; qu'on demande la dissolution 
de ces immenses agglomérations d'hommes, la France, 
l'Angleterre, l'Allemagne, la Russie; qu'on attaque ces 
puissances, qui certes ne sont pas sorties tout armées 
des énergies de la nature, et qu'aucun sophisme ne 
saurait faire relever d'un autre principe que de la 
force. 

On le voit , c'est de la constitution même de la so- 
ciété , c'est de la civilisation tout entière qu'il s'agit 
sous cette formule, encore si peu comprise, de droit 
de la guerre, droit de la force. A ces considérations 
d'une gravité si haute que peut objecter l'école? 

De bouche, l'école parle comme tout le monde : elle 
reconnaît un droit de la guerre. Au fond du cœur, elle 
le nie ; et toutes ses réserves, toutes ses théories, dé- 
montrent qu'elle n'y croit pas. Le droit de la force n* est 
pas un droit : tel est, parmi les docteurs, le sentiment 
unanime, invariable. Quant à l'hypothèse, sous-lnlro- ] 
duitg au moyen ^ e q u i tandcait Aiaire de la guerre* 1 
à ia façon de l'ordalie ou combat judiciaire, une mani- ' 
festation de la volonté du ciel, il va sans dire que 
Grotius et ses successeurs la rejettent. En quoi ils ont 
raison : ce n'est pas en ce sens que le sentiment des 
peuples entend le droit de la guerre. 

Mais, si le droit de la force n'est pas un droit, 
qu'est-ce que l'école appelle alors droit de la guerre? 
Comment explique-t-elle , justifie-l-eVV^ \^ loîtoaSvwîL 



142 LA OUBRRB BT LA PAIX. 



des États, rétablissement des juridictioni, la validHé 
des législations, toutes choses qui, pour le commun 
des mortels, dérivent du droit de la force? Il est évi- 
dent qu'elle n*y va pas ici do franc jeu; son enseigne- 
ment couvre une hypocrisie. Après avoir déclaré, 
assez haut pour que de toutes parts on l'entende, 
qu'elle ne croit ni à un droit de la guerre, ni à plus 
forte raison à un droit de la force, elle se met à parler 
comme tout le monde, transigeant avec sa con- 
science , et essayant , à grand renfort d'équivoques et 
de restrictions mentales , de rajuster sa doctrine éao- 
térique avec la foi du vulgaire. 

J'ai dit déjà ce qu'entend l'école, in petto, par ce 
mot : droit de la guerre. Redisons-le encore, et tâchons 
d'en faire un peu honte à nos savants jurisconsultes. 

Une chose que sentait profondément Grotius, et qui 
honore sa mémoire ; que nous sentons d'autant mieux 
nous-mêmes que nous sommes plus avancés en civi- 
lisation, c'est qu'à quelque degré de fureur que l'in- 
térêt, le fanatisme ou la haine poussent deux nations, 
Thumanité ne doit jamais perdre entièrement ses 
droits; qu'en conséquence, jusqu'au milieu du car- 
nage, il y a lieu de pratiquer la charité et la justice ; 
qu'à défaut de prescription positive cette mansuétude 
nous est commandée à tous, au fort comme au faible, 
dans l'intérêt de notre dignité et de notre conservation 
morale. C'est par l'etfet de ce sentiment que , depuis 
ie0 temp& anciens jusqu'k wo^ \o\irs^ la^erre a perdu 



DROIT DB LA FORCE. 148 

de siècle en siècle de son atrocité; et c'est, entre 
autres motifs, afin de réduire toujours davantage les 
tueries et les dévastations, que se sont introduites ces 
lois, dont l'ensemble constitue le code de la guerre, 
et témoigne hautement de la perfectibilité de notre 
espèce. 

En deux mots, le droit de la guerre est le respect 
de rhumanité dans la guerre : voilà ce que répondent 
Grotius, et après lui tous les publicistes. 

C'est quelque chose assurément d'avoir fait enten- 
dre et d'avoir développé avec éloquence cette vérité; 
malheureusement elle ne touche pas à la question. Il 
ne s*agit point de la manière dont se feront les exécu- 
tions militaires ; il s'agit du droit qui les provoque, qui 
les motive, et qui en est le produit. La législation 
pénale a subi aussi l'influence de l'humanité : on a 
fait disparaître la torture, les supplices recherchés ; on 
parle d'abolir la peine de mort. Mais la peine, quelle 
qu'elle soit» la peine reste, de l'avis de tout le monde, 
un fait juridique : d'où l'expression, rigoureusement 
juste, de droit pénal. ?^ analogie, on demande en^ 
quoi et pourquoi la guerre est un fait juridique : d'où 
s'ensuivrait logiquement alors l'idée d'un droit guer- 
rier. Or, il est évident que les explications de Grotius 
n'effleurent même pas la difficulté. Elles ne nous disent 
point en quoi la guerre peut être , de sa nature, une 
manifestation du droit, un acte de juridiction ; elles en 
contiennent, au contraire, à tous les çoml^ à^ nw^^\^ 



144 LA GUERRE ET LA PAIX. 



réprobation formelle. Il suit seulement de ces expli- 
cations, notons-le bien, que les actes d'humanité 
accomplis en temps de guerre sont des exceptions à la 
guerre; que si les hommes étaient justes, il n*y aurait 
même pas de guerre : ce qui aboutit nettement à ceci, 
que la guerre est une exception à la justice, provoquée 
par une violation du droit. 

En fait, le droit de la guerre, selon Grotius, est le 
respect de l'humanité ; en théorie, ce n'est pas autre 
chose que ce que les grammairiens appellent une 
antiphrase. 11 serait ridicule d'induire d'une semblable 
locution que la guerre comporte de soi, comme le 
mariage, le travail, l'association, la propriété, le gou- 
vernement, comme toute manifestation de l'être hu- 
main, individuel ou collectif, une série de conditions 
obligatoires, en autres termes, que la guerre est ma- 
tière de déterminations juridiques et de prescriptions 
légales. 

Mais c'est précisément ce qui devrait être d'après 
riiistoire. C'est cette analogie fondamentale de la 
guerre, du travail, de l'État, de la famille, du gouver- 
nement, de la religion , que Grotius était condamné à 
suivre, à peine de bâtir en l'air et de faire œuvre de 
f mtiiisic. (]ar, si la guerre ne peut être considérée 
comme une lutte légale et légitime, appelée par la jus- 
tice, motivée de part et d'autre par le plus grand et le 
plus sacré des intérêts, s'il n'y a point de droit de la 
puerre dans l'acception rigoureuse du mot, l'histoire 



I 



DROIT DE LA FORCE. 145 

tout entière devient inexplicable, absurde. Le système 
des sociétés repose sur une figure de rhétorique. S'il 
n'y a point de droit de la guerre, si Ton ne peut affir- 
mer, avec certitude, qu'ujiie l droil soit une manifes- 
tation positive, sui generis, de la just ice, il n'y a plus 
de raison dans l'histoire : le hasard est le roi de la 
terre ; les États sont établis sur l'iniquité ; le droit des 
gens devient une chimère ; les traités internationaux 
sont foncièrement nuls; la civilisation se change en 
une tragi-comédie ; le règne hominal, comme disait 
Fourier, n'est pas autre chose que le règne animal , 
élevé à une puissance supérieure. Car il n'y a rien, n 
dans le droit des gens, ni dans le droit public, ni dans 
le droit civil ; rien dans les institutions et dans les 
mœurs, rien dans la religion et dans l'économie , qui 
ne repose originellement sur la guerre. La guerre nous 
à faits tout ce que nous sommes, et elle aurait agi 
sans droit! Y avez-vous réfléchi, maître? 

Je sais que ce n'est ni la tradition, ni l'antiquité qui 
fait le droit; que l'humanité a pu d'autant mieux se 
tromper que sa jeunesse l'exposait à plus d'ignorance, 
et que notre progrès ne se compose guère d'autre 
chose que des réformes que nous apportons incessam- 
ment à nos premières hypothèses. Mais ce n'est pas 
moins une chose extraordinaire que la j uslice ait pris 
pour point de départ ce que les juristes regardent 
comme sa négation, à savoir, la guerre; qu'ensuite le 
'développement historique de l'humauvlè ?»^ ^oîvV ^'Sfâs^ 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



tué sur la donnée d'un droit guerrier, à telles ensei- 
gnes que, ce droit supprimé, il ne reste absolument 
rien de l'humanité passée, présente, je dirai même 
future, puisqu'elle ne saurait ni s'affranchir de sa tra- 
dition, ni se régénérer en dehors de cette même tra- 
dition et se constituer d'après un autre système. Là 
est l'irréparable lacune de l'ouvrage de Grotius. Non- 
seulement ce grand homme n'a pas compris le droit 
de la guerre; non-seulement il n'a pas vu qu'en mé- 
connaissant ce droit, il se mettait en opposition avec 
la foi, la tradition et la pratique constante du genre 
humain; il ne s'est pas même douté qu'en niant le 
droit de la force , il bâtissait en l'air et qu'il élevait un 
monument, non plus à la justice, mais à l'arbitraire. 



DROIT DB I.A FORCE. 



CHAPITRE IV. 

CONTINUATION DU MEME SUJET. — THÉORIB 
DB WOLP ET DE VATTBL. 



Les successeurs de Grotius, Wolf surtout et Vattel, 
semblent avoir aperçu le péril : tous leurs efforts ont 
tendu à le conjurer. 

D'après Wolf, les nations doivent être considérées 
comme des personnes morales, auxquelles le droit 
naturel s'applique aussi bien qu'aux individus , mais 
avec des changements qu'explique la différence du 
particulier au général. 

Pour les nations , le droit naturel , devenant droit 
des gens^ se divise donc en droit des gens nécessaire , 
et droit des gens volontaire. 

Le droit des gens nécessaire , que Grotius appelle 
droit interne, consiste en ce que le droit naturel oblige, 
au for intérieur, les nations, de la même manière 
qu'il oblige les individus; il est immuable. 

Le droit des gens volontaire, ou droit externe, 
résulte, selon Wolf, de la fiction d'une cité supérieure 
de laquelle dépendraient toutes les autres, et qui 
imposerait à chacun , selon l'occurreneft , cetVivtv^^ 



148 LA GTTBRRB BT LA PAIX. 

prescriptions ou concessions, injustes de par le droit 
naturel , mais devenues, dans la pratique des nations, 
indispensables. — Selon Vattel, ce même droit résulte 
de ce que les nations étant indépendantes et souve- 
raines , ne pouvant réciproquement s'arguer de faute, 
ni se convaincre, ni se contraindre, elles sont obligées 
de se passer mutuellement certaines choses plus ou 
moins irrégulières, de se faire certaines concessions 
plus ou moins fâcheuses, en vue de prévenhr de plus 
grands malheurs. 

Il importait de relever ici, comme Ta fait Vattel, la 
souveraineté et Tindépendance respectives des États. 
Du reste , sa théorie du droit des gens volontaire est 
la même que celle de Wolf. En effet, soit que les con- 
cessions internationales, dont l'ensemble constituerait 
ainsi le droit des gens , résultassent de la fiction d'une 
cité supérieure qui les leur impose, ou de leur résigna- 
tion à les subir, toujours est-il que, selon les deux au- 
teurs, il existerait sur les nations, en dehors des pres- 
\ criptions directes et positives de la conscience, des 
conditions malheureuses, résultant de leur antago- 
nisme, mais que leur intérêt bien entendu les contraint 
de subir et qui deviennent pour elles le principe, l'oc- 
casion ou la matière d'une sorte de droit. Ce droit est 
appelé volontaire, non qu'il prenne sa source dans la 
volonté libre des nations, mais parce qu'il est un effet 
de ieur subjectivité antagonique, laquelle évidemment 
u *cst rien moins que libre, mm c\vù, ^^ li\saxv\. ^<5^\i^ 



DROIT DE LA FORCE. 149 

cessité vertu, accepte la loi de son malaise comme une 
émanation de sa volonté. 

Un exemple rendra cela plus clair. 

Deux communes, deux cités, sont fondées simulta- 
nément, à quelques kilomètres Tune de l'autre. Dans 
les limites de leurs territoires respectifs, ces deux com- 
munes sont indépendantes et souveraines. Chacune 
forme un être collectif, une personne morale, régie, 
à priori, parle droit naturel. Dans les rapports qu'elles 
soutiennent entre elles, et en tant que ces rapports 
n'affectent pas leur souveraineté et leur existence, ces 
deux communes sont donc gouvernées par le droit des 
gens nécessaire, c'est-à-dire par une loi qui les oblige, 
au for intérieur, comme les individus. Elles ne doivent 
ni se nuire, ni s'offenser, ni s'envahir ; toute infraction 
à ces règles est une atteinte au droit des gens néces- 
saire. 

Mais voici qu'avec le temps, la population de part 
et d'autre se multipliant, les deux communes s'éten- 
dent; bientôt elles deviennent contiguês, de telle 
sorte que habitants et habitations ne présentent plus 
qu'une masse unique. 11 y a donc péril pour la souve- 
raineté de l'une ou de l'autre, tout au moins pour l'in- 
dividualité (la nationalité) de toutes deux. L'antago- 
nisme suivit alors avec des conséquences redoutables. 
Supposez que ces deux citiés relèvent d'une cité supé- 
rieure, royaume ou empire, la question pourra être 
trandiée, aux dépens de l'une des deuiL oxi ^li^ \jcsv)^» 



LA OT'ERKE ET LA PAIX. 



les deux, par l'autorité royale ou impériale, qui im- 
pose la loi, et la fait, de gré ou de force, accepter. 
Dans le cas contraire, c'est-à-dire dans le cas où les 
deux communes seraient deux États absolument indé- 
pendants et souverains, comment se résoudra la diflS- 
culté ? Wolf part de l'hypothèse d'une cité supérieure, 
Vattel de la nécessité des choses, pour opérer, à l'amia- 
ble ou de vive force, dans la constitution des deux 
États, dans les conditions de leur existence et dans 
leurs rapports, une révolution, non juridique évi- 
demment, mais inévitable. Tel est le droit des gens 
volontaire. 

De ce droit des gens volontaire naîtront ensuite le 
droit des gens coutumier et le droit des gens conven- 
tionnel; subsidiairement, le droit public, le droit ci- 
vil, etc. Ajoutez, si vous voulez, la distinction des droits 
parfaits et des droits imparfaits, du droit historique et 
du droit philosophique; brochez sur le tout cette théorie 
qui se croit profonde et n'est que niaise, selon laquelle 
le droit naît du devoir, lequel à son tour devra naître 
du droit, s'il est vrai, comme dit Vattel, que nous 
n'ayons reçu des droits que pour nous acquitter de nos 
devoirs..., et vous pourrez vous faire une idée de l'ap- 
pareil compliqué au moyen duquel la jurisprudence 
essaye de rendre compte de ce qui, dans la raison des 
masses, coule de source, le droit de la guerre, la rai- 
son de la force. 

Mais laissons la parole awx. ^wlevir^. ^wss» savons 



DROIT DE LA FORCE. 



en quoi consiste le droit des gens volontaire, et nous 
avons vu, par un exemple, en quel cas il devient 
applicable. Maintenant, que dit ce droit? Quelles 
sont, relativement à la guerre, ses maximes, ses for- 
mules? 

Vattel le résume en deux règles fondamentales : 

La première, que la gfoerre m forme, quant à 
ses effets, doit être considérée comme juste de part 
et d'autre; 

La seconde, que tout ce qui est permis à Vun est per- 
mis a Vautre. 

En vertu de la première règle , la conquête se légi- 
time. « En principe, dit Vattel< il n'est permis au vain- 
queur, après une guerre juste, de s'approprier que ce 
qui lui revient de droit naturel, ou qui est indispen- 
sable à sa sûreté et à la compensation de ses dépenses : 
quant au vainqueur dans une guerre injuste, la con- 
quête qu'il se permet est un crime de plus. Mais, at- 
tendu que les nations n'ont pas de tribunaux , et que 
les deux puissances belligérantes doivent être présu- 
mées également en droit, on admet, en vertu du droit 
des gens volontaire , que dans une guerre en forme 
toute acquisition est valide, indépendamment de la 
justice de la cause : c'est pour cela qu'entre les nations 
la conquête est un titre légitime. » 

De la seconde règle se déduit cette conséquence, 
qu'un État vaincu à la suite d'une agression injuste n'est 
passible que de réparations proportionueWes awa.^T\«i 



158 LA GUERRE ET LA PAIX. 

causées parla guerre; pour le surplus, c'est-à-dire 
pour le dommage moral, meurtres, pillages, dévasta- 
tions, etc., qui dans une guerre injuste sont, d'après le 
droit naturel, autant de crimes, l'impunité est accor- 
dée. La guerre étant réputée juste de part et d'autre, 
ce qui est permis à Tun est permis à l'autre : en con- 
séquence, le mal commis par le guerroyant injuste est 
excusable. 

Le lecteur sait maintenant à quoi s'en tenir sur la 
théorie de Wolf et de Vattel. Sur le seuil même de la 
science, alors qu'il est indispensable d'asseoir le droit 
sur des réalités, d'en saisir l'expression positive et, s'il 
se peut, matérielle, avant d'en opérer la déduction et 
d'en fixer les applications, ces deux publicistes se lan- 
cent, pour ainsi dire, à fond de train dans la fiction: La 
société, dit le témoignage du genre humain, est fondée 
_surJ'antagonismej Wolf et Vatt el le nient . Dans cet an- 
tagonisme, continue la vôîx'des nations, le droit, ar- 
bitre souverain, a pour expression première la supério- 
rité de force ; cela semble à nos deux écrivains tout 
aussi inconcevable, et ils le nient. Ces deux négations 
acquises, le reste va de lui-même : c'est-à-dire que le 
droit des gens se démolit pièce à pièce et devient une 
pure chimère. 

Ainsi, qu'il soit vrai que deux nations entrent en 
lutte, toutes deux avec un droit positif et égal et sans 
injure de part ni d'autre : en pratique on est bien forcé 
de l'admettre; en principe , où \& iîy^. ^ xL'o^t là^ 



DROIT DE LA FORCE. 153 

disent-ils, qu'une hypothèse, conçue pour l'intelligence 
d'une transaction radicalement abusive. Que la con- 
quête, une conquête juste, sainte, inviolable, puisse 
être le prix naturel de la victoire, le produit légitime 
d'une guerre légitime, cela leur paraît , en soi, encore 
plus monstrueux. Mais, s'inclinant devant une fatalité 
invincible, qui, après avoir fait les hommes batailleurs, 
les nations indépendantes et souveraines, les jette tous 
dans un antagonisme sans issue, nos docteurs se hâte- 
ront de conclure , pour mettre un terme à l'incendie 
et au massacre, pour se tirer du chaos, mais en men- 
tant à leur conscience, qu'il est bien d'adjuger au vain- 
queur sa demande, loyal d'iniposer au vaincu la confu- 
sion de sa défaite, au risque de légitimer le vol et de 
glorifier l'assassinat. C'est, sans doute, à cette juris- 
prudence étrange qu'il faut attribuer le cri d'indigna- 
tion de M. de Girardin : La guerre^ c'est V assassinat; la 
guerre , c'est le vol. M. de Girardin pouvait défier les 
foudres du parquet : il avait pour lui les maîtres de la 
doctrine et leurs définitions. 

Mais la conscience du genre humain proteste contre 
ces théories autant que contre ces injures. Non-seule- 
ment elle aflîrme la réalité du droit de la guerre, mais 
encore elle sait fort bien, le cas échéant, en décliner 
l'application et protester contre ce qu'elle nomme 
alors abiLS de la force, absolument comme, devant les 
tribunaux ordinaires , le plaideur sait décliner la juri- 
diction devant laquelle il est appelé sans povxt e/â»L\Às 



154 LA GUERRE ET LA PAIX. 

la justice ; s'inscrire en faux contre un témoignage, 
sans pour cela nier l'utilité de la preuve par témoins; 
protester contre un abus de propriété, sans pour cela 
nier la propriété. 

La conscience universelle, dis-je, affirme la réalité 
du droit de la guerre, et la compétence, pour certains 
litiges, d'une juridiction de la force. Sur ce^drQit^ 
sur cette compétence se sont établis, comme sur un 
fondement solide, les rapports internationaux, et pro- 
gressivement tout le système du droit civil et poli- 
tique. Et c'est en vertu de la réalité du droit de la 
guerre, en vertu de la compétence d'une juridiction de 
la force, que les deux règles de Vattel, purement fic- 
tives dans son système du droit volontaire et destruc- 
tives de toute morale, redeviennent d'une vérité ri- 
goureuse : 

i^ La guerre en forme doit être considérée, quant à 
ses effets, comme également juste des deux parts; 

2® Dans la guerre en forme ce qui est permis à Vun 
est permis à l'autre. 



Non-seulement, dirai-je à Vattel, la guerre doit être 
considérée des deux parts comme également juste, elle 
EST juste, elle ne peut pas ne pas être juste des deux 
parts, puisque, si elle était injuste d'un côté, ou de 
tous les deux, elle ne serait plus la guerre j puisque 
alors la société scraiV éVa\A\e ^\iYV'\^viil\Cie\et que la 



DROIT DE LA FORCE. . 



civilisation se développerait au hasard de la violen 
et de la trahison; puisque, sans cette justice égale, il^ 
n'y aurait pas de différence entre le .brigandage et la 
guerr e, et qu'il suflSrait à toute bande de malfaiteurs 
de dénoncer à la société qui la poursuit Fétat de 
guerre, pour se ménager, après la défaite, une am- y 
nistie. . ^ 






IM LA OUBRRB BT LA PAIX. 



CHAPITRE V. 

QUB LA NEGATION DU DROIT DE LA FORCE 
BBKD LA PHILOSOPHIE DU DROIT. IMPOSSIBLE. 



Depuis Wolf et son abréviateur Vattel, on ne peut 
pas dire qu'il se soit produit sur le droit de la guerre 
et des gens une seule théorie. Personne n'a essayé de 
combler cette immense lacune, qui, laissant le droit 
international dépourvu de sanction comme de principe, 
ruine tour à tour le droit public et le droit civil , 
compromet le pouvoir du prince, la souveraineté de 
rÉtat, la légitimité des magistratures, l'autorité des 
tribunaux, la sécurité des propriétaires; assimile les 
armées à des bandes infernales, souffle aux populations 
le mépris et h révolte, et menace de ruine la civilisa- 
tion tout entière. 

D'après les auteurs, il n'existe ni droit de la guerre 
ni droit des gens : ce sont deux hypothèses comman- 
dées pour le besoin de la civilisation et l'honorabilité 
du genre humain, mais deux hypothèses absolument 
gratuites. La conséquence est que le corps du droit 

ut entier est un assemblage de fictions. C'est à cela 
le téduit, à l'heure où j'écris ces lignes, toute la 
îe juridique. 



DROIT DB LA FORCE. 157 
• 

C'est en vain que Timmortel auteur de la Critique 
de la raison pure, Kant, a essayé d'appliquer au pro- 
blème qui nous occupe ses puissantes catégories. 
Fourvoyé dès le premier pas par la négation du droit 
de la force, il n'a pu que se traîner à la suite de Wolf, 
et il a fini, chose pitoyable, par s'embourber dans l'u- 
topie. Ce phénomène terrible dont il n'y a pas moyen 
de révoquer en doute les éclats, la guerre, inquiète 
au plus haut degré la raison méthodique, paisible, du 
philosophe de Kœnigsberg : c'est la pierre d'achoppe- 
ment de son système. Sans une théorie exacte de la 
guerre et de son droit, en effet, le système de la raison 
pratique croule, et l'édifice Kantien ne subsiste plus 
que sur une aile. Aussi faut-il voir avec quel acharne- 
ment le philosophe se débat contre ce sphinx qui dé- 
route sa logique. Il lui cherche des démentis, de 
l'opposition, des négations partout. D'où peut venir 
aux hommes cette fureur étrange ? Devant cette ques- 
tion, Kant reste perplexe, et il conclut, non à résoudre 
l'énigme, mais à la trancher, en faisant disparaître^ 
par des moyens de police générale, cette aflreuse 
guerre, contre laquelle vient se briser sa philosophie 
du droit. 

« La guerre, dit Kant, n'a besoin d'aucun motif 
(( particulier. Elle semble avoir sa racine dans la nature 
a humaine, passant pour un acte de noblesse, auquel 
(( doit porter Vamour de la gloire, sans a\ic\ixv tivo\iA^ 



158 LA OUBRRB BT LA PAIX. 

• : 

« d'intérêt. Ainsi, parmi les sauvages de l'Amérique, 
u comme en Europe dans les siècles de chevalerie, la 
(( valeujMiûUtaire^ obtient 4e grands honneurs, non- 
\ seulement £iry a guerre, comme il serait juste, mais 
^ encore pour qu^ljf.ait guerre, et comme moyen de 
« se signaler. De sorte qu'on attache une espèce de 
« dignité à la guerre, et qu'il se trouve jusqu'à des 
a philosophes qui en font l'éloge comme d'une noble 
« prérogative de l'humanité, oubliant ce mot d'un 
<( Grec : La guerre est un mal, en ce qu'elle fait plus 
(( de méchants qu'elle n'en emporte *. » 

Kant soutient donc qu'il ne doit y avoir aucwne. 
guerre, ni entre individus, ni entre peuples ; que c'est 
un état extrorlègal, et que le véritable droit des gens 
est de mettre fin à ces luttes exécrables, en travaillant 
à créer et à consolider la paix perpétuelle. 

De Grotius, Wolf et Pufendorf, docteurs graves, 
nous voici tombés dans la soutane de Tabbé de Saint- 
Pierre, philanthrope et utopiste ! Nous ne sommes pas 
au bout. Le projet de paix perpétuelle est-il réalisable? 
Kant considère comme un indice de cette réalisation 
• la possibilité qu'il y a, selon lui, de contenir les pas- 
sions, en les opposant les unes aux autres : 

« Le problème d'une constitution, dit-il, fût-ce pour 
« un peuple de démons, n'est pas impossible à résoudre, 

i, Kant, Principes wëtaph-ysiciiies du droit ^XT«A\xo:\QiïL4^'ÇvK«L 



DROIT DE LA FORCE. * 159 

(( pourvu que ce peuple soit doué d'entendement. On 
« aurait Tavantage, par là, de ne pas attendre la paix 
« du inonde d'une refotme morale des hommes, im- 
<( possible elle-même à obtenir. » 

C'est justement la théorie passionndlé de Ch. Fou- 
rier, combinée avec le système à bascule, ou des 
contre-forces, d'Ancillon. La théorie de Fourier est 
aujourd'hui reléguée parmi les utopies dont on ne se 
donne même plus la peine de faire l'essai : et pour- 
quoi? C'est justement parce que les homnfies pas- 
sionnés, et sous ce rapport semblables à des démons, 
sont en outre doués d'entendement, et que cet enten- 
dement, loin de servir à mettre d'accord ou à équili- 
brer leurs prétentions, leur sert précisément au con- 
traire à s'attaquer avec plus d'acharnement. Quant au 
système d'Ancillon, ce n'est pas autre chose que le 
principe de Véquilibre européen, en vertu duquel les 
nations, pour ne se pas faille la guerre, sont obligées 
de se tenir constamment en armes. 

Toutefois, comme si l'instinct philosophique aver- 
tissait Kant de la puérilité de ses conceptions, après 
avoir posé les bases d'une pacification générale, il 
termine par cette réflexion que messieurs du Congrès 
de la paix feront bien de méditer : 

(( La paix perpétuelle est impraticable ; mais elle est 
« indéfiniment approximable. » 



100 LA eUBRRB BT LA PAIX. 

Hegel n'éprouve pas le même embarras que Kant. 
Celui-ci croyait à une raison pratique de l'homme, 
différente par son principe de la raison pure ou spècur 
lative, et donnant lieu à un ordre de faits, d'idées, de 
sentiments, que l'entendement seul ne. suffit pas à 
expliquer. De cette raison pratique Kant faisait même 
une sorte de sanction de la raison pure, en montrant 
que certaines idées, par exemple celles de Dieu, de 
l'immortalité de l'âme, de la certitude des objets exté- 
rieurs et par suite de nos connaissances, idées que la 
raison pure laissait, selon lui, indécises, nous étaient 
garanties comme postulés nécessaires de la raison pra^ 
tique : ce qui signifie qu'en dernière analyse l'intelli- 
gence chez l'homme n'a de certitude que celle qu'elle 
tire de la conscience. Hegel rejette cè'dnaKsmie": il 
ramène tout à un principe unique, la logique évoluant 
ennoumènes et phénomènes. Ce qui arrive étant donc, 
en vertu de cette évolution, ce qui doit arriver, Hegel 
le proclame juste, quel qu'il soit, et sans s'inquiéter 
des protestations subjectives de la conscience. Pour lui 
le droit est un mot : comme la vérité est ce qui est, 
la justice est aussi ce qui est. Entre science et con- 
science, il n'y a pas de différence. Hegel a jeté son 
regard d'aigle sur la guerre, et il l'approuve, il en 
proclame les résultats généraux comme bons, en quoi 
il n'a pas tort. Mais il ne donne d'autre raison de cette 
bonté des résultats généraux de la guerre sinon qu'ils 
"existent ; il ne s' inquiète pas sv \ft çtvcvd^ ^\v «amoral 



DROIT DE LA FORCE. 



OU immoral ; il affirme que la guerre, étant inévitable, 
est par cela même, infaillible, qu'elle ne se trompe 
pas. 

Aussi voyez la conséquence. Tandis que Fichte prê- 
chait la croisade contre Napoléon, Hegel admirait fleg- 
matiquement la marche dialectique du conquérant. Si 
l'Allemagne, en 1813, avait été un peu moins kantiste/ 
un peu plus hégélienne, Napoléon I®' aurait été victo- 
rieux dans sa campagne de Saxe; l'invasion _de la 
France en 18U n'aurait pas eu lieu; au contraire, le 
désastre de la campagne de Russie réparé, la coalition 
définitivement écrasée, c'est l'empire des czars qui 
aurait été conquis ; Napoléon serait nwrt sur son trône, 
et son fils, le duc de Reichstadt, rendu à la santé par 
la victoire de son père, réunirait peut-être sur sa tête 
les deux couronnes de France et d'Autriche. Nous pou- 
vons, en France, par patriotisme, accepter cette con- 
clusion hégélienne de l'épopée impériale ; mais il faut 
avouer qu'en vertu du même patriotisme les Alle- 
mands ne s'en accommoderaient pas de même. D'où 
il résulte, contrairement au système de Hegel, que la 
raison de la guerre n'est pas la même que la raison de 
la nécessité, et que si la force doit incontestablement 
compter pour quelque chose, elle n'est cependant pas 
tout. 

Du droit de la guerre, ainsi conçu tellement quelle- 
ment, Hegel concluait, avec Hobbes, à l'absolutisme 
gouvememe/ïtei, à /'omnipotence de VÉlal, ^\a ^v]Sùîi\- 



162 LA GUERRE ET LA PAIX. 

teriiisation de l'individu. J'ignore si, pour cette partie 
de sa philosophie, Hegel a conservé en Allemagne un 
seul partisan ; mais je puis dire que parler ainsi Se la 
guerre et du droit de la force, mêler le bien et le mal, 
le vrai et le faux, c'est déshonorer la philosophie. He- 
gel aurait mérité cette condamnation énergique de 
l'un de ses disciples," Mager : 

« Une philosophie par laquelle le fatalisme et le 
« droit du plus fort sont élevés sur le trône; par la- 
ce quelle l'individu est dépouillé de sa persoùnalité, de 
« sa responsabilité , et dégradé jusqu'à n'être plus 
(( qu'une goutte .dans le torrent de l'esprit universel, 
(( et qui dit expressément que la vertu et la justice, 
« l'iniquité et la violence, les vices et les talents, les 
« actions personnelles, les grandes et les petites pas- 
ce slons, le crime et l'innocence, la grandeur de la vie 
« publique ou individuelle, l'indépendance et les des- 
(( tinées des nations, sont des points de vue dont l'his- 
« toire universelle n'a point à s'occuper ^.. » 

Achevons nous-mêmes la phrase : Une pareille phi- 
losophie est un outrage au bon sens, et une dérision 
rîe ce qu'elle a la prétention de glorifier, la fatalité, la 
guerre, la force. 

Quelles autres citations ferais -je à présent? Et à 
quoi bon? Le droit de la guerre nié, le droit des gens, 

i. WiLMM, Histoire de la pHiloscypHve aXlematvdA,\^\S,v^'^- 



DROIT DE LA FORCE. > 163 

dont les badauds continuent à s'entretenir, se réduit à 
néant. Écoutons le dernier recenseur de la science, 
M. Oudot : 

« Existe-t-il pour le droit international une sanc- 
« tion autre que celle de la conscience et du mal qui 
(( résulte tôt ou tard pour le coupable de la perpétra- 
« tion de l'injustice? 

« Pour soutenir Taffirmative, il faudrait accepter 
« des croyances à moitié fatalistes, qui, en reconnais- 
({ sant la liberté pour les individus, la nient pour les 
<( peuples. Il faudrait dire, avec Domat, « que les pro- 
« ces entre nations ont pour juges la force et Dieu, 
a les événements que Dieu donne aux guerres ; enfin 
« il faudrait affirmer, avec des philosophes modernes, 
a que la guerre n'a jamais tort ; que Dieu en dirige les 
« événements pour en tirer l'enfantement heureux de 
« quelque progrès réclamé par la force au nom de la 
c( justice. » 

A quoi notre auteur répond : 

« La liberté humaine peut tout aussi mal faire entre 
« les nations que dans les débats particuliers ; le canon, 
« ratio ultima regum , n'est pas infaillible pour dou- 
ce ner la victoire à la bonne cause. Alors on est bien 
« obligé de, reconnaître que le droit international sauc- 
er iionnateur est informe en ce qui toucYi^ les t[vo^^t»& 



IM L'A GUBRRB ET LA PAIX. 

« de sanction extérieure. Les moyens préventifs ou 
« probatoires, réparatoires ou pénaux, qu'il a à sa dis- 
« position, ne sont que de la force ; sa procédure est 
« l'habileté d'un général ; son prétoire est le champ 
« de la bataille. Montesquieu reconnaît ces tristes vé- 
« rites. Il en tire cette conséquence , que les princes, 
« qui ne vivent point entre eux sous des lois civUes, ne 
« sont point libres... Car la liberté consiste principale' 
a ment à ne pouvoir être forcé à faire une chose que la 
« loi n'ordonne pas ; et on n*est dam cet état que parce 
« qu'on est gouverné par des lois civiles. D'Âguesseau 
(( ajoute, dans le même sens : Au lieu que, dans laju- 
« risprudence ordinaire, c'est par le droit que Von doit 
n juger du fait; ici, c'est presque toujours le fait qai 
« sert à faire ohserver le droit. 

« Cette privation d'une partie notable de la sanction 
« constitue une mutilation profonde de Tidée du droit. 
«Aussi Burlamaqui, Pufendorf et d'autres auteurs 
H avouent qu'on ne peut guère donner au droit inter- 
Ajj^tional sanctionnateur le nom de droit, dans l'exacte 
« précision des termes : « la notion exacte du nom de 
« droit renfermant toujours l'idée d'une puissance su- 
ce prême, qui puisse contraindre les hommes à s'y 
« soumettre *. » 

Bref, le droit des gens, dans la foi duquel les na- 
tions ont vécu, ce droit souverain est une fable ; c'est 

i. OoDOTf Conscience et science dudro\l,x.U^«^Q&%\fA« 



DROIT DE LA FORCE. 165 

la jurisprudence classique, la science officielle, con- 
stituée, qui le déclare. Tout ce qui existe, en fait de 
royaumes, empires, républiques, tout ce système 
d'États plus ou moins indépendants les uns des autres, 
de souverainetés mutuellement reconnues, mais non 
garanties, est le produit du hasard, de la Violence et 
de la perfidie, œuvre inintelligible de la fatalité et de 
l'arbitraire, que l'arbitraire et la fatalité peuvent dé- 
truire demain. 

Aussi, voyez les conséquences se produire, et le 
chaos juridique préparer peu à peu le chaos social. 

Puisque, comme le dit l'honorable professeur que 
je viens de citer, la notion exacte du droit renferme 
toujours l'idée d'une puissance su/préme qui contraigne 
les hommes à s'y soumettre ; que, comme le dit Ancillon, 
r aut orité es t la source unique d^oii découle le droit; et 
puisque l'absence d'un droit international tient à ce 
que l'humanité est divisée en souverainetés indépen- 
dantes, qui ne reconnaissent pas déjuge suprême, 
il s'ensuit que la première chose à faire est de rame- 
ner tous les États à l'unité, et de vaincre ces vieux 
préjugés de nationalité et de patrie qui s'opposent à 
jla réalisation du droit. C'est ce que dit le savant 
M. Oudot : 

« Ce fractionnement des hommes en nations ou 
« sociétés diverses laisse des regrets. On peut souhaiter 
u de voir le jour de la. réunion des pe\rp\^^ ôasa 



LA (îriîKRE ET LA PAIX. 



« Tunité. Heureux jour, où le triste nom d'étranger 
« s'efïacerait des langues humaines, emportant avec 
« lui des luttes d'intérêts et de principes que le pa- 
« triotisme exclusif traduit en fruerres. » 

C'est aussi l'opinion de M. Vergé, éditeur et com- 
mentateur de Martens. L'idée de patrie, selon lui, est 
négative du droit des gens. D'après ce principe, il 
écrit : 

« Les croisades ne sont-elles pas la négation du 
« droit des gens? Au lieu de la patrie grecque et de la 
« patrie romaine, on eut la patrie chrétienne. » 

Ainsi la patrie n'est plus rien, la nationalité rien, 
l'autonomie des races, la distinction des peuples, la 
détermination des États, rien. 

Ainsi, les Alexandre, les César, les Charlemagne, 
les Charles-Quint, les Philippe II, les Louis XIV, les 
Napoléon, tous ces candidats à la monarchie univer- 
selle, ces destructeurs de patries, de libertés nationales 
et individuelles, étaient les bienfaiteurs du genre hu- 
main, les vrais représentants du droit; les héros qui 
les combattirent, un Memnon, un Vercingétorix, un 
Wiiikind, un Guillaume le Taciturne, un Gustave- 
Adolphe, un Guillaume III, un Kosciuzko, un Wel- 
lington, des révoltés contre la Providence, des ennemis 
du droit des gens, dignes de toutes les amertumes de 



DROIT DE LA FORCÉ. 167 

la défaite et des flétrissures de l'histoire. Car de Tau- 
torité seule découle le droit; et puisque TÊtre suprême 
n'a pas daigné établir son siège entre les notions, que 
pouvons-nous faire de mieux que de suppléer à cette 
absence du Dieu de Tordre, en créant, par une cen- 
tralisation des cinq parties du globe, Tomniarchie de 
la terre? 

Certes, nous avons vu, depuis douze ans, pour- 
suivre des utopistes bien moins dangereux que ceux- 
là; des hommes qui, s'ils s'égaraient dans leurs aspi- 
rations vers l'avenir, n'abusaient pas du moins de la 
confiance publique, ne travaillaient pas à ruiner dans 
l'esprit de leurs auditeurs l'État qui les payait. Com- 
ment la vertu patriotique ne fléchirait-elle pas, à la 
longue, dans une nation à qui ses docteurs enseignent 
de si belles choses? Comment, surtout, l'armée con- 
serverait-elle le moindre respect pour le droit et la 
morale, quand elle s'entend répéter sur tous les tons 
qu'elle n'est, ne saurait être jamais qu'un instrument 
de violence brutale ? 

Horace, le poète épicurien, venu après les guerres 
civiles, et qui, il nous l'a raconté lui-même, ne bril- 
lait pas précisément par la vertu guerrière, Horace 
nie positivement qu'il y ait rien de commun entre 
la guerre et le droit. Que ton Achille, dit-il à son 
jeune poète, ne reconnaisse ni loi ni droit que les 
armes : Jwra neget sibi nata , nihU non arroget armis. 

C'est d'après ce modèle de fantaisie, et svxî \3l IqIy ô.^ 



168 LA GUERRE ET LA PAIX. 



juristes ignares, que vous entendrez plus d'un mili- 
taire, brave d'ailleurs et plein d'honneur, mais ou- 
bliant que le premier magistrat fut un chef d'armée, 
accorder ingénument que la justice n'est pas le fait 
de l'homme de guerre, que le soldat ne comaaît de loi 
que son épée, et que si, dans la bataille et dans la 
victoire, il lui plaît d'user de modération, c'est pure 
générosité de sa part et parce que cela ajoute à sa 
gloire. Guerre et droit, disent volontiers les militaires, 
comme vertu et vice, sont choses contraires , sans 
rapport entre elles, inconciliables. Grotius cite à 
cette occasion une multitude de dits célèbres, con- 
servés par les auteurs, et qui ne prouvent qu'une 
chose, à savoir : que si la notion du droit de la guerre 
s'est depuis longtemps corrompue dans les armées, 
c'est surtout grâce aux fausses idées répandues par 
les légistes, c'est grâce à cette habitude pernicieuse 
passée chez les nations modernes en maxime d'État, 
de séparer l'une de l'autre, comme deux éléments 
incompatibles, la justice et la guerre, et de ne pas 
souffrir que celui qui combat, au péril de sa vie, pour 
le droit, connaisse du droit et en délibère. 



DROIT DE LA FOECE. 



CHAPITRE VI. 

QUE LB DROIT DB LA FOUCB N*A PAS ÉTÉ CONNU 

DB HOBBE8 : 

BXAMBN CBITIQUB DU STSTEMB DE CBT AUTBUB. 



L'écrivain qui entreprend de réhabiliter soit une 
idée, soit une époque, soit un homme, ne saurait 
s'entourer de trop de précautions et prendre contre 
le retour de la calomnie trop de sûretés. Il ne manque 
certes pas aujourd'hui de gens qui, pour peu que 
je leur en fournisse le prétexte, seraient heureux de 
dire que la théorie du droit de la force, que j'expo- 
serai tout à l'heure, est empruntée au célèbre Anglais 
Hobbes,^ connu du vulgaire des lettrés pour s'être fait 
l'éditeur et le panégyriste des propositions les plus 
immorales et les plus atroces qui aient paru sur le 
droit des gens. Peu de personnes, j'imaginç, parmi 
mes contemporains et compatriotes, s'avisent de lire 
les écrits de ce publiciste que j'ose appeler de génie, 
bien que je regarde sa doctrine comme ne contenant 
que la moitié de la vérité, et qui eut la gloire de 
chercher, l'un des premiers, les principes de l'ordre 
social dans la pure et droite raison, et en dehors de 
toute foi ou révélation religieuse. 



170 LA GUERRE ET LA PAIX. 

C'est un des effets inévitables du progrès, qu'à 
mesure que notre raison s'éclaire et que le chaos de 
nos idées se débrouille, les vieux auteurs, premiers 
pionniers de la pensée, sont oubliés peu à peu et leurs 
livres envoyés au grenier. Mais il appartient à ceux 
qui aspirent à continuer leur œuvre de les rappeler 
de temps en temps au souvenir de la postérité, et de 
payer à leurs efforts le juste tribut de reconnaissance 
qu'ils ont mérité. 

Voici -ce que je lis surHobbes, ddins l^ Biographie 
portative universelle, publiée par Garnier frères, Paris, 
1852 : 

« HoBBES (Thomas), célèbre philosophe anglais, 
« écrivain politique, poète anglais et latin; Malmes- 
({ bury, 1588-1680. Pendant les guerres civiles, il se 
« montra zélé partisan de la cause royale et dut se 
« réfugier en France (16^0). Rentré dans sa patrie 
« (1653), il se fit de nombreux ennemis par ses opi- 
« nions et l'intolérance de son caractère. Hobbes fut 
(( Tami de Bacon, de Gassendi, de Galilée. Penseur 
« audacieux , quelquefois profond ; rigoureux logi- 
« cien, mais, en même temps, génie étroit et para- 
ce doxal, il usa une remarquable puissance sans grand 
« résultat. Son système est un matirlaUsme franc et 
« complet, lequel exclut Dieu. En morale et en politique 
(( il part de cette hypothèse que l'homme est par nature 
(( égoïste, méchant, liostile à Hiommc* Il soutient que 



DROIT DK LA FORCE. 171 



« le droit ne commence qu'avec les contrats et n'a point 
« d'autre base, et de là il conclut que le meilleur govr- 
(( vemement est celui de la force, le despotisme monar- 
« chique sous la forme la plus absolue. C'est dans le 
« livre De Cive (1642) qu'il a développé cette doo 
« trine restée célèbre... » 

Ce petit article est le résumé de tout ce que Ton 
pense communément, encore aujourd'hui, de Hobbes. 
Matérialiste, athèe^ fauteur du pouvoir absolu, que 
voulez-vous de plus horrible, de plus noir? Qu'il ait 
été, du reste, penseur hors ligne, géomètre, poëte, 
helléniste, ami de Bacon, de Galilée, de Gassendi, 
trois noms qui en valent des centaines d'autres; 
qu'il ait même souffert la persécution et l'exil pour 
ses opinions : on l'accorde, mais on n'en tient pas 
compte. L'homme est jugé. Les cléricaux du xvii® siècle 
ont instruit le procès ; les soi-disant critiques du xix* 
adoptent leurs conclusions, et tout est dit. C'est ainsi 
que la littérature marchande exécute les auteurs. Et 
voilà ta justice, ô Postérité I 

L'objet des écrits de Hobbes, la pensée de toute sa 
vie, d'une vie de quatre-vingt-douze ans, fut de re- 
chercher, par les seules forces de la raison, de la 
droite raison, comme il aime à s'exprimer, les prin- 
cipes de la morale et du droit. 

Est-ce qu'un esprit, que tourmente pendant quatre- 
vingt-douze ans une pareille idée, est un esçùx. è^\s 



17S LA GUERRE ET LA PAIX. 

moralité? Car enfin, les qualifications d'athéisme, de 
matérialisme, d'absolutisme, que prodiguent à tort et 
à travers des gens qui ne savent certes pas mieux que 
Hobbes ce que c'est que Dieu, la matière, ou l'absolu, 
n'impliquent rien de moins que cela. 

Tb. Hobbes appartient à cette génération puissante, 
venue à la suite de la Réforme, mais que la Réforme 
elle-même ne satisfaisait pas, et pour qui, le droit de 
libre interprétation de la Bible devenant bientôt le 
droit de penser librement sur toutes choses, l'édifice 
entier de la connaissance, jusque-là basé sur la foi, 
devait s'établir enfin sur la raison. I>ans les rangs de 
cette généreuse phalange de penseurs, se distinguent, 
à des titres divers et dans des directions difTérentes, 
Bacon, Gassendi, Galilée, amis de Hobbes, Descartes, 
Grotius, Spinoza. Hobbes marche de pair avec ces 
grands hommes, et, quelque erronée que soit sa doc- 
trine, il a droit à conserver sa place, d'autant mieux 
que son action sur son siècle et sur les suivants a été 
bien plus grande qu'on ne le suppose. 

D'où vient la société? se demande Hobbes. Qu'est-ce 
que l'État ? Sur quoi reposent les fondements de l'ordre 
politique ? Quelle est l'étendue des pouvoirs du prince? 
Quel en est le principe? Qu'entend-on par démocratie, 
aristocratie j monarchie? Que vaut le serment? Que 
signifient ces mots : contrats, obligations, etc. ? La reli- 
gion nous éclaire sur ces questions ; nous connaissons 
ses réponses. Elle a résolu k ^ mm.^t^ cfô& redoutables 



DROIT DE LA FORCE. 173 

problèmes; et nous vivons sur ses préceptes, nous 
subsistons de sa tradition. Mais, en dehors de la foi et 
de Tordre exprès de Dieu, quelle idée pouvons- nous 
nous faire de toutes ces choses ? 

Telle est la thèse. Certes, c'était une tête puissante, 
que celle qui, dès la première moitié du xvn® siècle, se 
posait de semblables problèmes ; et ce fut incontesta- 
blement un homme de génie que celui qui en essaya 
la solution. 

Que si maintenant, par matérialiste et athée, Ton 
entend celui qui cherche la vérité et la règle des mœurs 
par les seules forces de la raison, assistée de Texpé- 
rience, assurément Th. Hobbes doit être réputé athée 
et matérialiste. Mais Descartes est athée aussi. Bacon 
et tous les autres sont dans le même cas. Notre société 
moderne tout entière, enfin, peut être appelée athée 
et matérialiste, car elle distingue nettement et tient de 
plus en plus à distinguer la philosophie de la théolo- 
gie, comme le temporel du spirituel. Ceux-là mêmes 
qui ont conservé des croyances religieuses sont les pre- 
miers à reconnaître la nécessité de séparer la religion 
de la raison. De savoir, après cela, si le même Hobbes, 
athée spéculatif comme Descartes était pyrrhonien. 
Test également dans son cœur; s'il a dit, en son âme 
et conscience, comme l'incrédule du psalmiste : Non, il 
n'y apoint de Dieu, j'avoue que je ne tiens pas le moins 
du monde à l'éclaircir. Ce qui m'intéresse est la doc- 
trine de Hobbes; je suis sans inquiétude swt ^xv ^\)X< 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



Écartant donc l'idée de Dieu et de religion, en ma- 
tière de science sociale de même qu'en matière de géo- 
métrie, Hobbes se demande ce qu'il y a de socialement, 
de juridiquement vrai pour l'homme, dans cet état où 
il le suppose livré à la seule inspiration de son enten- 
dement, et qu'il appelle, par opposition à l'état reli- 
gieux, état de nature. Et comme notre philosophe, 
malgré son désir de ne suivre que la raison et de s'af- 
franchir des lisières de la révélation, n'en est pas venu 
cependant à séparer la conscience morale de la con- 
science religieuse , pas plus que les théologiens et les 
moralistes de son temps ne les séparaient, pas plus que 
ceux du nôtre ne les séparent ; comme ces deux idées, 
religion et morale , restent pour lui indissolublement 
unies, pour ne pas dire identiques, il se répond, avec 
tous les théologiens de son temps et avec tous les 
croyants du nôtre, que, dans l'état de nature, c'est-à- 
dire en dehors de l'idée de Dieu et de l'influence reli- 
gieuse, l'homme (l'Adam pécheur) est placé sous la loi 
de l'antagonisme, de l'égoïsme; que par conséquent, 
n'obéissant qu'aux suggestions de son appétit, n'ayant 
de loi que sa volonté, il est naturellement pour son 
semblable un ennemi , une bête féroce, homo homini 
lupus , à moins que par un miracle du ciel il n'en de- 
vienne le bienfaiteur, le dieu, vel deus. 

La conclusion de Hobbes ne pouvait être autre que 
celle-là. L'idée d'une justice immanente, la distinction 
de deux sortes de morales^ TOLçyK\^t^\%\^M%^ et morale 



DROIT DE LA FORCE. 175 

rationnelle, de deux espèces de droits, droit divin et 
droit humain, bien autrement profonde et délicate que 
celle du spirituel et du temporel, voire même que celle 
de la religion et de la raison, ne pouvait être claire- 
ment conçue du temps de Hobbes, et tout me porte à 
croire qu'il n*y arriva jamais. * 

Après cette première proposition de Hobbes, que 
l'homme est pour Thomme, à l'état de nature, un 
ennemi, il semble que la discussion devait s'arrêter là. 
Le premier paysan venu, à défaut des docteurs en théo- 
logie, pouvait dire à Hobbes: « Mon bon monsieur, 
s'il est vrai qu'à l'état de nature nous ne sommes que 
des bêtes féroces, toujours prêtes à nous entre-dévorer, 
il est clair qu'il n'y a de morale qu'en Dieu et dans la 
religion, de justice que dans la religion, d'autorité que 
dans la religion, de vraie et bonne politique que dans 
la religion ; que par conséquent votre droite raison est 
une sotte qui fera bien de retourner au catéchisme ; et 
que vous-même , au lieu de philosopher, vous n'avez 
rien de mieux à faire, ainsi que nous pauvres paysans, 
que de méditer la sainte Écriture, travailler la semaine, 
et le dimanche chanter des psaumes. » 

L'argumentation eût été sans réplique. Mais Hobbes 
ne pouvait s'y rendre ; car, s'il est vrai que, l'identité 
du principe moral et du principe religieux une fois ad- 
mise, il n'y ait plus à chercher les fondements rationnels 
de la société, la distinction entre la religion et la raison, 
celle de science sacrée et de science çtoîaw^ \^«îv^\iï 



176 LA GUERRE ET LA PAIX. 

siste pas moins ; et Ilobbes était toujours fondé à S6 
demander, non plus peut-être si ce qu'on appelle jus* 
tice et morale avait encore lieu hors de la religion, 
mais comment, hors de la religion , avec ou sans jus 
tice, avec ou sans morale, Thomme et son compagnon 
parviendraient à sortir, plus ou moins, de leur état 
antagonique et à s'entendre. 

Ainsi, battus par ses propres armes, qui sont celles 
de la dialectique, mais fidèle au principe indestruc- 
tible de la distinction de la foi et de la raison, Hobbes 
poursuit sa route. Autant il. fait de pas, autant de 
chutes. Voici enfin où il aboutit. 

On sait que le philosophe allemand Hegel part du 
néant pour arriver à Têtre ; Hobbes suit un procédé 
analogue. Il part de l'état de guerre pour arriver à l'état 
de société, du non-droit pour arriver au droit ; c'est en 
cela que consiste l'originalité de son système. 

Dans l'état de nature, dit-il, tel que seulement nous 
pouvons le supposer en dehors de l'institution reli- 
gieuse; dans cet état où il n'y a point de législateur, 
puisque Dieu ne paraît point ; pas de lois, pas d'auto- 
rité; où chacun est en guerre contre tous; où la dis- 
tinction du bien et du mal n'existe pas, quelle peut 
être la règle d'action de l'homme? En d'autres termes, 
qu'est-ce que nous pouvons imaginer comme étant le 
mobile souverain de sa volonté, et par conséquent la 
loi de son existence? C'est évidemment qu'il doit tout 
FAIRE pour éviter la mort et la souffrance. Le sens com- 



DROIT DE LA FORCE. 1T7 

mun le dit : la conservation de son corps et de ses mem- 
bres, par tous les moyens possibles, voilà, pour Thomme 
à l'état de nature, Tunique et véritable loi, le dictamen 
de la pure et droite raison. 

Hobbes tire de là sa définition du droit, celle qui 
lui servira pour échafauder son système : Tout ce que 
l'homme à l'état de nature peut faire rationnellement, 
ou, pour mieux dire, logiquement, envers et contre 
tous, en vue de conserver son corps et ses membres, 
je dis que cela est fait justement et de droit, id juste 
et jure factum dicam. En sorte que le fondement du 
droit, selon Hobbes, est que chacun conserve, autant 
qu'il est en lui, son corps et ses. membres, ut quisque 
vitam et membra sua, quatenus potest, tueatur. 

Il est manifeste qu'un semblable droit, impliquant, 
Hobbes le dit de la manière la plus expresse, la fa- 
culté de tuer et de voler, n'est pas du droit : c'est du 
non-droit. L'idée de droit implique respect mutuel, 
convenance réciproque : si la convenance n'existe que 
d'un côté, si elle est unilatérale, c'est du purégoïsme. 
Voilà pourquoi j'ai dit que Hobbes partait du non- 
droit pour arriver au droit, de même que Hegel, dans 
sa métaphysique, part du néant pour arriver à l'être. . 
On va voir comment le publiciste anglais effectue la 
traversée. 

Après avoir donné cette définition du droit, Hobbes 
la développe intrépidement. 

Qui veut Ja fin veut les moyens, d\t xvoU^ ^xsXfôvo: 



178 LA GUKHRE ET LA PAIX. 



Celui qui a droit, en autres termes, celui à qui sa 
droite raison commande de protéger à tout prix son 
corps et ses membres, la même droite raison lui com- 
mande aussi d'employer pour cela tous les moyens 
possibles. 

Ce mot de droite raison, employé par Hobbes pour 
justifier, à l'état de nature, le vol et l'assassinat, a 
pour nous quelque chose de révoltant. Mais il faut 
comprendre la pensée et envisager surtout le but de 
l'écrivain, qui est de nous faire sortir, le plus tôt qu'il 
pourra, de cet état de nature où la droite raison nous 
commande de voler et d'assassiner ; puis, en vertu de 
cette même droite raison, de nous élever à un état 
supérieur, dans lequel il nous sera commandé tout à 
l'heure d'observer la paix et la fidélité au serment. La 
droite raison, chez Hobbes, est l'équivalent de la ligne 
droite des géomètres : c'est le plus court chemin par 
lequel l'homme, placé sous la seule loi de conserva- 
tion, peut arriver à son but. 

Nous disons donc que la droite raison nous com- 
mande d'employer, pour nous sauvegarder, tous les 
moyens possibles. De savoir maintenant, parmi tant 
de moyens qui peuvent s'offrir, quels sont ceux qu'il 
conviendra d'employer, c'est, dit Hobbes, ce dont cha- 
cun de nous reste seul juge pour ce qui le regarde, en 
vertu de son droit naturel. 

(( Car. s'il était conlmve ^ \vîl At^xV^ mson q^ue je 



DROIT DE LA FORCE. 179 

« jugeasse moi-même de ce qui regarde ma sûreté, un 
(( autre sans doute en jugerait. Si un autre juge de ce 
« qui me regarde, je puis juger à mon tour de ce qui 
« le regarde, lui, ce qui revient à me constituer en dé- 
(( Hnitive seul juge de mon intérêt, seul juge dans ma 
(( propre clause. » 

Nous sommes donc toujours dans le non-droit : c'est 
ce que Hobbes reconnaît lui-même implicitement, 
lorsque, poursuivant son argumentation, il ajoute : 

<( Lji nature a donné à chacun de nous^îolLsur 
« toutes choses. Mais, dans la pratique, ce droit sur 
« toutes choses accordé à tous équivaut pour chacun 
« à zéro, la compétition universelle ne permettant à 
« personne de s'approprier, en toute sécurité et ga- 
(( rantie, quoi que ce soit. De l|i la guerre, dans la- 
ce quelle consiste Tétat de nature. » 

On voit par ces paroles, que je cite textuellement, 
que pour Hobbes le droit absolu était synonyme de 
la nullité absolue du droit. Ne reconnaît-on pas ici 
la logique de Hegel, faisant aussi Tétre absolu 
synonyme de néant? 

Il s'agit de savoir comment nous sortirons de ce 
droit absolu de tous sur toutes choses, dans lequel il 
est évident que l'humanité ne peut subsister. A cette 
fin, Hobbes fait intervenir un nouvel éVèmetv\.k\iv^R 



180 LA GUERRE ET LA PAIX. 

duquel il opère, dans cet absolu juridique, dans ce 
non-droit, une suite de déterminations donnant lieu à 
des droits spéciaux, positifs, en un mot, à de véri- 
tables droits. 

Tout ce que j*ai le droit de faire ne m'est^paséga- 
lenient avantageux. Je suis en état de guerre avec tous 
mes semblables; j'ai le droit d^enlever ce qui me 
plaît, et de tuer le premier qui se présente, le tout 
pour nourrir mon corps et conserver mes membres : 
faculté immense, et qui me laisse, ce semble, bien des 
ressources. Pourtant, je consentirais volontiers à re- 
lâcher quelque chose de ce droit absolu, en échange 
de quelque garantie et sûreté. Car je puis être tué 
moi-même ; ce qui prouve, en généralisant l'hypothèse, 
que la guerre est mauvaise conservatrice du genre hu- 
main. Envisagé de ce nouveau point de vue, mon 
droit de tout faire pour la conservation de mon corps 
et de mes membres va se modifier de lui-même ; il 
prendra pour limite et pour règle mon intérê t: In 
statu naturali mensuram juris esse utilitatem. 

Vutilité, voilà le grand principe de Hobbes. C'est 
de lui que l'ont reçu Bentham et tous les utilitaires. 
On peut dire qu'il fait le fond de la conscience anglaise, 
qu'il est incarné dans le sang anglais. C'est la théorie 
de Vintérét bien entendu. Ceux qui la professent sont 
loin de lui avoir conservé la rigueur de déduction 
du maître : on a laissé Hobbes sous le poids de la 
malédiction qui s'attadie ^vix. xïv^v^\f\^\^\fô^ ^\. ^vii 



DROIT DE LA FORCE. 181 

athées. Bentham et ses acolytes, avec leur hypocrisie, 
sont accueillis comme honnêtes gens et excellents 
chrétiens. Bien loin qu'on les rattache au véritable 
inventeur et théoricien de Vidée, c'est Bentham qu'on 
est convenu de regarder comme le chef de l'école dite 
utilitaire. 

Reprenons maintenant la suite des propositions du 
patriarche : 

L'état naturel des hommes, avant. la formation des 
sociétés, et en dehors de l'institution religieuse, est 
la guerre, la guerre, dis-je, de tous contre tous. 
Qu'est-ce, en effet, que la guerre, sinon le temps^ 
pendant lequel l'homme notifie à l'homme , par pa- 
roles ou par actes , sa volonté de combattre et d'user 
de violence?. Hors de ce temps, c'est la paix. Status 
hominwn naturalisa antequam in societatem coiretur, 
bellum est; neque hoc simpliciter, sed hélium omnium 
in omnes, Bellum enim quid est, prœter tempus illud, 
in quo voluntas certandi per vim verbis factisve satis 
declaraturf Tempus reliquum pax vocatur. 

Ainsi la guerre, bien qu'elle soit Tétat naturel de 
l'homme (nous savons ce qu'il faut entendre , d'après 
Hobbes, par état naturel ou état de nature), cette 
guerre est un mal ; et la même droite raison qui nous 
autorise à nous en servir, envers et contre tous, comme 
d'un moyen de conservation , nous pousse à lui pré- 
férer la paix. 

11 suffit de la plus légère attention çout e«tttçcç^\vôx< 
/. \\ 



182 LA GUERRE ET LA PAIX. 

le dialectique du philosophe, et rendre justice à ses 
vues. Hobbes n'est nullement un partisan de la guerre 
et de la violence ; tout au contraire il veut la paix, et 
il cherche le droit. Décidé à ne rien demander à la 
théologie, mais à tenir tout exclusivement du sens 
commun, de la logique rigoureuse, du pur égo&me, 
il se place volontairement dans Thypothèse la plus défa- 
vorable, comme Descartes s'engageant dans son doute 
méthodique. Et c'est au nom de ce même égoisme, 
en vertu de cette logique inflexible qu'il lui attribue 
et qu'il appelle recta ratio, qu'il conclut tout à coup, 
sans le moindre détour, sans surprise, sans sophisme, 
à la supériorité de la paix sur la guerre, et à la néces- 
sité pour l'homme, à peine de contradiction, de la 
vouloir. 

L'état primordial de l'homme, dit Hobbes, est l'état 
de guerre. Dans cet état, l'homme a le droit de tout 
faire, pour sa conservation, contre l'homme. Mais l'hu- 
manité ne peut vouloir sa propre destruction : donc sa 
loi est de sortir de son état de nature pour arriver à 
la paix. Voilà le raisonnement de Hobbes. 

Comment donc sortirons-nous de notre état de na- 
ture pour entrer dans l'état social? Comment s'établira 
la paix au milieu de cette guerre? — Par le contrat, 
répond Hobbes.— Qu'est-ce que le contrat? — L'action 
de deux ou plusieurs personnes qui se transfèrent 
réciproquement leurs droits : Duorum vel phÂrium 
jura sua mutuo IransfcreuUum acUo \)Qcatur contrao- 



DROIT DE LA FORCE. 183 



tus. Une fois là, Hobbes construit son Etat : il montre 
comment tous les droits et devoirs positifs de Fhomme 
en société peuvent découler de ce même principe 
d'égoîsme qui d'abord n'avait servi qu'à organiser la 
guerre; et cela, notons-le bien, toujours en vertu de 
ce que Hobbes appelle droite raison, état de nature, 
ou droit natwreL 

On voit maintenant en quoi consiste la théorie de 
Hobbes. Ce n'est, à vrai dire^ pas autre chose, au fond, 
qu'une démonstration de la nécessité de la justice, 
par la réduction à l'absurde de l'hypothèse de la 
non-existence de la justice. Un professeur de droit, 
qui , avant d'aborder la preuve directe de l'existence 
d'un principe positif de justice dans la raison et dans 
la conscience de l'homme, voudrait, par manière de 
prolégomène, démontrer à ses élèves l'impossibilité 
du système contraire, ne s'y prendrait pas autrement 
qu'a fait Hobbes. 

« On nie, leur dirait-il, la réalité de ce principe que 
nous appelons la justice ; on prétend que justice, droit, 
morale, sont de vains mots, de pures conventions. Eh 
bien, messieurs, avant de vous faire toucher du doigt 
que ces mots couvrent des choses, plaçons-nous pour 
un moment sur le terrain de nos adversaires. 11 n'y a 
point de droit : soit. La société humaine est le produit 
d'une convention arbitraire, d'une fiction légale : je 
le veux bien. C'est donc à dire que, en dehors de cette 
convention , — Hobbes disait en déhoY«> à^^ \\\sîC\\.\sr 



184 LA GUERRE ET LA PAIX. 

tions religieuses, — rhomme est dans un état naturel 
d'antagonisme où tout lui est permis, où son unique 
loi est de pourvoir, per fas et nef as, à la satisfaction 
de ses appétits. Mais, après avoir plus ou moins long- 
temps bataillé, donné cours à ses instincts féroces, 
il est évident que, dans l'intérêt même de cette con- 
servation pour laquelle il se croit tout permis, au 
nom et en vertu de son égoïsme, il cherchera, par un 
armistice d'abord, puis par un traité quelconque, à 
sortir de cet état qui n'aboutit à rien de moins qu'à 
la destruction totale de l'espèce. S'il fait un premier 
pas dans cette voie, il en pourra faire mille ; il renon- 
cera à son droit de tuer et de voler, il formera une 
, cité. Bref, il se fera peu à peu, à l'aide de cette raison 
qui lui faisait au commencement rechercher sa félicité 
par la guerre et toute espèce de crime, il se fera, 
disons-nous, une loi de la paix et de toutes les vertus 
qui en sont l'apanage. Donc la justice n'est pas un vain 
mot, puisqu'elle est nécessaire, et que de cette néces- 
sité seule nous pouvons déjà rigoureusement déduire 
tout un système de législation et de morale... » 

Voilà ce que dirait le professeur. Or, je répète que 
Hobbes , le matérialiste , l'athée , l'apologiste de la 
tyrannie, n'a pas fait autre chose. Sous ce rapport, 
son système peut et doit être conservé presque tout 
entier. 

Qu'est-ce donc qui fait la faiblesse de la théorie de 
Hobbes ? Je l'ai dit dès les ipcftmfet^s V\^^ de ce cha- 



DROIT DE LA FORCE. 183 



pitre, et je viens de Tespliquer : c'est qu'elle ne con- 
tient qu'une moitié de la vérité. Oui, la justice, l'état 
social, sont choses nécessaires, puisque le contraire 
aboutit au néant; puisque ce même homme, à qui 
nous reconnaissons un droit absolu sur toutes per- 
sonnes et toutes choses, est conduit, par son intérêt 
même et son égoïsme, à renoncer à cet absolutisme 
et à chercher la paix, la sécurité, la richesse, le bien- 
être, sa conservation, en un mot, dans une volontaire 
limitation de son droit. 

Mais la science du droit ne s'arrête pas à cette con- 
clusion de la nécessité ; elle affirme, de. la manière la 
plus positive, au nom du sens intime et de l'expé- 
rience psychologique , l'existence d'un principe de 
justice, que toutes les religions ont présenté comme 
une révélation et un ordre de Dieu , et qu'une philo- 
sophie plus attentive regarde comme le dictamen de 
la raison et de la conscience. La justice, disons-nous 
aujourd'hui, à la fois idée et sentiment, loi de l'esprit 
^t puissance de l'âme, est immanente à notre nature, 
aussi réelle, aussi facile à reconnaître que l'amour, 
la sympathie, la maternité et toutes les aiTections du 
cœur. Il suit de là que l'homme n'est point seulement 
convié à l'état social et juridique par un simple calcul 
d'intérêt ou de nécessité , comme le dit Hobbes ; le 
motif d'intérêt eût été impuissant par lui-même à 
maintenir l'état social. Chacun voulant bien de la paix 
tant qu'elle lui est utile, mais la reçous&^xit ^\. < 



/ 



186 LA GUERRE ET LA PAIX. 

chirant le pacte dès qu'il la ^uge défavorable à son 
égoîsme, la multitude humaine aurait vécu dans un 
état de dissolution perpétuelle. A la guerre se serait 
jointe la trahison; et cette fausse paix, ce faux état 
de société eût été pire pour notre race que le primitif 
et franc état de guerre. Une force de cohésion est ici 
indispensable ; cette force, nous la trouvons dans le 
principe de justice, qui, plus puissant sur les cœurs, 
à la longue, que l'intérêt et la nécessité, pousse 
l'homme à l'association, fait et maintient les États. 

Qu'est-ce maintenant que ce principe ou cette puis- 
sance de justice, le plus universel et le plus constant 
de nos instincts, sinon toujours le plus énergique? 
C'est le respect de notre propre dignité, le respect de 
notre âme, respect qui nous saisit à la vue non-seule- 
ment de ce qui nous souille et nous offense, mais 
de tout ce qui offense et souille notre semblable... 

Ainsi Hobbes s'est trompé, en premier lieu, sur la 
religion, dans laquelle il a vu soit une institution d'en 
haut , soit une invention des prêtres, et que nous re- 
gardons aujourd'hui comme la symbolique ou formule 
primitive de la société et de la justice. Il s'est trompé 
sur la nature de la société , qu'il a conçue comme le 
résultat d'une simple nécessité et d'un calcul d'intérêt, 
tandis qu'elle est aussi le produit d'une faculté expresse 
[de notre âme, qui nous y pousse en même temps que 
notre appétit irascible nous pousse à la guerre. 11 s'est 
trompé sur le caractère el Yessewç.^ dQ la çaix , qu'il 



DROIT DE LA FORCE. 187 

définit négativement tout le temps qui n'est pas donné 
à la guerre. Il s'est trompé sur la guerre elle-même, 
qu'il considère comme un état de malheur, Tantithèse 
du véritable droit. Il s'est trompé, enfin, dans sa défi- 
nition du droit, qu'il appelle, dans son acception 
absolue, la faculté qu'a l'homme de tout FAiB&r-sans^ 
distinction d g^ biènfoù dëlïm n~pôur la conservation 
de soa xîûrps-Bt 4e «e& membres, et que nous regar- 
dons comme lejieqf^ecLdgJa dignité humaine, dans 
notre personne et dans la personne de chacun de nos 
semblables; respect qui n'est autre, au fond, que celui 
que la religion nous inculque pour les puissances 
célestes, et qui a pour effet sur notre volonté de nous 
soumettre à la société , et de nous forcer d'obéir à 
des lois. 

Ces réserves, dont le lecteur peut apprécier l'impor- 
tance, exprimées, on ne peut qu'admirer avec quelle 
force de logique Hobbes poursuit la déduction de son 
principe et construit de toutes pièces cet édifice so- 
cial, que de sots critiques et d'effrontés plagiaires 
l'accusent d'avoir renversé. Hobbes a fait faire à la 
raison le premier pas et peut-être le plus difficile dans 
la science du droit : c'est à notre siècle qu'il appar- 
tient de faire le second. 

Et du droit de la force, va sans doute me demander 
le lecteur, qu'est-ce que dit Hobbes? — Rien. Si, par 
hasard, il le nomme, ce que je n'ai point remarqué, 
ce ne peut être que dans un sens \Tonvc\\iô ^ ^\: '^^ 



188 LA GUERRE ET LA PAIX. 

w phrase, comme font tous les juristes qui en parlent; 
c'est-à-dire qu'il ne le reconnaît aucunement. En effet, 
la théorie de Hobbes part de l'hypothèse de deux 
états successifs de l'humanité , l'état de guerre, mau- 
vais, qu'il proscrit, et l'état contractuel ou état de paix, 
le seul qu'il approuve. Dans le premier état règne le 
droit absolu, qui n'est autre, comme j'ai dit, que le 
non-droit, ayant pour maxime unique VutUité. Dans 
le second état, ce droit absolu et uniforme se spécifie 
et se restreint de mille manières, au moyen des con- 
trats, mais toujours sous la maxime de Yutilitè. Dans 
ces deux états, la force ne figure que comme moyen 
d'action vis-à-vis de l'ennemi ou des violateurs du 
pacte : bien loin que Hobbes la reconnaisse comme un 
élément ou une forme du droit, c'est contre elle, 
contre son exercice barbare , anarchique, inunoral, 
qu'est dirigée l'institution sociale , formée par les 
contrats. Faire de Hobbes le théoricien ou l'apologiste 
du droit de la force, du droit du plus fort, c'est tout 
simplement prendre le contre-pied de sa pensée, une 
pure calomnie. 

Mais, direz-vous, Hobbes n'enseigne-t-il pas que le 
meilleur gouvernement est celui de la force; n'est-il pas 
le partisan du pouvoir absolu? — II faut s'entendre. 
C'est ici , en effet, qu'apparaît la faiblesse du système 
de Hobbes ; mais c'est ici , en même temps , que ce 
philosophe a montré la puissance de son génie. 

iîappelons-nous ce ç\ue nous àVçÂowslout. à l'heure. 



DROIT DB LA FORCB. 18U 

Appuyée seulement sur les conclusions de la nécessité 
et de rintérêt, la justice n'est qu'une fiction de l'en- 
tendement, la société un état instable. C'est pourquoi 
nous disons qu'il y a dans la justice autre chose qu'une 
loi de nécessité et un calcul d'intérêt; il y a une puis- 
sance de notre âme qui nous fait affirmer ce qui est 
juste indépendamment même de tout intérêt; qui 
nous fait vouloir, avant toute chose, l'ordre public, et 
nous attache à la cité plus fortement qu'à notre famille, 
à nos amours et à tout ce qui relève exclusivement 
de notre égoîsme. 

Hobbes sentait, comme nous, l'importance de ce 
ciment social que fournissait la religion , et qui pour 
nous n'est autre que la justice même. Ne pouvant 
le demander à la conscience, qu'il écartait par suite 
de la confusion qu'il faisait du sentiment moral et du 
sentiment religieux, il était forcé de le chercher dans 
l'organisation même de l'État. Cet élément nouveau, 
ce principe sanctionnateur, qui devait, selon lui, ache- 
ver l'œuvre si bien commencée par la nécessité, déve- 
loppée par le contrat, c'était la force, toujours, bien 
entendu, sous la maxime de V utilité, du plus grand 
commun intérêt. Est-<)e donc que nos jurisconsultes 
philosophes, j'entends les plus spiritualistes, les plus 
religieux, les plus libéraux, font aujourd'hui autre 
chose que Hobbes? Est-ce que ce n'est pas dans la 
force publique qu'ils placent tous la sanction du droit? 
Est-ce qu'il en est un seul parmi eu^ (\\x\ iv\. \^tc 



190 LA GUERRE ET LA PAIX. 

compris que, si la justice est par elle-même quelque 
chose, non un mot ou simplement une idée ; si c'est 
un principe de vie, une force de la nature et de l'hu- 
manité, une affection, si j'ose ainsi dire, en même 
temps qu'une loi de notre âme, elle a sa sanction en 
elle-même, non dans une puissance ou autorité 
étrangère ? 

Nous qui croyons à la réalité et à l'immanence de la 
justice, nous pouvons dire qu'elle est rémunératrice 
et vengeresse, qu'elle porte sa consécration avec elle, 
et que s'il peut être permis, en certains cas, vis-à-vis 
de scélérats que le crime a ravalés au-dessous de la 
brute, d'employer les moyens de rigueur dont on se 
sert avec les brutes, ces sévices corporels sont nuls 
par eux-mêmes ; que la véritable réparation du délit 
a sa source dans la conscience du coupable ; et que 
la véritable sanction du droit, eh un mot, c'est l'allé- 
gresse qui accompagne la vertu , le remords qui suit 
le crime. 

Hobbes n'en était pas arrivé là. 11 n'avait pas plus 
de foi à l'efficacité de la conscience qu'il n'en avait 
probablement à celle de la religion, et il recourait à la 
force. Non qu'il reconnût à la force aucune espèce de 
droit; la force était pour lui un moyen de garantie, un 
agent ou organe de sûreté. Nos juristes et nos hommes 
d'État, que font-ils donc autre chose? Et il concluait, 
comme le font nos juristes et nos hommes d'État, que 
le meilleur gouvernemeul es.\. \^ m\Çi\3CL ç.^ti%>c^\.\yjb ^\s. 



DROIT DE LA FORCE. 



autorité et en force ; qu'une condition de cette force et 
autorité, c'est que le prince, organe du pouvoir, soit 
déclaré inviolable, irresponsable, et même, quoi qu'il 
fasse, impunissable, le crime du prince lui paraissant 
un danger moindre que l'ébranlement de l'autorité 
suprême. Il disait encore que le prince ou conseil 
revêtu de la souveraine puissance devait avoir droit de 
censure et d'interdiction sur toute espèce d'écrits; 
que la distinction de monarchie et tyrannie est ab- 
surde, etc., etc. En quoi je répète que tous les gou- 
vernements qui depuis deux siècles ont eu , comme 
le philosophe anglais, la prétention de se conduire 
par les règles de la droite raison, indépendamment 
de la loi religieuse, n'ont fait que suivre pas à pas les 
maximes de Hobbes. Il est toujours, du reste, sous- 
entendu qu'en tout ce que fait et entreprend cepowooir 
absolu, il doit agir en vue du plus grand commun 
intérêt, qui n'est autre que la paix, puisque c'est au 
nom de cet intérêt qu'il est établi. En quoi encore je 
suppose que nos soi-disant démocrates, adorateurs du 
gouvernement fort, sont animés des sentiments les 
plus utilitaires. 

Tel est, en résumé, le système de Hobbes : ce n'est 
pas autre chose que la théorie du pouvoir temporel, 
considéré comme distinct de tout élément religieux, 
spirituel et moral. Il y aurait à faire sur cette théorie, 
vigoureusement formulée par Hobbes, une foule d'ob- 
servations curieuses; je me coiileul^m ài!\wv ^« 



102 LA GUERRB ET LA PAIX. 

mot, tombé de la bouche de Thomme le plus fort et le 
plus absolu des temps modernes, Napoléon : La foret 
ne fonde rien, disaitrii. Cela signifie qu'une société en 
qui la conscience morale s'est affaissée, et qui n'a plus 
d'autre garantie d'ordre, d'autre sanction du droit que 
la force, est une société en péril; il faut qu'elle se 
régénère ou qu'elle disparaisse. 

Quant au droit de la force, pris, comme nous l'avons 
fait dans les chapitres précédents, au sens littéral du 
terme, il eût fait sourire Hobbes ainsi que Napoléon; 
et Ton peut dire en toute vérité que le livre Du Citoyen 
en est la démolition la plus complète. La question 
reste donc entière : posée par le vagissement des 
masses, elle n'a été relevée par personne, et n'a subi 
la prélibation d'aucun écrivain 

Il est temps de clore la première partie de cette 
discussion qu'il n'a pas dépendu de moi d'abréger. 

L'opinion antique et traditionnelle sur la guerre, en 
autres termes, la croyance à un droit réel de la force, 
est-elle fondée, ou bien, comme le soutient l'école, 
implique-t-elle contradiction ? Telle est la question que 
nous avons à résoudre. 

Car il est évident que si la religion de la guerre, 
— j'appelle ici religion toute croyance non rationnelle- 
ment démontrée, — n'est fondée que sur une illusion 
de la conscience, si ce n'est'qu'un grossier fétichisme, 
il suffira d'avoir établi, une fois pour toutes, que îa force 
n'a ni ne peut avoir aucuu t^^^otV. ^n^ç,\^ ^^^x^ojia 



DROIT DE LA FORCE. 



loin de le créer elle le détruit; il suffira, dis-je, d'avoir 
établi cette proposition pour déshonorer la guerre à 
jamais, et le débat, à pein^ engagé, finit à Tinstant. La 
guerre ne subsiste que sur sa bonne renommée ; dé- 
truisez cette renommée, et vous avez la paix perpé- 
tuelle. 

La question est d'autant plus intéressante qu'on ne 
sait vraiment pas de quel côté il y a le plus de chances 
d'erreur. Se peut-il que tant et de si savants hommes 
se soient si lourdement , si obstinément trompés ? Se 
peut-il, d'autre part, que la raison des peuples ail été 
capable d'une aussi longue et d'une aussi profonde 
aberration? Se peut-il, lorsque tant de superstitions 
ont disparu, englouties les unes parles autres, ou con- 
sumées par l'analyse philosophique, que nous soyons, 
sans nous en douter et sans pouvoir l'empêcher, vic- 
times depuis tant de siècles de la plus stupide de toutes 
et de la plus exécrable? Qui aura définitivement raison, 
cette fois, de la raison instinctive des masses, ou de la 
raison réfléchie des jurisconsultes? 



1<M LA OUBRRB BT LA PAIX. 

CHAPITRE YII. 

TnÉOBIE DU DROIT DB LA VOBCB. 

D*après le témoignage universel, le droit de la guerre 
est un droit positif , sut generis, indispensable à la con- 
stitution du droit des gens. 

Le droit des gens à son tour étant la souche de la-, 
quelle sont sortis , historiquement, d'abord le droit 
public, par suite le droit civil , etc. , il en résulte que 
toute espèce de droit a son point de départ historique 
dans la guerre. 

Or, qu'est-ce que la guerre ? Nous l'avons dit. Un 
jugement, vrai ou fictif, de la force. 

La question se réduit donc à savoir ; 

1^ S'il existe véritablement un droit de la force ou 
du plus fort; en autres termes, s'il est des cas où la 
force puisse véritablement constituer un droit, et faire 
fonction d'arbitre ; 

2o Quelles sont les limites de ce droit ; en quelles 
circonstances, pour quels objets, et de quelle manière 
doit s'opérer cet arbitrage. 

Chez les nations primitives, cette question aurait été 
presque une impertinence , tant la chose paraissait 
simple et naturelle. Les làèes, ^u ^^Na\. wwûfcvQ^ enve- 



DROIT DB LA FORCE. 103 



loppées dans les faits, ou représentées par des symboles 
qui équivalaient à des faits , portaient leur justifica- 
tion en elles-mêmes ; personne n'éprouvait le besoin 
de s'en rendre autrement compte. 

Il n'en est plus de même pour nous autres modernes. 
Notre civilisation est tout analytique. Nous vivons de 
raisonnement, n'admettant que ce qui nous est démon- 
tré, et rejetant tout principe, tout fait, toute tradition 
et toute loi qui contredit les idées acquises, ou qui ne 
peut prendre rang dans notre encyclopédie, en se tra- 
duisant en une suite de propositions certaines. Tant 
que cette lumière n'est pas faite, la raison proteste 
contre la loi qui l'enchaîne et la fatalité qui l'obsède ; 
et elle se fait autant de mal par sa négation qu'elle en 
reçoit du fait même ou du préjugé qu'elle, nie , parce 
qu'elle ne se l'explique pas. 

En ce qui touche la guerre, l'inconvénient serait mé- 
diocre si elle avait diminué avec la conviction du droit 
dont elle est censée être la poursuite ou l'exercice. 
Malheureusement, c'est presque le contraire qui a lieu : 
on ne croit presque plus au droit de la guerre , et 
jamais le fléau ne fut plus difficile à maîtriser et ne 
parut plus terrible. En sorte que, par une contradiction 
d'un nouveau genre, d'un côté, la j urisprudence regarde 
le droit de la guerre comme une fable ; la philosophie, 
en horreur de ce droit qu'elle ne comprend point, 
s'insurge contre les faits et se plonge dans l'utopie; 
. le commecce, la littérature et la science se fotm^xvV. ^w 



196 LA GUERRE ET LA PAIX. 

congrès et se coalisent pour imposer aux chefs d'États 
le désarmement général; — d'autre part, les gouver- 
nements sont toujours en brouille, les peuples rêvent 
de batailles et se groupent pour se mieux écraser; les 
armées se multiplient; toute l'épargne des nations est 
dépensée en munitions de guerre; enfin, l'on avoue, 
de droite et de gauche, à qui mieux mieux, sans savoir 
ce que Ton dit, comme Caïphe prophétisant la rédemp- 
tion, que pour résoudre les problèmes économiques, 
politiques, nationaux et sociaux qui sui^ssent de par- 
tout, il n'y a d'espoir que dans la force. 

Jamais, peut-être, le monde ne fut en proie à de 
plus vives angoisses. Gomment nous en étonner? Le 
monde cherche un principe qui régisse les rapports 
des nations ; or, le seul qu'il rencontre est la force, et 
il ne croit pas plus à la force qu'à Dieu même. Com- 
ment sortir de ce labyrinthe ? 

Remontons aux principes. 

La justice n'est point un commandement intimé par 
une autorité supérieure à un être inférieur, comme 
l'enseignent la plupart des auteurs qui ont écrit sur le 
droit des gens; la justice e»t immanente à l'âme hu- 
maine; elle en est le fond, elle constitue sa puissance 
la plus haute et sa suprême dignité. 

Elle consiste en ce que chaque membre de la famille, 
de la cité, de l'espèce, en même temps qu'il affirme sa 
liberté et sa dignité, les reconnaît chez les autres, et 
leur rend en honneur, eot\sÀ0L(i\!^\AQ»w;^\«<5Âs^t\ouis- 



DROIT DE LA FORCE. 191 

sance autant qu'il prétend en obtenir. Ce respect de 
l'humanité en notre personne et dans celle de nos sem* 
))lables est la plus fondamentale et la plus constante 
de nos affections. 

En vertu de cette disposition innée à nous traiter les 
uns les autres selon le droit, nous pouvons nous dire 
tous, et tout à la fois, justiciers et justiciables. C'est 
parce que le droit de justice, comme on disait dans la 
langue féodale, existe en chacun de nous, que les ar- 
rêts des tribunaux sont légitimes, le juge, comme le 
représentant du peuple, comme le prince lui-même, 
n'étant pas autre chose qu'un mandataire. 

Or, Thomme, être organisé, est un composé de puis- 
sances. 11 veut être reconnu dans toutes ses facultés ; 
il doit par conséquent reconnaître les autres dans les 
leurs ; la dignité serait atteinte chez tous sans cela, et 
le droit imparfait. 

C'est encore d'après ce principe que la justice for- 
mule ses jugements. Elle n'a pour juger qu'un moyen, 
qui est de comparer, selon l'objet en litige, le mérite 
et le démérite des sujets , la valeur de leurs œuvres , 
l'exceillence ou la faiblesse de leurs facultés. 

De là, autant de variétés d'application de la justice, 
en termes plus simples, autant d'espèces de droits 
qu'il y a dans le sujet de facultés, et dans sa sphère 
d'action d'objets capables de fournir à la justice des 
termes de comparaison. L'âme se décomposant, par 
l'anaJ^^se psychologique, en ses puissances, \^ àccovV ^ 



198 LA GUERRE ET LA PAIX. 

divise en autant de catégories, de chacune desquelles 
on peut dire qu'elle a son siège dans la puissance qui 
Fengendre, comme la justice, considérée dans son 
ensemble, a son siège dans la conscience. 

Ainsi, il y a un droit du travail, en vertu duquel tout 
produit de l'industrie humaine appartient au produc- 
teur, quels que soient, du reste, son talent, son génie, 
sa vertu. Ce droit est inhérent au ti^vail, c'est-à-dire à 
l'homme se manifestant sous Thypostase du travail; il 
émane du travail, il lui appartient, non à titre de con- 
cession de l'État, mais comme expression du travail- 
leur, comme sa préi*ogative inviolable. 

Il y a un droit de l' intelligence, qui veut que tout 
homme puisse penser et s'instruire, croire ce qui lui 
semble vrai, rejeter ce qui lui parait faux, discuter les 
opinions probables, publier sa pensée, obtenir dans 
la société, en raison de son savoir, certaines fonctions 
de préférence à l'ignorant, celui-ci fût-il d'ailleurs plus 
laborieux, plus riche, voire même d'une conduite 
plus morale. Le droit de l'intelligence est inhérent à 
l'intelligence, comme le droit du travail est inhérent au 
travail, comme le droit et le devoir, en général, sont 
inhérents à l'homme même. 

11 y a un droit de l'amour, qui consiste, non pas 
seulement en ce que toute personne a droit d'aimer, 
et, si elle le peut, de se faire aimer ; mais en ce que 
l'amour, par sa nature, comporte chez les amants cer- 
taines obligations rëc\çtoc\\x&^ ^QtA. \». violation im- 



DROIT DE LA FORCE. lOD 



plique la négation de Tamour même. Ce droit de 
l'amour, tous les peuples ont essayé d'en donner les 
formules, sous le titre de mariage. 

Il y a un droit de V ancienneté, qui veut qu'à mérite 
égal le plus long service obtienne la supériorité du 
grade. Pas plus que les précédents, ce droit n'est ni 
une concession du prince, ni une fiction du légiste; il 
ressort, comme tous les autres, directement de la 
dignité humaine et du respect qui lui est dû, dans 
chacune de ses manifestations ou hypostases. 

Ce n'est pas à dire, tout le monde le comprend, que 
droit et travail, droit et intelligence, droit et amour, 
droit et ancienneté, soient une seule et même chose. 
Il en résulterait que le travailleur, parce qu'il travaille, 
pourrait s'arroger toute espèce de privilège, comme 
faisait autrefois le noble parce qu'il était noble. La 
même chose arriverait du savant, de l'amoureux, du 
vétéran. Le droit, je le répète, dans sa signification la 
plus générale, est le respect auquel tout homme peut 
prétendre de la part de son semblable, tant pour sa 
personne que pour sa famille et sa propriété, en rai- 
son de leur communauté de nature et de la solidarité 
de leurs intérêts. Mais le droit se diversifie et se règle 
dans l'application, ici, en raison de la quantité et de 
la qualité du travail; là, en raison de l'intelligence; 
ailleurs, en raison des gages donnés ou promis, etc. 

On comfHrend de même la différence qu'il y a entre 
le droit ou travail et le droit au travaiV, tAxiv^Y ^V 



800 LA OUBRRB BT LA PAIX. 

coule du droit supérieur^ absolu, de rhomme, dont 
Texistence réclame une action quotidienne et un exer- 
cice de toutes ses facultés; celui-là, plus restreint, dé- 
rive du travail même, et se mesure au produit. Dans 
le droit au travail il s'agit d*un travail à obtenir et à 
faire; dans le droit du travail, il est plutôt question 
d'un travail fait, et pour lequel on réclame salaire ou 
privilège. La même distinction existe entre le droit de 
l'amour et le droit à l'amour, le droit de profuriété et 
le droit à la propriété, etc. 

Je dis maintenant qu'il y a un droit de la force^ en 
vertu duquel le plus fort a droit, en certaines circon- 
stances, à être préféré au plus faible, rémunéré à plus 
haut prix, ce dernier fût-il d'ailleurs plus industrieux, 
plus savant, plus aimant ou plus ancien. Et comme 
nous avons vu le droit du travail, de l'intelligence et 
de l'amour émaner directement de la faculté qui sert 
à le définir, dont il est la couronne et la sanction; 
pareillement le droit de la force a aussi son principe 
dans la force, c'est-à-dire toujours dans la personne hu- 
maine, manifestée sous l'hypostase de la force. Le droit 
de la force n'existe pas plus que les autres par conven- 
tion tacite ; ce n'est ni une concession ni une fiction; il 
n'est pas davantage un rapt : c'est très-régllement, et 
dans toute l'énei^ie du terme, un droit. 

Et ce que j'ai dit, d'ailleurs, du travail, de l'intelli- 
gence, de l'amour, de l'ancienneté, je le répète de la 
force. Droit et force ne s»oii\.^^ ç\vo§es identiques; de 



DROIT DE LA FORCE. SOI 

toutes nos facultés il n'y a que la conscience qui nous 
serve à connaître, sentir, affirmer et défendre le droit, 
et dont la justice puisse reconnaître l'identité avec elle- 
même. La force n'a rien à voir dans les affaires de 
l'intelligence et de l'amour; elle n'a rien de commun 
avec l'âge et le temps ; dans le travail même elle n'in- 
tervient que comme instrument, par conséquent elle 
ne le supplée point et ne peut en usurper les préro- 
gatives. Mais la force fait partie de l'être humain, elle 
contribue à sa dignité; conséquemment elle a aussi 
son droit, qui n'est pas le droit, tout le droit, mais 
qu'on ne saurait, sans déraison, méconnaître. 

Si l'on niait le droit de la force, il faudrait nier, par 
une raison semblable, le droit du travail, le droit de 
l'intelligence, tous les autres droits, même les moins 
contestés ; il faudrait, pour conclure, nier le droit de 
l'homme, la dignité de la personne humaine, en un 
mot la justice. Il faudrait dire, avec les matérialistes 
utilitaires, que la justice est une fiction de l'État; ou 
bien, avec les mystiques, qu'elle est hors l'humanité, 
ce qui rentre dans la théorie absolutiste du droit divin, 
désormais convaincue d'immoralité et abandonnée. 

La force n'est donc pas zéro devant le droit, comme 
on se plaît à le répéter. La force en elle-même est 
bonne, utile, féconde, nécessaire, estimable dans ses 
œuvres, par conséquent digne de considération. Tous 
les peuples l'honorent et lui décernent des récompen- 
ses ; malheur à ceux qui la négligeraient t v\^ i^^tÀ\^v^\!À. 



208 LA OUERRB ET LA PAIX. 

bientôt, avec la puissance de connaître, de produire et 
d'aimer, jusqu'au sens moral. 

Ainsi la force est, comme toutes nos autres puis- 
sances, sujet et objet, principe et matière de droit. 
Partie constituante de la personne humaine, elle est 
une des mille faces de la justice; à ce titre, elle peut 
devenir à son tour, le cas donné, par une simple ma- 
nifestation d'elle-même, justicière. Ce sera le plus bas 
degré de la justice, si l'on veut; mais ce sera de la 
justice : toute la question sera de la faire interv^irà 
propos. 

Ici encore je ne puis, me dispenser de relever une 
contradiction des auteurs. La force, selon eux, est le 
contraire du droit ; mais ils l'admettent comme sa sanc- 
tion nécessaire. 

(( La force, dit Ancillon, est la garantie nécessaire 
« du droit ; sans elle il n'est qu'un vain mot, un véri- 
« table fantôme. Cette force n'existe que dans l'ordre 
(( social et par l'ordre social, ou plutôt elle le constitue. 
« Ce n'est pas la moralité des hommes qui peut ras- 
ce surer contre l'abus qu'ils pourraient faire de leurs 
« moyens ; ce n'est pas elle qui fait régner le droit et 
« la justice; c'est l'existence de la puissance publique 
« qui produit ce bel effets» 

Le protestant Ancillon raisonne juste comme l'athée 

1. Tableau des révolutions du système politique en Europe, 1. 1, 
p. 6. 



DROIT DB LA FORCE. 203 

llobbes; il blasphème Thuinanité, nie Injustice, et 
assied son autorité sur la base unique de la force. Il 
ne songe pas que la justice n'a d'autre sanction qu'elle- 
même; que la force, par conséquent, ne peut servir 
à sanctionner que le droit de la force; et que si elle 
joue un si grand rôle dans les affaires humaines, c'est 
qu'apparemment ce droit de la force, qu'on n'a pas 
même le bon sens de reconnaître, est lui-même le 
point de départ et le fondement de tous les droits. Si 
l'on peut dire, par une sorte d'interversion familière 
aux jpoëtes, que la force publique est la sanction de 
l'ordre public, c'est que la force est impliquée, comme 
droit spécial et primordial, dans la justice publique, 
faute de quoi l'ordre public ne serait lui-même que la 
tyrannie publique. Voilà ce que Hobbes, qui a fait la 
théorie du pouvoir fort, autrement dit pouvoir absolu, 
n'a pas compris; sans quoi il serait arrivé du respect 
de la force au respect de la personne humaine, Jl au- 
rait afSrmé la réalité de la justice, et changé de fond 
en comble son système. 

La force est d'autant plus à prendre en considération 
dans la théorie! de l'origine et du dégagement des 
droits, que la métaphysique moderne ramène tout k 
des forces. La matière est une force, aussi bien que 
l'esprit : la science, le génie, la vertu, les passions, de 
même que les capitaux et les machines, sont des forces. 
Nous appelons puissance une nation organisée politi- 
quement; pouvoir, la force politique, collective^ à^a 



201 LA GUERRE ET LA PAIX. 

cette nation. De toutes les forces, la plus grande^ tant 
dans Tordre spirituel et moral que dans Tordre maté- 
riel, est l'association, qu'on peut définir l'incarnation 
de la justice. 

Ici nous apparaît, dans toute son évidence, ce que 
nous ne faisions que soupçonner tout à l'heure, savoir: 
que le droit de la force, tant honni, est non-seulement 
le premier en date, le plus anciennement reconnu, 
mais la souche et le fondement de toute espèce de 
droits. Les autres droits ne sont, à vrai dire, que des 
ramifications ou transformations de celui-là. En sorte 
que, bien loin que la force répugne par elle-même à 
la justice, il serait plus exact de dire que la justice 
n'est elle-même que la dignité de la force. 

La prépondérance du mari sur la femme , du père 
sur Tenfant, se résout dans le droit du plus fort. Pour- 
quoi le nier? Pourquoi, hommes, en rougirionsniousî 
Pourquoi, femmes, en feriez-vous un texte de plaintes? 
Papa est le maître, disait une petite fille à son frère 
qui se permettait de discuter une prescription pater- 
nelle. Au jugement de cette enfant, ce père avait en 
lui la raison parce qu'il avait la puissance, et cela, vrai 
au fond , faux seulement alors que commence la dis- 
tinction des facultés et des droits, lui paraissait 
sublime. Les peuples primitifs ne raisonnent pas 
autrement. Ils connaissent peu ce que nous appelons 
talent, science, génie : chez eux, le savoir est en com- 
mun, l'intelligence de mfem<à mveau; ils ne travail- 



DROIT DE LA FORCE 205 

lent point, dans le sens économique du mot, et ramè- 
nent tout à la force. Le plus fort est donc pour eux le 
plus méritant; ils n'ont même qu'un mot, aristos, 
pour rendre ces deux idées. Dans nos collèges^ les 
premiers de chaque classe ne sont-ils pas aussi les 
forts? Au fort les honneurs et le commandement. Avec 
autant de raison que le métaphysicien, le sauvage peut 
dire que la justice n'est autre chose que la considéra- 
tion de la force. 

Qu'est-ce qui fait l'agitation permanente de la 
société, sa division menaçante en aristocratie et démo- 
cratie , 'bourgeoisie et prolétariat , si ce n'est que le 
droit de la force n'a jamais été reconnu, comme il 
doit l'être, dans les masses? Avant la révolution , no- 
blesse, clergé, royauté, bourgeoisie, avaient fini par 
se constituer d'une façon à peu près régulière, par la 
reconnaissance mutuelle de leurs forces. La révolution 
changea ce système; mais la bourgeoisie ressuscita de 
l'état économique où 89 et 93 avaient laissé la société; 
et la force populaire, classée à part^ ne fut pas recon- 
nue. Le peuple est toujours le monstre que l'on com- 
bat, qif on musèle et qu'on enchaîne, in camo et freno 
maxillas eorwn constringe; que l'on conduit par 
adresse, comme le rhinocéros et l'éléphant; qu'on 
dompte par la famine, qu'on saigne par la colonisa- 
tion et la guerre, mais qu'on refoule, le plus qu'on 
peut, hors le droit et la politique. Les gouverne- 
ments des nations se reconnaissenl eii\x^ eKw\ 



206 LA GUERRE ET LA PAIX. 

classes supérieures se reconnaissent aussi entre elles : 
le peuple n*est, à vrai dire, jamais reconnu que pour 
la forme, et cela parce qu'il n'y a autre chose en lui 
que de la force. 

Ce qui a causé l'erreur des juristes à l'égard du droit 
de la force, c'est que ce droit était, pour ainsi dire, 
masqué sous l'épaisse ramure des droits de toute sorte 
qui avaient poussé sur ce tronc antique; c'est qu'ils 
n'ont compris de la force que la violence et l'abus; 
c'est qu'enfin, comme ils n'avaient pas su reconnaître 
dans le progrès de la justice une sorte de développe- 
ment et de différenciation du droit du plus fort, de 
même, aux époques de décadence et de dissolution, 
ils n'ont pas su voir non plus que la perte des libertés 
et des droits était un retour au droit simple de la force. 

Dans une société parvenue à un degré élevé de civi- 
lisation, la force qui abuse se diminue elle-même et 
tend à se perdre. En violant les droits nés sur sa tige, 
elle rend le sien odieux, et compromet sa propre 
existence. En cela consiste l'horreur de la tyrannie, 
tout à la fois suicide et infanticide. 

Si chaque faculté, puissance , force, porte son droit 
avec elle-même, les forces, dans l'homme et dans la 
société, doivent se balancer, non s'anéantir. Le droit 
de l'une ne peut pas préjudicier au droit de l'autre, 
puisqu'elles ne sont pas de même nature, et qu'elles 
ne sauraient se rencontrer dans la même action. Tout 
au contraire, elles ne pe\iveivl ^^ <i^N^^^^\ ^<;^ içar 



DROIT DE LA FORCE. 207 

le secours qu'elles se prêtent réciproquement. Ce qui 
occasionne les rivalités et les conflits, c'est que, tantôt 
des forces hétérogènes sont réunies et liées d'une ma- 
nière indissoluble dans une personne unique, comme 
on le voit dans Thomme par la réunion des passions 
et des facultés, dans le gouvernement par la réunion 
des différents pouvoirs, dans la société par l'agglomé- 
ration des classes. Tantôt, au contraire, une puissance 
similaire se trouve répartie entre personnes différentes, 
comme on le voit dans le commerce, l'industrie, la 
propriété, où des multitudes d'individus remplissent 
exactement les mêmes fonctions, aspirent au même 
avantage, exercent les ' mêmes droits et privilèges. 
Alors il peut arriver, ou bien que les forces groupées, 
au lieu de conserver entre elles un juste équilibre, se 
combattent, et qu'une seule se subordonne les autres; 
ou bien que ces forces divisées se neutralisent par la 
concurrence et l'anarchie : résultats inévitables lorsque, 
sous l'influence de passions impétueuses, la dignité 
chez l'individu, la justice dans l'État, le sentiment de 
la solidarité dans la corporation, viennent à faiblir. 
Dans une âme maîtresse d'elle-même, dans une 
société bien ordonnée, les forces ne luttent un moment 
que pour se reconnaître, se contrôler, se confirmer et 
se classer. Comme dans la famille la puissance pater- 
nelle a pour contre-poids l'amour, qui souvent fait 
pencher la balance en faveur du plus faible ; ainsi, dans 
, la cité, les forces corporatives se balanceul^ ol^^^'s V^\a 



908 LA GUERRE ET LA PAIX. 

juste équilibre, produisent la félicité générale. L'oppo- 
sition des forces a donc pour fin leur harmonie. A cet 
é^rd, la destinée des États sur le globe n'est pas autre 
que celle des citoyens d'une même ville, ou des pro- 
vinces d'un même État. Tout antagonisme dans lequel 
les forces, au lieu de se mettre en équilibre, s'entre- 
détruisent, n'est plus de la guerre, c'est une subve^ 
sion, une anomalie. 

Tout cela est d'une telle simplicité, d'une vérité si 
évidente, que j'éprouve quelque peine à l'exposer, et 
que j'ai hâte d'en finir. La force, la première en date 
des facultés humaines, la dernière en rang, je le veux 
bien, a son droit comme toute autre, et comme toute 
autre elle peut être appelée à faire loi. Bien entendu 
que la loi de la force n'est applicable qu'en matière de 
force, comme la loi d'amour en matière d'amour, 
comme la loi du travail en matière de travail. C'est à la 
raison de voir, en tout litige, d'après quelle loi doit être 
rendu son jugement, comme le magistrat détermine 
l'article du code en vertu duquel il rend sa décision. 
Rien en tout cela qui ne rentre dans les conditions 
ordinaires du sens commun , je devrais dire du droit 
commun. Comment donc se fait-il que les auteurs n'en 
disent mot, et que ce qui fait la base de toute législa- 
tion, ce que l'histoire signale comme le premier mo- 
ment de l'évolution judiciaire, le droit de la force, soit 
partout méconnu, sacrifié, foulé aux pieds, ou, ce qui 
est prsy odieusement 4èna.l\xTè çX\x^\^sU? 



DROIT DE LÀ FORCB. 809 

Il est vrai que Thumanité, dans sa marche inflexible, 
ne se laisse pas égarer par les hallucinations de ses 
prétendus sages. Les résultats généraux du mouve- 
ment politique ont été, à très-peu près, tels que les 
voulait le principe d'antagonisme qui y préside. Mais 
que de sang et de larmes eût épargnés au monde une 
intelligence plus saine de la guerre I Quel service 
aurait rendu l'Église, si, tout en célébrant le Dieu des 
armées, elle avait su parler aux peuples et aux rois , 
en termes précis, du droit de guerre! Alors l'ensei- 
gnement de l'Église s'élevant à la hauteur de sa ré^ 
vélation, elle eût peut-être conquis, pour ne le plus 
perdre, Tempire temporel, par la législation delà 
force. 



LA GUBRRB BT LA PAIX. 



CHAPITRE Vin. 



APPLICATION pu DHOIT DE LA FORCIS. — 
1* DJ^FIMITION ET OBJET DU DROIT DE LA OUEBBE. 



Une chose est maintenant certaine, c'est que le droit 
fait son entrée dans le monde par la voie de la force; 
c'est que le droit du plus fort, si longtemps calomnié, 
est le plus ancien de tous , le plus élémentaire et le 
plus indestructible. Nous allons le suivre dans quel- 
ques-unes de ses applications. 

Le droit est un et identique ; il est le propre de notre 
espèce. Mais il prend différents noms selon les objets 
auxquels il s'applique : droit de la force, droit du tra- 
vail, droit de l'intelligence, droit de propriété, droit 
d'amour, droit de la famille, droit pénal, droit de 
cité, etc. 

Ce qu'on a appelé si longtemps droit de natwe doit 
être désormais rayé de la terminologie du droit. Si 
Ton entend par ce mot le droit à son premier moment 
et dans sa manifestation la plus concrète, ce n'est pas 
autre chose que le droit de la force. Si l'on en fait 
une antithèse au droit divin ou révélé, il convient de 
s'en abstenir, attendu que le droit divin, qu'on sup- 
pose antérieur el supévleuY *\ VVvomvftft, est absolumeiit 



DROIT DB LA FORCE. 21i 

le même, au fond, que le droit ordinaire, tel que la 
conscience le pose et que la pratique et la raison Tex- 
posent. Même au point de vue surnaturel, la distinc- 
tion est devenue inutile. 

Le droit canon est le droit divin rédigé par TÉglise ; 
il y a par conséquent encore moins lieu de s'en oc- 
cuper. 

Le droit de la force étant donc, dans Tordre du dé- 
veloppement historique, la souche d*où partent tous 
les autres, celui qui naturellement vient après, lui et 
qui forme le premier embranchement est le droit de 
la guerre, à la suite duquel se présenteront, les uns 
après les autres, le droit des gens ou international, le 
droit politique, le droit civil, etc. 

Cette généalogie, conforme à Thistoire, est l'inverse 
de celle adoptée généralement. En procédant par la 
voie psychologique ou métaphysique, les auteurs, 
après les considérations préliminaires sur le droit, 
posent d*abord le droit personnel, qui, devenant aus- 
sitôt droit réel, donne lieu au droit civil. Viennent 
ensuite, et successivement, le droit politique, applica- 
tion du droit civil; le droit des gens, application du 
droit politique ; enfin le droit de la guerre, section par- 
ticulière du droit des gens. Nous n'aurions rien à re- 
dire à cette méthode, car il importe peu, au fond, par 
où l'on commence l'enseignement du droit, si elle n'a- 
boutissait, comme nous l'avons fait voir, à nier le droit 
de la guerre, avec lui le droit de la toTCft^ ^%x ^\iv\fe^ 



SIS LA GUBRRB ET LA PAIX. 

faire du droit des gens un droit dépourvu de base et 
de sanction, ce qui entndne la ruine de tous les autres 
droits. 

Nous suivrons donc une marche opposée, et, après 
avoir posé le droit de la force, nous allons en déduire, 
d'après l'histoire et la logique, le droit de la guerre. 

C'est une loi de la nature que la faiblesse se place 
sous la protection de la force : tel est le principe deja 
prééminence accordée au père de famille, au chef de 
tribu, au guerrier. Il répugne, lorsqu'il s'agit du salut 
commun, que le plus faible commande et que le plus 
vaillant obéisse; à cet égard, personne n'a jamais 
songé à contester sérieusement le droit de la force. 

Ce principe admis, le reste en découle. La famille se 
multiplie par la génération, surtout quand la polyga- 
mie est admise. Si le chef est fort, la famille s'aug- 
mente de la réunion de plusieurs autres familles, qui 
de plein gré demandent la fusion, et promettent au 
patriarche fidélité et obéissance. La tribu est ainsi 
formée. En cas de guerre, elle se renforce des prison- 
niers des deux sexes dont le travail ajoute à sa richesse, 
et développe d'autant sa valeur guerrière. La richesse, 
c'est encore de la force. 

Mais comment y a-t-il guerre? 

Deux tribus se rencontrent. Afin de ne pas se gêner 
l'une l'autre ni s'exposer à en venir aux mains, leur 
premier mouvement est de s'éloigner. 11 se peut, tou- 
tefois, que l'une des dexxiw, ^^M\Çi ^^t k misère, les 



DROIT DE LA FORCE. 218 

maladies, ou par tout autre motif, demande l'incorpo- 
ration. Dans ce cas la plus faible abdique entre les 
mains de la plus forte, dont le chef réunit en sa per- 
sonne les deux souverainetés. C'est ainsi que, dans 
les affaires, l'entrepreneur pourvu de capitaux cherche 
rarement un associé. Il accepte des auxiliaires, des 
employés, des commis, des ouvriers, des contre- 
maîtres, mais pas d'égal. Si on lui propose une fusion, 
il aura soin, toute balance faite, de réserver pour lui 
la direction générale, condition sine quâ non de son 
acceptation. Je n'examine pas, quant à présent, si 
de la réunion des travailleurs ne résulte psts une force 
de collectivité qui domine celle du patron ; le droit de 
la force n'y perdrait rien. Je me borne à constater que, 
dans les mœurs actuelles de l'industrie, le plus fort 
est le maître, que cela est juste, et que personne n'y 
trouve à rédire. 

Or, remarquez ceci : le droit de la force est de sa 
nature, comme tous les autres droits, pacifique. Il 
n'implique pas nécessairement la guerre; il ne la 
cherche pas. Loin de là, il proteste contre cette extré- 
mité à laquelle les plus vaillants eux-mêmes redoutent 
toujours d'en venir. 

Faisons abstraction des petits incidents, et atta- 
chons-nous seulement à la marche logique des choses. 
Les tribus, d'abord isolées, bientôt, à force de grossir, 
se rencontrent. Des rapports, non encore des droits 
ni des conventions, de simples rapports d<b NCs»S&\tfi 



211 LA GUERRE ET LA. PAIX. 

s'établissent ; on fait des échanges ; puis, par la même 
raison qui faisait qu'en s'approchant on se rendait 
mutuellement service, il se trouve qu'on se gêne, et 
l'on s'aperçoit que l'indépendance première devient 
de jour en jour pliis difScile, finalement qu'elle est 
impossible. Une fusion, ou une élimination, est inévi- 
table. 

Que va-t*il se passer? L'homme tient à la liberté, 
autant, au moins, qu'il est enclin à l'association. Ce 
sentiment d'indépendance est Irien plus fort encore 
dans les masses, tribus, cités, nations. Tout voisi- 
nage leur est suspect ; tout ce qui les engage et les lie, 
d'instinct elles le repoussent. Que sera-ce, s'il s'agit 
d'une incorporation qui menace d'engloutir leur indi- 
vidualité, leur autonomie, en un mot tout leur être? 
Car l'être d'une nation, c'est l'indépendance, la sou- 
veraineté. Cependant les causes qui précipitent les 
deux taribus l'une vers l'autre ne s'arrêtent pas; la 
situation devient urgente ; les deux fleuves s'appro- 
chent, on touche au moment où leurs eaux vont se 
confondre. 

Ici, il est impossible de dire qu'il y ait tort d'aucun 
côté. Le droit est évidemment égal. La réunion pour- 
rait s'opérer à l'amiable; mais le cas est rare, at- 
tendu que la réunion emporte, pour l'une au moins 
des cités à réunir, quelquefois pour toutes deux, la 
perte de l'originalité. Les bourgs de l'Âttique, en se 
réunissant sous la prolecviou e.Qmmuw<& de Minerve, 



DROIT DE LA FORCE. 215 

prennent un nom pluriel, collectif, Aihenœ. Ce n'é- 
taient que des hameaux habités par une population 
de même sang, de même langue, de même intérêt, 
séparés tout au plus par les prétentions de leurs 
échevins. Ce ne fut pas cependant une médiocre af- 
faire de les réunir; la distinction persista et déteignit 
sur le gouvernement. Les Athéniens nommaient dix 
généraux pour commander à tour de rôle, chacun 
pendant un jour, la même armée ; la démocratie athé- 
nienne fut toujours une rivalité de quartiers. 

Mais qu'était-ce que la formation en une même cité 
des douze bourgs de Minerve, auprès de la centrali- 
sation de l'Italie? L'Italie, au temps de Romulus, con- 
tenait une centaine de petits peuples, tous indépen- 
dants, et que leur développement simultané allait 
bientôt contraindre à s'unir. Rome fut le centre de 
cette absorption, qui exigea près de six siècles. Or, 
qu'on daigne, pendant un moment, se rendre compte 
des difficultés d'une pareille fusion, dont les siècles 
modernes n'offrent pas d'exemple, et l'on comprendra 
ce que c'est que la guerre. 

La première guerre qu'eurent à soutenir les Romains 
fut contre les Sabins, L'enlèvement des femmes, 
présenté par Tite-Live comme la cause ou le prétexte 
de celle guerre, donne clairement à entendre qu'entre 
les deux cités la distinction était devenue impossible. 
Il y avait donc à régler les conditions de la réunion, 
déterminer la constitution ; si les deux. ^l^\& ^\Sk\^^ 



210 LA GUERRE ET LA PAIX. 

monarchiques au moment de la fusion, quelle dy- 
nastie on éliminerait ; dans le cas où l'un des deux 
seulement eût été monarchique, l'autre républicain, 
il s'agissait soit de créer un gouveraement mixte, soit 
de changer les traditions et les mœurs politiques 
d'un des deux peuples. Puis il y avait à faire concor- 
der des législations différentes, concilier des usages, 
créer la tolérance, etc. Rome, dès ses premières 
guerres, offrit aux nations ses voisines YisonomUt 
c'est-à-dire la participation aux droits politiques et 
civils de ses propres citoyens; et l'on a admiré, avec 
raison, cette modération habile du gouvernement de 
la vieille Rome. Mais qu'était-ce que l'isonomie pour 
une cité souveraine, pour des rois, des princes, des 
patriciens, accoutumés à régner chez eux en souve- 
rains? Toujours le suicide. 11 est clair, en effet, que, 
même en accordant aux villes incorporées l'égalité 
des droits et des honneurs, Rome, capitale, conser- 
vait la prépondérance; les villes n'avaient que l'es- 
poir d'exercer, par leur appoint électoral, une part 
d'influence dans le gouvernement; et il s'en faut de 
beaucoup que les choses allassent même jusque-là. 
Servir des partis et des intrigues, afin de pouvoir à 
son tour s'en servir : quelle part dans une république! 
quel dédommagement de la souveraineté! 

Aussi Rome eut-elle bien rarement à se féliciter 
d'une reddition volontaire. Tite-Live, livre VII, rap- 
porte le cas de Capoue el 4es ^xr^l^^ de la Cam panie : 



DROIT DE LA FORCE. 217 

« Itaque populvm Campanum, urbemque Capuam, 
agros, delubra Deum, divina humanaque omnia, in 
vestram, patres conscripti, populique Romani ditionem 
dedimus. » Encore ne s'agit-il là que d'une soumission 
pure et simple. Vattel, qui cite le passage, ne paraît 
pas même se douter de son importance et de sa signi- 
fication. Cette signification , c'est qu'aucun peuple ne 
peut se croire obligé de se démettre, d'abdiquer sa 
souveraineté et son indépendance ; et pourtant, il est 
certain que la nécessité, la raison supérieure des 
choses l'y pousse, que le progrès même de la civilisa- 
tion l'exige. 

On a vu, au moyen âge, des nations, la Hongrie, la 
Bohême, attirées par le prestige impérial, la supério- 
rité de civilisation , Tinfluence religieuse , et sans 
doute aussi poussées par le sentiment de leur infir- 
mité, laisser tomber leurs .dynasties, et se donner 
volontairement, sans contrainte, à l'empereur. Mais 
les mœurs politiques de l'époque servaient d'excuse ; 
toute principauté, au moyen âge, relevant de l'empe- 
reur, les populations pouvaient se croire plus hono- 
rées, plus avantagées , de se trouver sous la protec- 
tion immédiate du suzerain que sous la main de leurs 
princes : nous savons d'ailleurs qu'en se donnant, 
ces nations avaient soin de réserver leur nationalité, 
leurs usages et leurs privilèges. Elles entraient dans 
l'empire plutôt à titre de fédérées qu'à celui de su- 
jettes; et c'est l'éternel argument des Magyars cov\^t<^ 



21H LA (iUKKKH KT LA PAIX. 



les envahissements du despotisme autrichien, de dire 
quils n*ont été ni vaincus ni conquis, mais qu'ils se 
sont volontairement ralliés sous des conditions qui 
ne permettent pas de les confondre avec les serfs de 
l'empereur. Ils ne font point partie de son domaine 
patrimonial ; il n'est, à leurs yeux, que le successeur 
de leurâ rois. 

Allons au fait. Pareils problèmes ne se peuvent ré- 
soudre que de deux manières : par l'exécution volon- 
taire, comme firent ceux de Capoue, ou par la déci- 
sion des armes. La première serait le plus souvent 
honteuse : reste donc la seconde. 

Ici se pose la question : La décision des armes est- 
elle de droit? Peut-elle faire droit? — Je Taflirme, 
sauf ce qui est relatif à la manière de faire la guerre 
et d'user de la victoire, et que nous aurons à recher- 
cher ultérieurement. 

En principe, toute guerre indique une révolution. 
Dans les temps primitifs, c'est Pacte par lequel deux 
peuples , poussés à la fusion par la proximité et les 
intérêts , tendent à opérer, chacun à son profit parti- 
culier, leur mutuelle absorption. Supposez qu'au mo- 
ment de livrer bataille le Droit pût se manifester tout 
à coup, comme un dieu , et parler aux deux armées. 
Que dirait le Droit? Que la révolution qui doit cbanger 
la condition des deux peuples est inévitable, légitime, 
providentielle, sacrée; qu'en conséquence il y a lieu 
dy procéder, en résetvaxa k çXv^x^e wation ses droits 



DROIT DE LA FORCE. 219 

et prérogatives, et en distribuant entre elles la souve- 
raineté du nouvel État, proportionnellement a leurs 
FORCES. L'arrêt divin ne ferait ici qu'appliquer le droit 
de la force. 

Mais, dans le silence des dieux, les ..ommes n'accep- 
tent pas des révolutions qui contrarient leurs intérêts ; 
ils trouvent même que les révolutions sont injurieuses 
à la Divinité. Dans le silence des dieux, ils ne jugent 
pas qu'une souveraineté proportionnelle soit une com- 
pensation suflSsante d'une souveraineté entière, et ils 
repoussent tout arrangement. Dans le silence des dieux, 
enfin, ils n'admettent pas la supériorité de l'ennemi; 
ils se croiraient déshonorés de céder, sans combat, à 
une force moindre. Tous préfèrent la voie des armes, 
chacun espérant, se flattant que la fortune des armes 
sera pour lui. 

Le duel est donc inévitable. 11 est légitime, puis- 
qu'il est l'agent d'une révolution nécessaire ; sa déci- 
sion sera juste, puisque la victoire n'est à autre fin 
que de démontrer de quel côté est la plus grande 
force, et d'en consacrer le droit. Car, ne l'oublions 
pas, le droit de la force, qui décide en dernier ressort 
de l'opportunité de la révolution et de la situation des 
deux peuples dans l'État nouveau , préexiste à la 
guerre ; et c'est parce qu'il préexiste à la guerre qu'il 
peut s'attester ensuite au nom de la victoire. 

Telle est l'origine, à la fois théorique et historique» 
et abstraction faite des incidents ça.tl\ç,\3\\^t^ ^\. ^^ 



«20 LA GUERRE ET LA PAIX. 

violences illicites, du droit de la guerre. Ce droit dé- 
rive du droit de la force et le suppose, maïs il n'est 
pas la même chose que le droit de la force. II est au 
droit de la force ce que le code de procédure civile 
est au code civil, ou le code d'instruction criminelle 
au code pénal. Le droit de la guerre est le code de 
procédure de la force; c'est pourquoi nous définirons 
la guerre : la revendication et la démonstration par 
les armes du droit de la force. 

Ce principe remplissait l'âme des anciens; il phne 
sur toute leur histoire, mêlé, il est vrai, à d'effroyables 
abus, sujet à des interprétations fausses, et rendu 
odieux par la barbarie avec laquelle on l'appliquait. 
Mais quand la fumée a-t-elle été prise pour un argu- 
ment contre la lumière, et la superstition appelée en 
témoignage contre l'idée ? C'est le devoir de l'équitable 
histoire de dégager, dans les pensées des nations 
comme dans leurs gestes, le vrai du faux, et le juste 
de l'injuste. 

L'an 416 avant Jésus-Christ, pendant la guerre du 
Péloponèse, les Athéniens assiégèrent l'île de Mêla. 
La conférence qui eut lieu à cette occasion entre les 
Athéniens et les Méliens, et que nous a conservée Thu- 
cydide, est un des monuments les plus remarquables 
du droit des gens de cette époque, et aussi l'un des 
moins compris par les critiques. 

« Il faut, disaient \es kV\ièxvv«ïv?»^ ^^t\.vc d'un crin- 



DROIT DE LA FORCE. 221 

« cipe universellement admis, c'est que les affaires se 
« règlent entre les hommes par les lois de la justice, 
« quand une égale nécessité les y oblige ; mais ceux 
« qui remportent en puissance font tout ce qui est 
« en leur pouvoir, et c*est aux faibles à céder. » 

Les Méliens avouent qu'il leur est diflScile de résister 
à la puissance d'Athènes; mais ils espèrent qu'en 
résistant justement à des hommes injustes , les dieux 
les protégeront. 

Dans leur réplique, les Athéniens rendent les dieux 
complices de leur politique : 

« Ce que nous demandons, disent-ils, ce que nous 
« faisons est en harmonie avec l'opinion que les 
(( hommes ont de la Divinité. Les dieux, par une né- 
« cessité de la nature, dominent, parce qu'ils sont les 
« plus forts; il en est de même des hommes. Ce n'est 
« pas nous qui avons établi cette loi ; ce n'est pas nous 
« qui les premiers l'avons appliquée ; nous l'avons 
« reçue toute faite, et nous la transmettrons pour tou- 
/( jours aux temps à venir. Nous agirons aussi main- 
« tenant conformément à cette loi, sachant que vous- 
« mêmes, et tous les autres peuples, si vous aviez la 
« même puissance que nous, vous tiendriez la même 
« conduite *. » 

1. Histoire du droit des gens^ par F. Lmsu^ent.. t. \V v**^^^* 



J'ai suivi la Iraduction de M. Laurent, parce que cet 
écrivain , Tun des plus érudils de la Belgique, est en 
nu^jTie temps l*un des adversaires les plus thicrgiques 
du principe que je dt'ieiids, le droit de !a force. Maïs 
le i^c de Thucydide est plus explicite : il signifie 
(jue le droit de la force est tout à lu fois une inspiration 
de la conscience, par ridée que tous les homnies se 
font de la Dîvinitéj et une loi de la nature, qui vcHit 
que Jà où se trouve la force, là soit aussi le commîin- 
demcnt. Telle est cette profession du droit de la force, 
qui a révollé la plupart des historiens, et que Denys 
dllalicârnasse, qui écrivait quatre siècles plus tard, 
ne comprenait pas plus que Cicéron, et trouvait difçne 
d'un brigand, d'un pirate. Cependant, observe KL \Jin- 
rent, le même Denys rendait hommags à ce dmil. 
quand il proclamait le droit des Romains au gouverne- 
ment des nations , parce qu'ils étaient les plus forts. 
Apri'S la bataille d'Egos-Potamos, où fut anéantie la 
puissance des Athéniens, Lysandre assembla les alliés 
pour délibéi^er sur le sort des prisônnit^rs. Il appeb 
Philocles, un des généraux athéniens, et lui demanda 
à {juella peine il se condamnait lui-même pour avoir 
fait porter un décret de mort contre les prison* 
niers grecs. « N'accuse point, répondit Pbdocl^s, ile^ 
tt liommes qui n'ont point de juges ; vainqueur, traite 
H les vaincus comme tu serais traité toi-même, si lu 
<( élHis à notre place. )) 
M, Lam bût , i\\î\ rapçotUs îvms^â Cfe laÀV ^ ^<sci ^ ^ 



DROIT DE LA FORCE. 223 



aperçu la haute moralité. Ce n'est pas la férocité de 
Philoclès qu'il faut admirer ici, mais son esprit de jus- 
tice. Lysandre et les allies prétendaient imputer à 
crime aux Athéniens les exécutions qu'ils s'étaient per- 
mises sur les prisonniers de guerre : en conséquence, 
il invitait Philoclès à dire lui-même à quel châtiment il 
se condamnait. C'est contre cette flétrissure que pro- 
teste le général athénien : Nous n'avons point de juges, 
s'écrie-t-il; nous n'avons fait qu'uèer, rigoureusement, 
il est vrai, mais légitimement, du droit de la guerre. 
Voyez, à votre tour, ce que vous avez à faire. Sans 
doute, la véritable jurisprudence de la force est con- 
traire au massacre des prisonniers ; mais remarquons 
que l'erreur des anciens ne porte que sur l'interpréta- 
tion de la loi, tandis que chez nos écrivains modernes 
elle porte sur le principe même*. 

Oh ! certes, le droit de la force est terrible dans son 
exercice, alors qu'il s'agit d'y soumettre une popula- 
tion récalcitrante, ({uï mérite précisément d'autant plus 
d'estime qu'elle se refuse avec plus d'énergie. Mais les 
excès dont la guerre s'accompagne ne doivent pas 
faire perdre de vue le principe de droit qui s'y trouve 
impliqué; pas plus que les erreurs judiciaires, la vé- 

i. L'ouvrage do M. Laurent, 5 vol. in-8% n'est qu'une longue 
protestation, en forme de répertoire historique, contre le droit do 
la force. H est fâcheux que l'auteur n'ait pas aperçu que ce droit, 
qu'il réprouve, est toute la substance et l'âme de l'histoire, et 
qu'en le niant il se soit ôté à lui-même l'idée, et par consé<{uent la 
gloire, d'un magnifique ouvrage. 



LA GUBRRE ET LA PAIX. 



nalité des magistrats, l'obscurité de la loi, l'astuce des 
plaideurs^ ne peuvent faire méconnaître la justice qui 
a présidé à l'organisation des tribunaux ; pas plus que 
l'adultère n'est un argument contre le mariage, ou le 
dol et le manque de parole un argument contre l'utilité 
et la moralité des contrats. 

C'est ce sentiment invincible d'un droit impliqué 
dans la guerre, qui tout d'abord a fait entourer celle-ci 
de formalités nombreuses, qui en a posé les conditions 
et réglé les conséquences, comme s'il s'agissait d'un 
débat judiciaire. Par exemple, c'est un fait universel 
que la condition faite au vaincu est moins bonne que 
celle qu'il eût obtenue par une soumission volontaire, 
et cela est encore de toute justice. Ici le battu, comme 
le plaideur qui succombe, paye les frais; l'aggravation 
de son sort est la compensation du dommage qu'il a 
causé, par sa résistance, au vainqueur. 

On comprend , et il est bon que je iC redise , afin 
d'ôter tout prétexte à la calomnie , qu'il ne peut être 
question ici de justifier toute espèce de guerre, pas plus 
que d'excuser ou d'approuver tout ce qui se fait à la 
guerre. Il en est de ce droit comme de tous les autres, 
dont la reconnaissance ne légitime en aucune façon 
les abus. Le cœur de l'homme est plein de passions ; 
ses œuvres sont impures ; mais le droit est saint, aussi 
bien dans la guerre que dans le travail et la propriété. 

Les circonstances dans lesquelles le droit de la force 
devient applicable et pat coîv^^AY^fi^tit la guerre légi- 



DROIT DE LA FORCE. 



time, comme action en revendication de ce droit et 
solution d'un litige international, sont de plusieurs 
genres ; nous noterons les quatre principaux : 

1. Incorporation d'une nation dans une autre nation, 
d'un État dans un autre État ; absorption ou fusion de 
deux sociétés politiques. —. C'est le cas qui nous a servi 
d'exemple ; c'est le premier qui se présente, et le plus 
important, sinon le plus fréquent de tous. Tous les 
Etats modernes, pour peu que leur population atteigne 
un ou deux millions d'âmes, sont le produit, plus ou 
moins légitime, de la guerre, du droit de la force. 
Ainsi s'est formé peu à peu l'ancien royaume de France, 
d'abord par la conquête romaine, qui a réduit sous le 
même joug toutes les nationalités dont se composait 
la Gaule primitive ; puis par la conquête franque, qui , 
lors de la dissolution de l'empire, assistée de l'épisco- 
pat, continua l'unité ; enfin, par la réunion au domaine 
royal de toutes les provinces qu'avait détachées du 
centre le régime féodal. Il est évident, à la simple 
inspection de la carte, que les nécessités de voisinage, 
bien plus que la ressemblance, plus ou moins accusée, 
des idiomes, de la religion, des mœurs et coutumes, 
a poussé la multitude des petits États compris entre 
les deux mers, les Pyrénées, le Rhin et les Alpes, à 
se fondre en un État unique , lequel État devait natu- 
rellement prendre le nom, le titre et la loi de celui que 
sa position centrale et sa force supèmvrc^ di^^x^À^' 



LA OUKRRK RT LA PAIX. 



d'avunce comme loyer d'altraction. Sous les Romains 
conquérants venus du dehors, le centre est un peu par- 
tout ; mais avec les rois Francs il se Twe à Paris, et, 
pour qui étudie la disposition des divi*rs bassins (|ui 
divisent le sol français, il ressort que le choix de cette 
capitale n'est point du tout le lait de l'homme ; c'est 
If fait de la nature même. 

Ici nous apparaît pour la première fois, à l'origine 
de la guerre et de la conquête^ à l'origine même des 
sociétés, un principe que nous trouver^ms désormais 
en contradiction perpétuelle avec le droit de la force: 
c'est le droit de nationalité. On Fa dit et répété à satiété 
depuis flobbes: Une nation, un État» est une pei'^oruic 
Collective, douée, comme Timlividu, d'une vie propre; 
qui a sa liberté, son caractère, son {^énie, sa conscience, 
et par conséquent ses droits, dont le premier et le plus 
essentiel est le maintien de son orî^niudité, de son iiidiv 
penrhnice et de son autonomie. Mais, ainsi que uom 
l'avons observé, tous ces droits doivent s'effacer devant 
la nécessité qui, en multipliant les hommes, en déve- 
li>ppant les populations et les États, les forcée de s© 
j(»ititlre, de se pénétrer, de se fondi*e : de là la guerre, 
de là les prérogatives de la force. Ce qui se paî^sc alor& 
n'est pas autre chose (luc ce qui arrive dans toute 
société policée, lorsî|ue deux droits diÛérents se tr\iU- 
vent en opposiliori : c'est l'intérêt le moins important 
qui iH>de au supérieur, el dont le droil, par conséqut»nt, 
vient s'absorber dans ceWv du tAicxiw^, Kkwsv^ dans k 



DROIT DE LA FORCE. i527 



cas d'utilité publique, il y a dépossession du simple 
particulier, mais sauf indemnité préalable. L'expro- 
priation n'est autre ici que l'exercice du droit de la 
force ; l'indemnité qui en est la condition représente 
le droit privé, que vient absorber le droit général. 

La guerre, l'exercice du droit de la force, de nation 
à nation, et la conquête qui s'ensuit, est donc le sacri- 
fice d'une ou de plusieurs de ces personnes morales, 
qu'on appelle nations ou États, à une nécessité supé- 
rieure, qui prime dans ce cas le respect dû à cette per- 
sonne morale, et son droit à l'existence. 

2. Reconstitution des nationalités. — Ce motif est 
l'inverse du précédent. Il a lieu toutes les fois que, par 
la dissolution d'un grand État, les parties qui le com- 
posent, iet qui jusque-là s'étaient fusionnées dans un 
État commun, tendent à se désagréger, obéissant, non 
plus à l'attraction du centre, mais à leurs attractions 
et répulsions particulières. Ainsi, de l'antique empire 
des Perses , fondé par Cyrus, se formèrent, après la 
mort d'Alexandre, tous ces petits royaumes qui furent 
Tapanage des généraux macédoniens, et subsistèrent 
jusqu'à l'arrivée des Romains. Ainsi, de la dissolution 
romaine, favorisée par l'invasion des barbares, rena- 
quirent toutes les nationalités que Rome avait englou- 
ties ; l'Italie elle-même obéit à ce mouvement de réac- 
tion , et l'on vit toutes les villes se détacher de la 
métropole avec une juvénile ardeur, cçûâ to. ^^^^^ 



228 LA GCRRRE ET LA PAIX. 



i*Italie, il faut bien le reconnaître, le point de départ 
d'une vie de splendeur, d'universelle influence et de 
gloire. En un jour, le travail de six siècles fut détruit ; 
et ce que Tltalie avait été pour le monde par l'unité, 
elle le redevint par la fédération. 

Ainsi s'explique l'agitation qui sous nos yeux tra- 
vaille l'empire d'Autriche, agglomération à la fois mo- 
narchique et fédérative de nations réunies moitié par 
la guerre, moitié par des traités. C'est juste au moment 
où le gouvernement impérial allait accomplir son œuvre 
de centralisation que Ton voit ces nationalités, long- 
temps soumises, protester contre leur mutuelle fusion, 
revendiquer leurs privilèges, leurs vieilles chartes, leur 
autonomie : ce qui, si la force centrifuge l'emportait 
sur la force centripète, entraînerait la dissolution de 
l'empire. 

Au point de condensation où ils sont parvenus, le 
groupement par grandes masses demeure, jusqu'à 
nouvel ordre, la loi des peuples de l'Europe. Leur 
commune sûreté, les intérêts de leur commerce, de 
leur industrie , de leur développement intellectuel et 
moral, l'intérêt supérieur de la civilisation universelle, 
font de ces grandes associations une nécessité. C'est 
dans ces conditions que s'était formé l'empire d'Au- 
triche, fragment le plus considérable de cet empire 
apostolique fondé par Gharlcmagne, illustré par Othon 
le Grand, Barberousse et Charles-Quint. Maintenant de 
nouveiies idées, de nou\e^\i>s. bçi"à0\wà, travaillent les 



DROIT DB LA FORCE. 



populations. Tandis que le gouvernement de Vienne, 
pressé par l'incursion du dehors, cherche son salut 
dans la concentration des forces de l'empire, les peu- 
ples dont il se compose craignent qu'une plus grande 
cohésion ne soit pour eux une aggravation de servi- 
tude, et, à rheure la plus critique, revendiquent le bé- 
néfice de leur nationalité. Question de guerre, par con- 
séquent, à moins qu'une transaction, qui dans ce cas 
n'aurait rien de déshonorant pour personne, ne pré- 
vienne le conflit. Peut-être, pour ramener la cohésion 
dans cette divergence, ne faut-il que le sacrifice d'une 
dynastie : le sacrifice des dynasties comme celui des 
nationalités est aussi une loi de l'histoire. Videhit Deus. 
La vie morale, la conscience, la force, est-elle à Vienne, 
à Pesth, à Prague ou à Agram? Toute la question est là. 

3. Incompatibilité religieuse. — Ce n'est point 
comme juge de la doctrine que la guerre intervient 
parfois dans les questions de religion ; il est évident 
que la théologie n'a rien de commun avec l'exercice 
de la force. Aussi la guerre n'a-t-elle pas la prétention 
de décider, entre deux croyances, laquelle est la vraie; 
entre deux opinions théologiques, de quel côté est 
l'orthodoxie et de quel côté l'hérésie. Il s'agit simple- 
ment pour elle de décider, entre deux fractions d'un 
même peuple divisé dans sa religion et à qui la tolé- 
rance est impraticable, laquelle de ces fractions devra 
embrasser la religion de l'autre, comm^Vev&axA.'SQL^ 



la relij^ion de son phre^ k peine de se voir exclu de k 
conimunion paternelle. Ton peuple sera mon peuple, ti 
Km Dieu sera mon iJicu, disait Riith, veuve et désolée, 
à sa belle-mère Noéinr, qui lui proposait de retourner 
dans son pays de Moab. Telle est précisément, en ma* 
tièrn de religion, la maxime que la guerre impose à lu 
faiblesse. 

Dans les premières sociétés, où la religion se con- 
fond avec la léf^islation, le sacerdoce avec le pouvoir, 
le culte avec la justice et la morale, la tolérance. Ton* 
dée uniquement sur la séparation de l'I-^glis© et de 
rÉtat, est impossible; l'unité de religion est néces- 
saire. La religion, identitlée avec la justice, la poli- 
tique et les moeurs, est la vie même de la société. Elle 
est à Tâme ce que la nourriture est au corps* L'homme 
vraiment reli^neux ne peut pas plus supporter le dis- 
sident ou l'impie, que lliomme physique ne pcul 
souffrir qu'un méchant voisin corronipe Tair qu'il res- 
pire, r<'au qu'il boit, le pain dont il se nourrît; qu'il 
empoisonne son bétail, fasse périr ses arbres, ni- 
vage ses moîssocis et njenace sou domicile. Il est pos- 
sible que des deux religions en conflit aucune De sort 
la lionne, possible que toutes deux scïient d'égale va- 
leur, possible que la religion du plus faible soil merî- 
leure que celle du plus fort. Ce n'est {>as de quoi a^ 
préoccupe la guen^e; comme je l'ai dit, elle nemt^ 
naît pas du dogme, La seule chose qui suit de sa com- 
pétence, c'est, puisque \tLià *\^\i"ïw ^ctes ne se |)cav€iit 



DROIT DE LA FORCE. 2:31 

souffrir et qu*une doit être sacrifiée, de décider, par 
les voies de la force, à qui incombera le sacrifice, en 
quoi Ton ne saurait dire que la guerre soit injuste. Ce 
n'est pas elle qui excommunie ; loin de là, la décision 
qu'elle est appelée à rendre implique qu'à ses yeux 
toutes les religions se valent, en tant qu'elles sont une 
représentation de la pure justice; à cet égard on peut 
dire que la raison de la guerre est d'accord avec celle 
du philosophe. En matière de religion, la guerre est la 
tolérance même. 

L'histoire est pleine de ces exécutions sanglantes, 
auxquelles nulle Église, nulle synagogue, nul sacer- 
doce ne répugna jamais. La guerre des Albigeois en 
est un bel exemple. Qu'on accuse, si l'on veut, la folie 
humaine, la superstition, le préjugé, le fanatisme, 
l'hypocrisie, à la bonne heure. Cela nous est aisé à 
nous autres qui vivons sans religion, qui pour la plu- 
part, en perdant le sentiment religieux, avons perdu 
jusqu'au sens moral. Mais s'il est beau de mourir pour 
son pays, il ne l'est pas moins dé mourir pour sa foi : 
après tout, l'un n'est pas différent de l'autre. Quant à 
la guerre, elle est ici sans reproche. Le jour où la fu- 
reur des sectçs Ta forcée d'intervenir, elle a fait la 
seule chose qu'il y eût à. faire, en sacrifiant, avec le 
moins de sang répandu possible (je raisonne dans 
l'hypothèse d'une guerre en forme) , le plus faible au 
plus fort. Il est triste, sans doute, j30ur un croyant de 
perdre sa religion et son Dieu dans» un QûtcJttô\.W^^ 



832 LA GUERRE ET LA PAIX.' 



Mais ces immenses douleurs ne nous touchent plus au- 
jourd'hui qu'à l'Opéra. Au fond, que perdait la civiK- 
sation, en passant d'Osiris ou Baal à Mithra^ de Mithra 
à Jéhovah, de celui-ci à Jupiter, de Jupiter au Christ, 
du pape à Luther? C'est à travers ces variations et ces 
apostasies que nous avons appris à séparer la foi de la 
raison, le culte de la justice, l'Église de l'État. Jamais, 
j'ose le dire, jugement rendu par la force ne fut mieux 
motivé, exécution plus féconde et plus légitime. 

ù. Équilibre international, délimitation des États. — 
Ce principe de litige, la délimitation du territoire et le 
maximum d'étendue d'un État, dont il serait aisé de 
constater la présence dans la plupart des guerres an- 
ciennes et modernes, est devenu, depuis le congrès 
de Vienne en 181i-1815, l'objet même du droit des 
gens européen. Les applications de la loi d'équilibre 
sont fréquentes dans l'histoire, ainsi que l'a prouvé 
Ancillon, dans son Tableau des révolutions du système 
politique en Europe. C'est à l'énergie de cette loi que 
la Prusse a dû, au xvm* siècle, de devenir tout à coup 
une grande puissance, formant simultanément contre- 
poids à la Russie, à l'Autriche, à la France et aux États 
Scandinaves. Tel qu'il a été posé par les traités de 1814 
et 1815, le principe d'équilibre international ne peut 
être considéré comme la dernière formule du droit 
des gens, ainsi que nous le démontrerons au volume 
suivant. Mais on ne sauml tvow ^Vvx% ^^ refuser à y 



DROIT DE LA FORCE. 233 



voir une préparation à un ordre de choses supérieur, 
et conmie la pierre d'attente d'une paix définitive. 

(( L'équilibre politique, dit Eugène Ortolan, consiste 
« à organiser entre les nations faisant partie d'un 
même système une telle distribution et une telle 
« opposition de forces, qu'aucun État ne s'y trouve en 
« mesure, seul ou réuni à d'autres, d'y imposer sa 
« volonté, ni d'y opprimer l'indépendance d'aucun 
« autre État ; et s'il est exact de dire que l'équilibre 
« de forces diverses s'obtient par la combinaison de 
a ces deux données, l'intensité et la direction, on 
« reconnaîtra qu'entre nations l'intensité se compose 
(( de tous les éléments quelconques, rtiatériels ou im- 
« matériels, qui sont de nature à constituer la puis- 
ce sance, le moyen eflScace d'action ; quant à la direc- 
« tion, elle se détermine par l'intérêt. Il faut donc 
« combiner la distribution des divers éléments de 
« puissance et les rapprochements ou les oppositions 
« d'intérêts pour créer dans un groupe de nations, à 
« un moment donné, un état d'équilibre, en ne per- 
« dant pas de vue Textrême mobilité des éléments de 
« puissance, et surtout des intérêts. Chaque jour ils 
« peuvent se modifier, et l'équilibre courra le risque 
(( de s'altérer par ce qui augmentera ou diminuera les 
« uns, et viendra unir ou diviser les autres *. » 

1. Des moyens d'acquérir le domaine international. J'emprunte 
cette citation à M. Vergé, l'éditeur de Martens, n'ayant pas sous 
la main l'ouvrage de M. Ortolan. 



231 LA OUERRK ET LA PAIX. 



Ces considérations de M. Ortolan impliquent toute 
une théorie du droit de la force, toute une philosophie 
de la guerre, quatre mots, ce semble, qui hurlent de 
se voir accouplés, mais qui n'en expriment pas moins, 
par leur réunion, une vérité rigoureuse. Elles abou- 
tissent à cette conséquence, que je prends la liberté 
de recommander aux méditations du savant juriscon- 
sulte T c'est que si , depuis un siècle , grâce au prin- 
cipe d'équilibre, ou, comme disait AnciUon, des contre- 
forces, le droit des gens a fait quelque progrès, il doit 
ce progrès, non pas à la négation du droit de la force, 
mais à son aôirmation, je dirais presque à sa restaura- 
tion, dans le sens littéral et matériel que lui donnèrent 
les anciens. 

Tels sont, en général, les motifs puissants, les inté- 
rêts sacrés, justiciables de la force, qui remplissaient 
autrefois d'enthousiasme l'âme du guerrier. Bien plus 
que le sujet perdu dans nos grands États comme la 
goutte d'eau dans l'Océan, bien plus que le paysan de 
nos campagnes, le bourgeois et l'ouvrier de nos villes, 
l'homme de la cité antique sentait en lui la patrie et la 
souveraineté. Il n'était homme que par là : hors de là 
il perdait tout, richesse, dignité, liberté. Voilà ce qui 
donnait un sens à la grande parole deTyrtée, traduite 
par Horace : Dulcs et décorum est pro patria mori, il est 
doux, il est glorielix de mourir pour la patrie ; parole 
que la plèbe romaine du temps d'Auguste commen- 
çait à ne plus comprendre, el v\\x% le^ua.tions modernes 



DROIT DE LA FORCE. ' 235 

ne comprennent pas beaucoup plus. Que fait au paysan 
de la Lombardie, par exemple, de vivre sous le pro- 
tectorat du Piémont ou de rAulriche, si la rente qu'il 
paye au bourgeois est toujours la même, si, comme 
le colon antique, il doit rester éternellement pauvre 
diable ?..« 

Dans cette lutte de la force, tout est beau, généreux, 
sublime. C*est là que Thonneur de la vie s*élève pour 
le citoyen en proportion de ses sacrifices; c'est, le 
dirai-je? par cette magnanimité de la guerre que le 
vaincu tombé en servitude est plus honorable que 
celui qui, sans combat, accepte l'incorporation de son 
pays et l'abrogation de sa souveraineté. 

Si la justice est notre haute prérogative, et son 
culte quotidien le gage de notre félicité, les jours de 
batailles, je parle des batailles légitimes, doivent être 
pour les combattants des jours de sainte allégresse. 
L'heure, marquée par le destin, a sonné. Deux nations 
sont en présence : il s*agit de savoir laquelle doit 
donner son nom à Tautre, et, en Tabsorbant, doubler 
sa propre souveraineté. Qui les pousse à ce duel ? La 
force des choses. Tordre de la Providence, dit le 
chrétien ; la loi des sphères, dirait Machiavel. Eh bien ! 
s'écrient-ils tous ensemble, mourons, ou sauvons 
l'honneur de nos pères et l'immortalité de notre race ! 

La guerre, sans haine ni injure, entre deux nations 
généreuses , pour une question d'État inévitable et de 
toute autre manière insoluble; \a guett^^ c^tav^fc^î^ 



vendication du droit de la force, de la souveraineté 
qui ap|>artieot à la force ; voilà, je ne m'en cache pas, 
ce qui me semble à moi Fidéal de la vertu humaine et 
le comble du ravissement , Qui oserait parler ici de 
voleurs et d'assassins f 

Voulez-vous un éclatant témoignage de la réalité du 
droit de la guerre et de son intervention nécessaire 
dans la société? Regardez ce qtii an-ive, en ce moment, 
au clief de FÉglise clirétienne. A la chute de Tempire, 
sous les coups répétés de la barbarie, Tltalie tombe 
en dissolution. Les villes, rendues à leurs attractions 
naturelles, travaillent, chacune de son côté, à recon- 
stituer leur indépendance. Le christianisme était la loi 
universelle; l'Église, avec la papauté pour centre, la 
seule puissance. 11 était aisé à la Rome chrétienne de 
refaire une Italie compacte, armée contre toute in- 
fluence du dehors, si le chef de l'Église avait été, 
comme le consul antique, comme Fempereur p^en, 
à ta fois pontife, magistrat et générah Mais le Christ 
avait déclaré que son royaume n'est pas de ce monde; 
lui-même avait pris soin de séparer le spirituel du 
temporel ; des passages formels de la loi défendent au 
prêtre de tirer le glaive. Pour opérer la recomposition 
de rÉtîit italien, le pape nV que la foudre du sanc- 
tuaire, Texcommunication. Sa puissance d'opinion est 
énorme : tout se prosterne quand il répand la béné- 
diction ou qu'il fulmine Tanathème ; tout se redresse 
et lui résiste, dtis qu'il veul ^ciuvevner^ conquénr ou 



DROIT DE LA FORCE. 23"7 

combattre. L'Italie, grâce à cette impuissance du pon- 
tife de paix, reste profondément divisée. Par lui-même, 
le pape est incapable de se constituer un domaine : il 
attendra de la lance du roi franc, ou de la munificence 
d'une comtesse, le pauvre douaire dont il ne jouira 
même presque jamais. Ne pouvant devenir conqué- 
rant, il servira à empêcher toute autre conquête : 
tantôt il paralysera Télan impérial, tantôt il minera le 
roi ou dissoudra les républiques. Et Ton verra l'Italie 
du moyen âge, après avoir renouvelé, pendant plus de 
mille ans, les scènes héroïques et toutes les magnifi- 
cences de Tancienne Grèce, après avoir initié l'Europe 
à la politique, aux sciences et aux arts, s'affaisser 
épuisée, et devenir la proie de l'étranger. L'Italie est 
tombée, parce que le pape, en qui résidait la plus 
grande autorité de l'Italie, n'était souverain que de 
Tordre moral, parce que, vicaire de Jésus-Christ, il ne 
lui est permis, de par le testament de son divin auteur, 
de devenir ni conquérant, ni roi, ni empereur; parce 
qu'en un mot la constitution de son Église lui interdit 
d'exercer le premier et le plus essentiel des droits de 
l'État, le droit de la force. 

C'est en vain que depuis Charles-Quint et la Réforme 
les princes du temporel se sont peu à peu concertés 
pour reconnaître et garantir un État propre au chef du 
spirituel: c'est en vain que les traités de 1815 ont 
consacré cet arrangement, et assuré au pontife romain 
l'appui des armées alliées, cathoWqvx^^, ^t^^in^*^*^ ^> 



protestantes : la contradiction d'une puissance non 
guerrière éclate de plus en plus. Certes le xix<* siècle 
est un siècle de diplomatie, si jamais il en fut. Plus 
qu*à aucune autre époque, les affaires relèvent de la 
raison publirjue et tendent à se régler par la voie des 
transactions et des congrès. Qiicï avantage pour un 
gouvernement qui affecte de devoir tout à la religion, 
à [a piété des peuples, aux traditions les plus respec- 
tables, à la solidarité de lautel et du trône î N'esl-il 
pas vrai que si la paix était le principe, la condition et 
le but des États, le plus grand de tous les États, celui 
qui aumit la plus gi'ande puissance d'absorption, ce 
devrait être lÉglise? 

Mais la diplomatie, quand elle a la parole, n*est autre 
chose fïue l'organe oiliciel de la guerre; la polilitpie 
entre les nations n'est au fond (jue la raison des ar- 
mées, le droit de la force. Voilà pourquoi, dans les 
congrès des puissances, le souvemin pontife n a pas la 
parole, si ce n'est pour entonner le Te Deum et invo- 
quer le Saint-Esprit. Voilà pourquoi, ne comptant pour 
rien* ni sur les champs de bataille, ni dans lescoûfé- 
rences des souverains, sa politique à lui, sa politique 
de prêtre, est de dissoudre les forces qu'il ne peut 
dominer. Ne pouvant conquérir Titalie, le pape ne 
travaille qu*à Timniobiliser, tantôt par ses propre 
divisions, tantôt par les armes étrangères. Ou Ta va» 
en 18Ù8, lorsque Pie IX refusa de suivre le peuple 
àm}s h guerre contre TA^utiiche: «Je suis, dit-il, te 



DROIT DE LA FORCE. 2.TJ 

père commun des fidèles ; il ne m*est pas permis de 
faire la guerre contre aucune fraction de mon trou- 
peau. — Quoi! saint-père, pas même pour l'affran- 
chissement de la patrie italienne? — Non , pas même 
pour raffranchissement de la patrie italienne. La patrie 
est affaire d'État, et le royaume du Christ n'est pas de 
ce monde. — Eh bien, alors, ne soyez donc pas chef 
d'État italien, noliergo imperare: car la vie de l'Italie, 
avec vous, c'est le suicide. L'Italie ne peut rester 
pontificale et vivre. » 

Aujourd'hui, l'Italie semble se réveiller. Elle a 
chassé, ou peu s'en faut, l'étranger; et les sujets du 
pape l'abandonnent. L'Église est désormais mise hors 
la politique, hors le temporel, en Italie et dans les 
États dits de l'Église, aussi bien qu'en France, en 
Autriche et dans tous les États catholiques. Concevez- 
vous un idéal relégué hors de la vie universelle et de 
la réalité des choses? Un mot, un seul mot, a déter- 
miné cette grande ruine : Le royaume du Christ n'est 
pas de ce monde. Son vicaire porte la houlette, non le 
glaive. Comment ce berger régnerait-il sur les hommes, 
s'il ne peut les mener au combat ? Que l'on y songe : 
si quelque chose condamne irrémissiblement la sou- 
veraineté temporelle des papes, ne le cherchez point 
ailleurs, le voilà. Le pape n'est pas un calife ; il lui est 
défendu de commander ses armées. Et prenez garde^ 
si vous lui donnez un général, que tôt ou tard il ne 
soit supplanté par son général» 



240 LA (mKUUH KT LA PAIX. 



Au livre suivant, nous examinerons les règles qui 
président à remploi de la force, ce qu'on est convenu 
d'appeler la guerre dans les'formes. Terminons d'abord 
ce que nous avons à dire des applications, immédiates 
et éloignées, du droit de la force. 



DROIT DE LA FORCE. 



CHAPITRE IX. 



APPLICATION DU DROIT DB LA FOBCB. 
2" OBJBT BT DÉTBBMIMATION DU DBOIT DES OBN8. 



Que le droit de la guerre dérive immédiatement du 
droit de la force, ou, pour mieux dire, que le premier 
ne soit que la formule de revendication et de consta- 
tation du second, c*est ce que le lecteur doit regarder 
maintenant comme à l'abri de toute contestation, bien 
que les auteurs n'aient jamais paru le comprendre, 
bien qu'ils n'aient jamais vu dans la guerre qu'une 
manière, en usage parmi les peuples civilisés, de se 
contraindre avec le moins de férocité possible. 

Mais que le droit des gens dérive, à son tour, du 
droit de la guerre, comme celui-ci dérive du droit de 
la force; que, par conséquent, le droit des gens ne 
soit, s'il -est permis de parler ainsi, que le droit de la 
force à sa troisième génération, c'est ce que les juris- 
consultes peuvent encore moins admettre, et qui ren- 
verse toutes leurs thèses. Non-seulement, en effet, ils 
ne reconnaissent pas le droit de la force, mais le droit 
de la guerre, dont nous avons si nettement défini 
l'objet et la spécialité, dont nous ferons bientôt con- 
naître les règles, n'est à leurs >[eu^ c\!i\tt\^^^^cvss 



242 LA GUERRE ET LA PAIX. 



formant un article particulier, exceptionnel, anormal, 
du droit des gens, qui se trouverait ainsi former le 
premier échelon du droit. 

D'où vient alors, selon nos savants publicistes, le 
droit des gens, et en quoi consiste-t-il? 

Le droit des gens, répondent-ils, découle du droit 
naturel. — Et qu'est-ce que le droit natui'el? 

Vattel cite Hobbes, qui divise la loi naturelle en loi 
naturelle de Thomme et loi naturelle des États. Cette 
dernière est ce que Ton appelle d'ordinaire droit des 
gem. Les maximes de Tune et de l'autre de ces lois 
sont les mêmes. — Vattel approuve la déduction de 
Hobbes; il obserxe seulement que le droit naturel, 
dans son application aux États, souffre certains chan- 
gements ; nous en avons parlé plus haut. 

Pufendorf et BarbejTac souscrivent comme Vattel à 
ropinion du publiciste anglais. 

Montesquieu dit, en gros, ce qui se passe; il ne sait 
pas le premier mot de ce qui est. 

« Le droit des gens est naturellement fondé sur ce 
(( principe , que les diverses nations doivent se faire 
((. dans la paix le plus de bien, et dans la guerre le 
« moins de mal qu'il est possible, sans nuire à leurs 
« véritables intérêts. 

«L'objet de la guerre, c'est la victoire; celui de la 

« victoire, la conquête ; celui de la conquête , la con- 

[ « servation. De ce p\:iuc\\)e et du précédent doivent 



DROIT DE LA FORCE. 



« dériver toutes les lois qui forment le droit des gens. 
« Toutes les nations ont un droit des gens ; les Iro- 
(( quois mêmes, qui mangent leurs prisonniers, en ont 
a un. Ils envoient et reçoivent des ambassades; ils 
a connaissent des droits de la guerre et de la paix ; 
« le mal est que ce droit des gens n'est pas fondé sur 
ft les vrais principes^,)) 

Mais pourquoi les nations sont-elles en guerre et 
font-elles appel à la force? Montesquieu n'en sait rien. 
Et comment pourrait-il s*en douter? Il ne reconnaît 
pas le droit de la force. Il cite, en souriant, les Iro- 
quois, dont le droit international n'était pas fondé, 
selon lui, sur les vrais«principes. Mais les Iroquois,quî 
mangeaient leurs prisonniers, et justement parce qu'ils 
les mangeaient, en savaient plus que Montesquieu sur 
le droit des gens. Manger son ennemi, c'était exécuter 
sur les personnes l'arrêt que la victoire n'avait porté 
que sur l'État, savoir : que l'État du vaincu sera ab- 
sorbé dans l'État du vainqueur. 

Si les Juristes ne savent rien de l'origine et des prin- 
cipes du droit des gens, savent-ils mieux ce qui le 
constitue? 

« Le droit des gens, selon Mackintosh, comprend 
« les principes de l'indépendance des nations, leurs 

1. Esprit des lois, livre L 



LA. GUERRE BT LA PAIX. 



a rapports en temps de paix, les privilèges des am- 
« liussadeurs et des ministres d*iin rang inférieur, l<^s 
(( ffliilioiis entre tes simples sujets, les justes causes 
(( de la guerre, les devoirs mutuels des puissances 
t( belligéranteset des puissances neutres, les bornes des 
(i liostilités légitimes, les droits de la conquête, la foi 
« à observer entre ennemis, le droit résultant désar- 
me mistices, des sauf- conduits et des passe-ports, la 
il nature des alliances et les obligations qui en naîs- 
« sent, les voies de négociations, Tautorité et Tintcr- 
a prétation des traités de paix. » 

Qu'on ouvre le premier auteur venu, à la table, et 
Von verra que Mackintosh ne fait ici que les résumer 
tous. 

Or, il y a de nombreux et graves reproches à faire i 
cette énumération. Le premier est que le droit de la 
gueiTe est considéré ici comme faisant partie inté- 
grante du droit des gens, ce qui est inadmissible; le 
second, que les rapports des nations entre elles et les 
obligations qui en naissent ne digéreraient en rien, 
quant à leur objet, des rapports et des obligations qui 
existent entre individus, ce qui ruine la distinction 
qu*on voudrait établir entre le droit civil et le drint 
des gens î le troisième, qu*aucun des rapports spéciaux 
de nation en nation, aucune des graves questions que 
ces mpporls soulèvent, ne sont seulement mm- 
tionnés; le quatrième , que le droit prîmordial« celui 



DROIT DE LA FORCE. 245 

duquel naissent, d'abord le droit de la guerre, et ulté- 
rieurement le droit des gens, le droit de la force, y est, 
comme d'habitude, entièrement méconnu. Arrêtons- 
nous là. 

Les auteurs qui ont traité du droit des gens sem- 
blent avoir ignoré jusqu'aux règles de la classifi- 
cation. Comme ils avaient observé, par exemple, que 
le droit de la guerre est réservé aux chefs d'État, à 
l'exclusion des particuliers, ils en ont conclu que le 
droit de la guerre faisait partie du droit des gens. 
Ainsi du reste. Mais, d'abord, chacun sait que le 
droit de guerre n'a pas toujours été le privilège du 
prince; que, pendant des siècles, il a appartenu atout 
homme libre, et qu'aujourd'hui encore, en temps de 
guerre, les gouvernements le confèrent à de simples 
particuliers, au moyen des lettres de marque. Puis, 
ce n'est pas par l'importance des personnages que 
le droit se difiérencie, mais par les natures , facultés 
ou actions qui y donnent lieu. Ainsi, il n'y a pas un 
droit du riche et un droit du pauvre, un droit du 
noble et un droit du roturier, un droit du marchand 
en gros et un droit du marchand en détail, un droit 
pour les États de cinquante mille âmes et un pour 
ceux de cinquante millions. De semblables distinc- 
tions sont ce qu'on appelle en droit acception de 
personnes; c'est une offense à la justice, et la révolu- 
tion en a détruit jusqu'à la racine. Il y a un droit de 
la force, un droit de l'intelligence, uxv àto\\. ômlXxw^" 



«10 LA OUKllRB ET LA PAIX. 

un droit de rechange, un droit de la famille, un droit 
de propriété, un droit pénal, un droit de procédure 
civile et criminelle, un droit de la guerre, lesquels 
droits se distinguent les uns des autres par les 
facultés ou fonctions qui les produisent et sont iden- 
tiquement les mêmes dans tous les sujets, grands et 
petits, individuels et collectifs. 

Pour qu'il y ait un véritable droit des gens, il faut 
donc qu'il existe dans l'être moral, qu'on appelle 
nation, un ordre de rapports qui ne se trouve pas 
dans le simple citoyen. De semblables rapports 
existent-ils? Toute la question est là. En quoi la 
nation, que la jurisprudence assimile, sous plu- 
sieurs points de vue, à l'individu, en dififère-t-elle de 
manière à motiver la distinction d'un nouveau droit? 
Car il est évident que, sans cette diflTérence dans la 
nature et la fonction du sujet, le droit des gens n'est 
qu'un vain mot, tout au plus une pierre d'attente, un 
cadre vide. 

La réponse à cette question nous est fournie par ce 
que nous avons dit au chapitre précédent du droit 
de la guerre, et des circonstances qui en déterminent 
les actes. 

Ce qui distingue, au point de vue du droit, l'êti'e 
collectif, appelé nation ou Élat, du simple particulier, 
ce qui établit une ligne de démarcation infranchis- 
sable entre la personne sociale et la personne indivi- 
duelle, c'est que Ylratuo\^\!\otv ^^ \^ ^^^xxvv^w çeut 



DROIT DE LA FORCE. 



être, dans un intérêt supérieur, juridiquement requise, 
tandis que rimmolation de la seconde, hors le cas de 
crime emportant la peine capitale, ne le peut jamais. 
Ainsi, la république ne peut, sous prétexte du 
salut général, requérir le sacrifice de Tinnocent, l'exil 
d'Aristide, la mort de Curtius, le suicide de Thraséas. 
Elle ne peut pas, sous prétexte de défense ou d'excès 
de population, expulser les bouches inutiles, ordonner 
le massacre des innocents et des vieillards. Toutes 
les têtes sont sacrées; la société n'existe que pour 
leur conservation. Dans aucun cas, dis-je, l'homme 
n'a le droit de supprimer l'homme, la majorité de se 
faire la place plus large par l'élimination de la mino- 
rité. 

Mais il en est autrement des États. Dans mainte 
circonstance il faut que cette personne collective, 
qui a aussi son âme, son génie, sa dignité, sa force; 
devant laquelle toutes les individualités s'inclinent 
comme devant leur souverain, il faut, dis-je, qu'elle 
disparaisse, absorbée par une existence supérieure. 
Le mouvement de la civilisation, le perfectionnement 
des États est à ce prix. 

Des faits innombrables, tant de l'histoire moderne 
que de l'histoire ancienne, prouvent qu'en toute 
guerre c'est cette personne collective, TÉtat, ou, 
comme nous disons aujourd'hui, la nationalité, qui est 
en péril : la destruction des cultes (Cambyse, en Egypte; 
Antiochus, roi de Syrie, en ?a\e&Wue\ X^-à \k»&x 



M8 LA OUBRRB BT LA PAIX. 

niuDs) ; la destruction des aristocraties (conseil donné 
par Tarquin le Superbe à son fils; transportation des 
familles nobles de Judée par Nabucbodonosor; mas- 
sacres de Gallicie) ; destruction des sacerdoces (persé- 
cution des mages par Darius, des druides par les Ro- 
mains) ; massacre de tous les mâles, parfois de toute 
la population (le Pentateuque) ; abolition deà langues; 
destruction des livres et des monuments; changement 
des constitutions; déplacement ou destruction des 
capitales, etc., etc. — Ces faits démontrent jusqu'à 
l'évidence qu'une pensée réfléchie, sachant ce qu'elle 
veut et où elle va, préside à toutes ces exterminations. 
Cette pensée, je le répète, n'est autre que l'immola- 
tion, en vertu du droit de conquête, de la personne 
collective qui a nom l'État, et que le vainqueur pour- 
suit partout où il croit la voir vivre, dans le culte, la 
langue, les institutions, la dynastie, la noblesse, etc. 

Le droit des gens a donc pour objet de déterminer, 
en général, et sauf la décision ultérieure de la 
guerre, quand, comment et à quelles conditions il 
peut y avoir lieu de procéder à la fusion ou incorpo- 
ration, dans un État plus grand, d'un ou plusieurs 
autres États plus petits ; fusion qui n'est évidemment 
pour ceux-ci, et quelquefois pour celui-là, qu'un sui- 
cide ; et réciproquement quand, comment et à quelles 
conditions il peut y avoir lieu de procéder à l'opéra- 
tion inverse, c'est-à-dire à un démembrement. 

De ce principe se àèàvxAs^tA. d&% o^viestions fort 



DROIT DE LA FORCE. 849 



graves, jusqu'à présent fort peu étudiées, et qui ne 
figurent seulement pas dans les traités relatifs au 
droit des gens, mais qui n'en sont pas moins toutes 
étrangères au droit civil. On a écrit ties volumes sur 
les ambassadeurs, qui ne sont après tout que des 
fondés de pouvoir constitués d'après les principes 
du droit civil ; on ne trouverait pas une ligne de saine 
jurisprudence sur les questions suivantes : 

« Quelle peut être la grandeur normale d'un Etat? 

« Jusqu'à quel point la limitation de l'État est-elle 
donnée par la géographie, la race, la langue, la reli- 
gion, la tradition, le degré de civilisation, etc. ? 

« Les États peuvent-ils, doivent-ils être égaux entre 
eux, ou sont-ils condamnés, par la raison des choses» 
à l'inégalité? 

(( Le fusionnement des nationalités peuMI, doit-il 
aller jusqu'à l'absorption du genre humain, de manière 
à former une monarchie universelle ? 

« Ne serait-il pas plus vrai de supposer que l'unité 
politique du genre humain consiste, soit dans une 
hiérarchie d'États, soit dans une confédération? Dans 
le premier cas, quel sera le rapport hiérarchique des 
États? Dans le second, le principe fédératif ne con- 
duit-il pas, par voie d'analogie, à la résolution des 
grands États en provinces fédérées? 

« Ou bien, enfin, l'équilibre a-t-il pour condition 
l'indépendance universelle, l'anarchie des cités? 



2.>(> LA GUERRE KT LA PAIX. 



« L'écjuilibre peut-il être remplacé par un tribunal 
arbitral? En tout état de cause, le groupe politique le 
plus avancé en civilisation, le plus fort ou le plus 
riche, a-t-il droit à quelque privilège sur celui qui 
Test moins? Quelle est la nature de ce privilège?' 

« Quand et comment une nation ralliée à une autre 
peut-elle revendiquer son autonomie? 

« Comment se fera la répartition des terres nouvel- 
lement découvertes, ou habitées par des peuplades 
réputées sauvages? Quel sera, sur ces peuplades, le 
protectorat des civilisés? Quels sont leurs droits et 
devoirs réciproques? 

(( Quel a été, dans les temps anciens, le rôle de 
Tesclavage? Que peut-il être aujourd'hui? 

« Une nation a-t-elle le droit de se clore et de refu- 
ser le commerce avec l'étranger? 

« Quid des alliances politiques particulières? Ne 
sont-elles pas une menace à la liberté des autres États, 
partant une infraction au droit des gens? » 

En voilà assez pour faire comprendre aux moins 
intelligents de nos lecteurs en quoi consiste le droit 
des gens, confondu par tous les publicistes, tantôt avec 
le droit naturel ou civil, tantôt avec le droit politique, 
tantôt avec le droit de la guerre, et réduit, en ce qui 
n'est pas du droit civil, politique ou guerrier, à de 
puérils détails sur la tenue des ambassades. 

Quelques observations pratiques sur le droit des 



DROIT DE LA FORCE. 251 

gens, considéré dans ses rapports avec le droit de la 
guerre et le droit de la force, termineront ce que nous 
avons à dire. 

On a vu précédemment (chap. VllI, p. 110) que 
ce qui distingue le droit de la guerre du droit de la 
force, c'est que celui-ci est le droit par lequel un indi- 
vidu, une corporation, un État, réclame une chose 
comme lui appartenant en raison de la supériorité de 
sa force , tandis que le droit de la guerre a pour but 
de régler la manière dont il sera procédé, en cas de 
refus du défendeur, à la démonstration des forces, 
laquelle servira en même temps de jugement. 

Le droit des gens diffère à son tour du droit de la 
guerre, en ce qu'il a pour but, non de régler les formes 
de la guerre et ce qui s'y rattache, parlementaires, 
armistices, traités de paix, ambassades, etc. , mais de 
déterminer les cas de guerre et d'en assigner les ré- 
sultats, en formulant par avance les conclusions de la 
victoire sur toutes les questions que peut soulever 
l'opposition des puissances et éventuellement leur 
. conflit. En deux mots, comme la guerre surgit de la 
négation du droit de la force et a pour but d'en assu- 
rer l'exercice, l'objet du droit des gens est soit d'évi- 
ter la guerre, soit de la réduire au strict nécessaire, 
soit enfin d'en déternûner les effets, en déterminant 
théoriquement, d'après le droit de la force, les obli- 
gations des peuples les uns envers les autres et les 
conséquences de leurs luttes. 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



Toutes les questions dont traite le droit des gens 
sont des questions de prépotence, susceptibles d'être 
vidées par le combat, qui ne reconnaissent même 
d'autre tribunal, d'autre arbitrage que celui de la 
force, des questions par conséquent dont la solution 
peut être toujours préjugée d'avance, d'après le calcul 
des forces, et sauf les modifications qu'y apportera la 
bataille, si les parties intéressées jugent à propos d'en 
venir aux mains. On conçoit de quelle importance 
serait, pour la transaction des litiges internationaux, 
l'abréviation des guerres et la consolidation des traités 
de paix, un répertoire de solutions pareilles. Si le droit 
des gens, sur lequel on a publié tant de volumes inu- 
tiles, était aussi avancé qu'il plaît à la vanité des auteurs 
de le dire, aucune des guerres qui ont désolé le monde 
depuis la Révolution n'aurait été possible : elles se- 
raient tombées devant la jurisprudence des États. A 
quoi donc tient-il que nous ne soyons définitivement 
en paix? A ce que le droit des gens n'est pas même 
défini; à ce que juristes et hommes d'État sont aussi 
insoucieux, malgré leur morgue, des questions dont 
leur métier est de s'occuper, que les baïonnettes char- 
gées de les trancher. 

En fait de relations internationales, j'ose le dire, il 
n'existe aucun principe reconnu. Il y a des usages, 
réduits, d'une façon plus ou moins spécieuse, en 
théories par les professeurs, et sujets à autant d'excep- 
tions qu'il plait au\ d\çVom^l^s d'eu trouver. La poli- 



DROIT DE LA FORCE. 258 

tique, autrefois dirigée de haut par TÉglise, en vertu 
du lien qui unissait les deux pouvoirs , spirituel et 
temporel, est restée, depuis la fin du régime féodal, 
un*art; elle n'est pas redevenue une doctrine. La 
diplomatie écrit, échange des notes, scandalise le 
monde de son impuissance , sans se douter seulement 
que cette impuissance provient de ce qu'il n'y a pas 
de transactions plus difficiles que celles qui ont pour 
objet de régler des questions de vie et de mort, dont 
la guerre est le seul arbitre. Chaque état suit sa tra- 
dition, chaque peuple son instinct, au risque de se 
prendre dans sa propre cupidité, et c'est tout. L'Italien, 
en politique, est machiavéliste ; l'Anglais, utilitaire et 
malthusien ; le Français, glorieux et artiste ; le Russe, 
comme Ta dit Napoléon !«', est Grec du Bas-Empire ; 
l'Allemand cherche , sans le trouver, son droit histo- 
rique, ce qui fait qu'il n'y a toujours point d'Alle- 
magne. Tout est à créer : la Révolution française elle- 
même n'a produit que des aspirations ; elle a parlé de 
fraternité universelle, de paix perpétuelle, comme les 
poètes de l'âge d'or. Mais le premier mol reste à 
dire ; et ce mot, bien simple, et que je voudrais faire 
sonner si haut que les morts l'entendissent, c'est que 

LA GUERRE NE FINIRA, LA JUSTICE ET LA LIBERTÉ NE S'ÉTA- 
BURONT PARMI LES HOMMES, QUE PAR LA RECONNAISSANCE ET 
LA DÉLIMITATION DU DROIT DE LA FORGE. 

Le droit de la force, le droit de la gviet^^ ^\.\fc^^^ 



«M LA OURRRR HT LA PAIX. 



des gens, définis et circonscrits comme nous venons 
de le faire, se soutenant, s'impliquant et s'engendrant 
Tun Tautre, gouvernent Thistoire. lis sont la provi- 
dence secrète qui mène les nations , fait et défait les 
États, et, mettant d'accord la force et le droit, conduit 
la civilisation par la route la plus sûre et la plus large. 
Par eux s'expliquent une foule de choses dont il est 
impossible de rendre compte ni par le droit ordinaire, 
ni par aucun système historique, ni même par les 
évolutions capricieuses du hasard. Citons-en quelques 
exemples parmi les plus connus. 

Notre sentiment démocratique s'indigne en voyant 
des mariages princiers décider de l'agglomération de 
populations nombreuses, comme si les peuples étaient 
la propriété des rois, et pouvaient être donnés par eux 
en apanage à leurs garçons ou en dot à leurs filles. 
L' Aragon et la Castille s'unissent par le mariage de 
Ferdinand et d'Isabelle; en Angleterre, les deux Roses 
se réconcilient par celui de Henri VII avec la dernière 
héritière d'York; la Bretagne est définitivement réunie 
à la France par celui de Charles VIII, et, après sa mort, 
de Louis Xll avec Anne de Bretagne. Quelles protesta- 
tions, quelles colères soulèveraient aujourd'hui de 
pareils actes! Jusqu'en 1766, on voit la Lorraine re- 
venir à Louis XV par la mort de Stanislas I", roi de 
Pologne, dont il avait épousé la fille. L'esprit des 
traités de 1815 a mis fin à ce système d'héritage, em- 
prunté au droit civil, el aççUqué, grâce, il faut le dire, 



DROIT DB LA FORCE. 856 

au bon sens dos princes, avec assez de bonbeup, aux 
relations internationales. Maintenant, c'est un autre 
principe qui régit les acquisitions et les démembre^ 
ments des Etats, le principe de l'équilibre des force». 
Or, c'était aussi le droit de la force qui, sous l'em- 
blème d'un mariage, opérait jadis une fusion dès 
longtemps prévue, toujours poursuivie, et devenue à 
la fin nécessaire. Suivez l'bistoire, en effet i les con- 
ventions matrimoniales des princes ne sont plus de 
rien quand elles ont contre elles le droit de la force, 
qui n^est autre ici que le droit des gens. Louis XII 
aura beau alléguer les droits qu'il tient de sa grand*^ 
inère Yalentine sur le duché de Milan , la réunion ne 
s'opérera pas. Entre la France et l'Italie, séparées par 
les Alpes et par la différence des nationalités, il n'y a 
plus lieu à appliquer le droit de la force, pas le moindre 
prétexte à réunion ou incorporation, et les plus belles 
armées sont ici sans vertu. La force seule , de même 
que la naissance, le génie ou la liberté, sans le droit » 
est impuissante ; la plus éclatante bravoure combat 
en pure perte. 

Qui ne s'est scandalisé, en lisant l'histoire de 
Louis XIV, de la pauvreté des motifs allégués par ce 
prince pour justifier son invasion des Pays-Bas? Le 
droit de dévolution qu'il invoquait du chef de sa 
femme n'était nullement applicable dans la circon- 
stance, et l'on a honte, pour la France et pour son 
souverain, de voir une cause, d'aiUeut^ ?â. ^\^ws^^ 



236 LA GUERRE ET LA PAIX. 

soutenue avec une mauvaise foi si opiniâtre et de si 
détestables arguments. Personne ne sut dire la vraie 
raison; elle était invincible. Devant la justice des na- 
tions, telle que la donnent les nécessités de Tagglomé- 
ration politique , l'Espagne n'avait pas plus de droit 
sur lès Pays-Bas et sur la Franche-Comté que la France 
elle-même n'en avait sur le Milanais , ou l'Angleterre 
sur la Guyenne. En revanche, la même loi d'incorpo- 
ration qui, sous Ferdinand et Isabelle, avait déterminé 
la réunion de TAragon et de' la Gastille ; qui , sous 
Charles VI II et Louis XII, décida la réunion à la France 
de la Bretagne ; qui plus tard, sous Louis XV, fit retour- 
ner définitivement la Lorraine , ancien fief impérial, 
au royaume son rival, cette loi voulait que la France 
achevât de s'arrondir par l'annexion d'un certain 
nombre de provinces qui la touchaient à l'est et au 
nord. Ce travail de circonscription de l'empire français 
est-il aujourd'hui terminé? N'y a-t-il pas quelque 
complément à y apporter, quelque rectification à y 
faire? Question brûlante que je ne veux point discuter 
ici. Je me permettrai seulement de dire, non pas pré- 
cisément que le patriotisme français nourrisse à cet 
endroit des espérances exagérées : le droit de la France 
peut se trouver déterminé par tels événements qui 
motiveraient de sa part de nouvelles annexions; je 
dirai qu'a mon avis, depuis la Révolution française et 
h's ^^uerres (jui l'ont suivie, en présence des institu- 
tions représenlaUves ç\vû SAvx^vs&^ut de tous côtés et 



DROIT DE LA FORCE. 257 

des questions économiques qui se posent, le droit des 
gens a subi une modification essentielle, qui exige de 
tout autres solutions... 

Pourquoi la guerre de cent ans, entre la France et 
l'Angleterre, fut-elle, de la part de cette dernière, une 
guerre injuste? La disposition de la loi salique, qui 
excluait les femmes de la succession à la couronne, 
était une invention de procureur, dont Edouard III 
avait parfaitement raison de se moquer. Mais, entre la 
France et l'Angleterre, la nature a élevé des barrières 
qui rendent toute réunion impossible. Ici, comme 
dans l'affaire du Milanais, on peut affirmer que la loi 
d'incorporation était inapplicable, conséquemment 
qu'il n'y avait lieu pour le roi d'Angleterre de faire 
appel à la guerre. Bien loin que le roi de France dût 
reconnaître le titre dont se prévalait son rival comme 
petit-fils de Philippe le Bel, il aurait pu lui dire, s'il 
n'en eût été empêché par son respect du droit féodal : 

« La loi de formation des États est qu'aucune in- 
corporation n'ait lieu qu'autant qu'elle est commandée 
par une nécessité absolue. Dans ce cas seulement, il 
y a lieu de réunir deux États, en soumettant le plus 
faible à la raison politique du plus fort. Alors, s'il y a 
résistance du premier, il y a lieu d'en venir aux armes. 
Mais vous, roi d'Angleterre, prince étranger, séparé 
de mon pays par l'Océan, que demandez- vous? Qu'y 
a-t-il de commun entre mon peuple et le vôtre? 
Fussiez-vous le fils aîné du roi de Yt^ucfeXïvwv ^^ 



19B LA OUBRRB BT LA PAIX 

VOUS ne pourriez vous prévaloir de votre primogéoi- 
ture qu'à la condition de renoncer à votre qualité de 
roi d'Angleterre, ou de faire de l'Angleterre une pro- 
vince française. Non-seulement donc nous refusons, 
moi, mes barons et mes fidèles communes, de vous 
reconnaître comme souverain ; mais nous formons à 
notre tour, contre l'Angleterre et contre vous, une de- 
mande en revendication de cette province de Guyenne 
que vous retenez illégitimement et par une fausse 
interprétation du droit des gens. La Guyenne, pour 
laquelle vous me devez l'hommage féodal , ne peut 
appartenir à un prince antifrançais; elle revient, de 
droit naturel, à la France, elle fait partie de son unité. 
C'est dans cette pensée que fut contracté , il y a près 
de deux cents ans , le mariage de l'un de mes prédé- 
cesseurs, Louis le Jeune, avec Éléonore, chassée plus 
tard pour ses adultères et recueillie par un de vos 
aïeux. Le droit de succession féodale, en vertu duquel 
vous parlez, ne peut primer le droit éternel des na- 
tions, que je représente. Préparez -vous donc à re- 
mettre entre mes mains cette principauté qui n'est 
point vôtre , ou à la défendre par les armes. Dieu et 
la victoire décideront de quel côté est le droit. » 

Au XIV* siècle, comme au xu« et au xix«, Tincorpora- 
lion de l'une des deux puissances » ou d'une fraction 
de l'une de ces puissances, anglaise et française, dans 
l'autre , excédait les bornes du droit de conquête. Ni 
l'Angleterre n'éta\l d'a\\Ve\)Lt% d^ Co\x,fe à s'assimiler la 



DROIT DE LA PORCE. 859 



France, ni la France ne pouvait s'assimiler TAngle- 
terre. De quelque point de vue qu'on envisageât la 
question , droit de la force ou droit des gens , les 
prétentions du monarque anglais répugnaient au sens 
commun. La saine politique lui commandait de fer- 
mer les yeux sur une succession (celle de Philippe 
de Valois) irrégulière peut-être quant à la rigueur du 
droit féodal. La France et la Grande-Bretagne ne se 
peuvent rien ; elles sont condamnées à subsister l'une 
en face de l'autre sans pouvoir jamais s'absorber : 
là est le plus solide fondement de leur alliance. Au- 
jourd'hui, plus que jamais, et quels que fussent les 
griefs réciproques, tout ce que l'une de ces deux 
puissances, momentanément victorieuse , entixîpren- 
drait contre l'autre, tomberait au bout de peu de 
temps sous la force des choses, plus puissante que la 
force des jBirmées. 



tOO I.K OUBRRB BT LA PAIX. 



CHAPITRE X. 

COHTIHUATION DU MÊME SUJET : QUESTIONS 
CONTEMrOBAINBS. 



Mon dessein était, en commençant cet ouvrage, de 
m'abstcnir de toucher aux affaires actuelles. Je croyais 
devoir au public, ainsi qu'au gouvernement, cette 
preuve de réserve. Je me disais qu'un livre de doc- 
trine étant supérieur à tout intérêt de nationalité 
comme de parti, c'était un devoir pour l'auteur de se 
tenir en dehors des polémiques. 

J*ai réfléchi depuis que ce scrupule pourrait pa- 
raître, au contraire, d'autant plus mal fondé, qu'à une 
époque aussi agitée je ne puis rester dans l'indiffé- 
rence ; que dans d'autres écrits je n'ai point hésité à 
faire connaître mon opinion, et qu'en définitive le 
lecteur a droit d'exiger que je fasse, hic et nunc, 
répreuve de mes principes , en fournissant des solu- 
tions, ou tout au moins des éléments de solutions sur 
celles des questions internationales qui préoccupent à 
si juste titre l'Europe entière. 

Je veux donc m'exécuter franchement, en priant 
toutefois le lecteur de considérer que ce n'est partant 
mon opinion que )e iptoço?>^, oj^fc ^^^s» ^çévisions sur 



DROIT DE LA FORCE. 261 

des litiges à vider éventuellement par les armes. 

Avant tout, il est un principe dont il faut que le 
lecteur soit fortement convaincu, s'il veut comprendre 
quelque chose à la politique et à l'histoire : 

Les nations sont absolues dans l'exercice de leur 
souveraineté; elles ne sont pas inviolables dans cette 
souveraineté même. Elles ne relèvent d'aucun tribu- 
nal ; mais elles peuvent être légalement privées de 
leur existence politique par la guerre. En cas de litige 
entre deux puissances, la question est décidée par le 
conflit, lequel entraîne, s'il y a lieu, la mort politique 
du vaincu, jamais sa subordination. Devant le droit 
de la guerre et devant le droit des gens, le respect 
de la nationalité n'existe pas. 

Question d'Orient. — Il n*est douteux pour personne 
en Europe que l'empire turc ne soit arrivé au terme 
de sa décadence, et qu'il n'y ait lieu pour toutes les 
puissances de se préoccuper de sa succession. C'est 
donc sur un cas de mort politique que nous avons à 
Répondre. 

En droit civil , la maxime est que le mort saisit le 
vif, c'est-à-dire que le fils ou le plus proche parent 
reprend la gestion des biens et affaires du défunt. Les 
lois de la formation des États et les témoignages de 
l'histoire prouvent qu'il en est de même des corps po- 
litiques. A l'empire romain d'Occident, mort, coaiwv^ 
ja Turquie, de dissolution intérieure, sv\»cfe^^^^v\.\^^ 



262 LA GUERRE ET LA PAIX 

nationalités dont il s'était composé , et que Ton peut 
regarder comme ses héritières naturelles. Les bar- 
bares, qui donnèrent leur nom à plusieurs des nou- 
veaux Étals, Francs dans les Gaules, Ostrogoths en 
Italie, Wisigoths en Espagne, ne figurent en tout ceci, 
pour ainsi dire, qiie comme des exécuteurs testamen- 
taires, agents à la fois de destruction et de renaissance, 
qui retiennent de Tempire tout ce qu'ils peuvent , se 
convertissent à sa loi et à sa foi, et sont bientôt absor- 
bés par les populations indigènes. 

Quels États peuvent naître aujourd'hui de la dis- 
solution de l'empire turc, et être considérés, d'après 
le droit des gens tel que nous l'avons enfin défini, 
comme ses héritiers naturels? En deux mots, com- 
ment et au profit de qui va s'opérer le démembre- 
ment? 

Deux hypothèses se présentent : 

Ou bien ce sont les nationalités jadis conquises par 
les Turcs , et depuis réduites en servage , qui vont 
se substituer à leurs dominateurs et se reformer en 
corps politicjues, comme l'ont fait, il y a trente-cinq 
ans, les Grecs de la Péninsule et d'une partie de l'Ar- 
chipel, sous la protection des puissances de l'Europe; 
comme viennent de le faire la Moldavie et la Valachie : 
chose facile encore pour la Servie, la Bulgarie, la 
Roumélie, le Monténégro; plus difiicile peut-être pour 
les provinces d'Asie, où les Turcs sont plus nombreux 
et plus près du foyer \s\am\c\ufe. 



DROIT DE LA FORCE. 



Ou bien ce seront les États voisins de la Turquie, 
Russie, Autriche, Provinces danubiennes, Grèce, 
Egypte , France et Angleterre , qui se porteront héri- 
tiers en vertu du droit de prépotence , d'après lequel 
tout État en qui la vie politique fait défaillance est 
incorporé par le voisin en qui réside la force. Le 
partage de la Pologne, au siècle dernier, en est un 
exemple. La dissolution politique de la Pologne étant 
admise comme un fait sans remède, attendu que la 
force de TÉtat résidait tout entière dans Taristocratie, 
et que, cette aristocratie dissoute, il n'y avait pas 
au-dessous d'elle de classe avec laquelle on pût refor- 
mer un État, le partage s'ensuivit entre les trois États 
voisins, Russie, Autriche et Prusse. 

L'intérêt qui s'attache en ce moment au principe de 
nationalité semble au premier coup d'œil devoir faire 
donner la préférence à la première de ces solutions, 
qui ne serait autre que la restauration des races indi- 
gènes, depuis quatre ou cinq siècles subjuguées par 
les Turcs. Mais si l'on songe que ces races ne peuvent 
rien par elles-mêmes contre le cadavre ottoman, pas 
plus que les Grecs de 1825 n'eussent pu s'affranchir 
sans le secours des États chrétiens de l'Europe ; si l'on 
réfléchit que les Turcs sont très-nombreux et très-forts 
encore dans les provinces de leur empire, radicale- 
ment séparés par la religion, la langue et la race, des 
chrétiens, et toujours hostiles , on sera fgrcé de re- 
connaître que, l'élément indigène a^3L\\\.\ifôSsKyvtv.^<&>a., 



«61 LA QUBRRB BT LÀ PAIX. 

force étrangère , c'est cette force qui en réalité se 
substitue à la force ottomane, et qu'en conséquence, 
à moins d'une générosité spontanée des grandes puis- 
sances, générosité d'ailleurs tout à fait dans les 
mœurs du siècle, le véritable héritier de l'empire 
turc, c'est la confédération des grands États de l'Eu- 
rope, ce qu'on a appelé, depuis 1815, la Sainte- 
Alliance. La Grèce et l'Egypte ne pourraient être 
elles-mêmes reçues pomme héritières que par la mu- 
nificence desdits États^ sans le concours desquels 
elles demeureraient impuissantes. 

Où trouver, en effet, dans les populations indigènes, 
de quoi remplacer le gouvernement turc à Candie, à 
Rhodes, à Chypre, en Syrie, en Ânatolie, en Arménie, 
les Turcs refusant de se convertir au christianisme, 
de se mêler par mariage aux indigènes, comme de 
retourner dans leurs steppes? 

Je n'insiste pas : la vérité ici frappe tous les yeux. 

Je regîirderais donc un partage de la Turquie, par 
les puissances susnommées, comme conforme au 
droit des gens , précisément parce qu'elles seules 
ont cette force politique , indisj^ensable à la vie 
des sociétés, force que la Turquie a perdue, et que 
les races soumises sont loin d'avoir ressaisie. Si ce 
partage ne s'opère point , comme s'est oj>éré, au 
xviii** siècle , avec si peu de ditriculté , celui de la 
Pologne, c'Qst que les diflicultés que soulèvent et le 
principe d'équilibre el \es \^\o\xmç» \v\Vfimalionales 



DROIT DE LA FORCE. 265 

y mettent empêchement. Peut-être les puissances , 
ne pouvant s'entendre pour un partage , finiront- 
elles par une occupation et un gouvernement en 
commun; ce qui permettrait aux indigènes de ga- 
gner peu à peu de la force, et peut-être aux Turcs de 
s'adoucir. Dans tous les cas, et quoi qu'il advienne, le 
principe reste entier, c'est que le droit des puissances, 
supérieur à toute considération de nationalité, dégagé 
de tout verbiage philanthropique, a pour fondement 
la force. 

Question polonaise. — Dans mon opinion, la Pologne 
a péri par sa propre dissolution. Le partage de 1772 
n'en a été que la conséquence nécessaire. C'est une 
chose dont il est aisé de se convaincre en suivant le 
mouvement polonais depuis le fondateur de la pre- 
mière dynastie, Piast, jusqu'à Stanislas Poniatowski , 
qui assista, sans mot dire, aux trois partages de la 
Pologne, en 1772, 1793 et 1795. L'histoire de la 
Pologne est une longue agitation , dont le but unique 
est de savoir si le foyer principal du panslavisme sera 
à Varsovie ou à Moscou. La loi de la force, après avoir 
quelque temps favorisé les Polonais, s'est prononcée 
à la fin pour les Russes. Joignez à cela l'absurdité de 
la constitution polonaise, l'incapacité politique de la 
noblesse, vénale, indisciplinable, et toujours en quête 
de souverains étrangers. 

Je déclare donc que, quant à mo\ > ^^\\i^ ^\Qvt ^"la 



«66 LA QUBRRB ET LA PAIX. 

miné autant que je Tai pu les pièces du procès, le par" 
tage de 1772 et ceux qui l'ont suivi , quelque doulou- 
reux et même regrettables qu'ils paraissent à ceux 
qui n'en furent point participants, me semblent, au 
point de vue du droit des gens, tout à fait irrépro- 
chables, et je ne comprends pas les déclamations et 
larmoiements dont ce partage est depuis quarante ans 
l'objet. Si Louis XV et ses ministres laissèrent accom- 
plir ce parUige saris y mettre opposition et sans exiger 
de compensation pour la France, ce fut une faute à 
eux et un malheur pour la France. Quant à la radiation 
de la Pologne de la liste des États, j'avoue que si cette 
lamentable tragédie me touche, si je regarde Kosciusko 
comme le plus grand citoyen de son siècle, je n'ai 
rien à objecter contre un fait devenu nécessaire et 
régulièrement accompli. Je m'indigne surtout contre 
ceux de nos démoci-ates qui depuis 1830 ont fait de la 
restauration de la Pologne un moyen d'opposition au 
gouvernement. Ce n'est point honorer une nationalité 
ni la servir que de la prendre ain^i pour instrument de 
tactique contre le gouvernement de son propre pays ; 
c'est aggraver sa position , en soulevant contre elle la 
malveillance des indilFérents et la haine de ses pos- 
sesseurs. 

Mais nous savons , par la théorie même du droit de 
la force, que les nations quelquefois ressuscitent ; et 
l'on peut se demander si ce ne sera pas un jour le cas 
pour la Pologne. PatuvY \eç> v^^^'à \(ï.\5j\^w<ft,«» ^ il en est 



DROIT DE LA FORCE. 2G7 

trois, en effet, de raction desquelles on pourrait atten< 
dre ce rétablissement : Tidée de nationalité, l'idée 
de gouvernement parlementaire, l'idée d'équilibre 
européen. A quoi je réponds : 1® Que l'idée de natio- 
nalité se résolvant pour les Polonais dans celle du 
panslavisme, qui leur est aussi chère, au moins, qu'aux 
Russes, le mouvement n'aboutirait de ce côté qu'à un 
déplacement du pouvoir central, mais toujours sans 
distinction de variétés nationales. — ^® Qu'en ce qui 
concerne l'établissement des libertés constitutionnelles, 
les Russes étant d'accord en cela avec les Polonais, 
toute pensée d'opposition et conséquemment de scis- 
sion se trouve de nouveau écartée. — 3® Quant au 
principe d'équilibre, il est clair que la restauration de 
la Pologne intéressant beaucoup plus les races latines 
et germaniques que les races slaves, il suffirait peut- 
être de poser la question d'un démembrement dans 
l'empire des czars, pour que Russes et Polonais, d'ac- 
cord sur la question de race, d'accord sur le système 
de gouvernement , se réunissent aussitôt contre l'in* 
fluence étrangère, et affirmassent, au nom de la 
nationalité, de la liberté et du droit de la force, la 
prépondérance de la race slave sur l'Europe. 

On ne réfléchit point assez, selon moi, que la ques- 
tion de nationalité est primée par celle des libertés 
politiques; que ce n'est même qu'en vue de celles-ci 
qu'on soulève aujourd'hui partout celle-là; que, la 
liberté politique obtenue, Polonais el ^\fô^^^ ^r^\^^ 



LA GUERRE ET LA PAIX 



très-près de s'entendre, surtout en présence du double 
mouvement qui pousse à l'unité les races germaniques 
et les races latines. 

Je ne vois que la révolution économique, dont 
1848 a posé le principe, qui puisse opérer cette révo- 
lution de l'empire russe , si vivement désirée par les 
^ États d'Occident, mais en opérant en même temps 
leur propre décentralisation, et en recréant dans toute 
l'Europe autant de nationalités, autant d'États, qu'il y 
avait de provinces, duchés, comtés, villes, etc., au 
moyen âge. 

Question autrichienne. — La révolution qui travaille 
en ce moment l'Autriche me paraît due bien moins 
au principe de nationalité, si ardemment défendu en 
Italie, mais très-peu senti, j'imagine, par des peuples 
qui depuis des siècles se sont volontairement donnés 
à l'empire , qu'à ce besoin de libertés politiques qui 
depuis 1815 se fait sentir aux peuples de l'Europe. 
A cet égard, la bourgeoisie de Vienne montre tout 
autant d'impatience que celle de Hongrie; le fidèle 
ïyrol s'émeut comme la Croatie sa voisine ; les pro- 
testants et les catholiques marchent d'accord : les 
moins hostiles aux vues de la cour de Vienne sont 
peut-être les nobles Magyars. Ce qui est en danger en 
Autriche, ce peut être la dynastie; ce n'est pas l'em- 
pire. 

Le trait caraclèr\sl\c\\xfe àe\^ lo^m^>C\ç\T^^\iNf\Od\^\!Si^ 



DROIT DE LA FORCE. 



c'est qu*à la différence des anciens peuples de Tltalie 
que Rome subjugua, par la loi de la guerre, les uns 
après les autres, les nations dont se compose l'empire 
autrichien lui sont arrivées spontanément par la seule 
attraction d'une civilisation supérieure, mais en réser- 
vant seulement leurs constitutions particulières et 
leurs privilèges nationaux. Il en est résulté, au Heu 
d'un empire unitaire, à la manière de l'ancien empire 
romain ou de l'empire français actuel, une sorte d'em- 
pire fédératif, dont le principe , et je dirai même le 
nerf, est précisément dans la spontanéité de cette adhé- 
sion. L'ambition des empereurs, la tendance au des- 
potisme du gouvernement de Vienne, a suggéré l'idée 
mauvaise de convertir en une centralisation unitaire ce 
système fédéral, le seul que veuillent reconnaître les 
peuples. A ce premier gi'ief s'en joint aujourd'hui un 
autre, le refus, par le Conseil aulique, d'accorder des 
réformes. Sous ce rapport , il importe de ne pas con- 
fondre le mouvement national, conduit en Hongrie par 
les Magyars, avec le mouvement libéral , auquel se 
rallient de toutes parts la bourgeoisie et le peuple. 

Il résulte de tout cela que le véritable antagoniste 
de la puissance impériale, l'infracteur du droit des 
gens, le destructeur de la force publique, ce n'est 
point la Hongrie, ni la Bohême, c'est l'empereur. Que 
l'empereur prétende concentrer, absorber en sa per- 
sonne les forces de son empire, aussitôt la Hongrie fait 
scission, la Bohême l'imite, les KWeta^TvàL^ ^\r!w-\sJb\s 



270 LA GUERRE ET LA PAIX. 

applaudissent; et l'empereur se trouve isolé. Pour 
absorber la vie de trente-sept millions d'âmes, répartis 
en dix ou douze nationalités distinctes, divisées en 
noblesse, bourgeoisie et plèbe, il n'a que sa personne. 
N'est-ce pas folie? Et s'il n'a pu réussir dans les temps 
anciens, lorsque l'empire germanique jouissait de tout 
son prestige , comment réussirait-il: aujourd'hui, qu'il 
est devenu l'empire d'Autriche, et que les idées des 
nations se sont accrues de l'expérience de trois siècles 
et des principes de la Révolution? 

En deux mots, tandis que le droit public de la 
France est fondé sur la conquête , c'est-à-dire sur la 
prépondérance d'une force centrale, qui s'est assimilé 
successivement par le droit de guerre toutes les 
forces ambiantes, le droit public autrichien est fondé 
sur la mutuelle reconnaissance des forces diverees, 
qui, devançant la conquête, se sont fédérées pour 
former l'empire , et conserver le plus qu'elles pour- 
raient de leur autonomie. Au désir de conserver ces 
antiques privilèges, se joint en ce moment, dans 
toutes les parties de l'empire , le désir non moins vif 
d'un régime libéral. Or, il est évident qu'autant, sous 
le premier point de vue, l'opposition au gouvernement 
viennois est conservatrice, autant sous le second elle 
est révolutionnaire ^ 

1. Ces pages allaient être imprimées, lorsque m'est parvenne U 
nouvelle du statut impérial qui dote l'Autriche d'une constitution. 
Autant qu'il est poMiUe d'eti \w^t ^'^^t^ uu extrait de journal, 



DROIT DB LA FORCE. B71 

Question allemcmde. — Elle est absolument la même 
que la question autrichienne. En Allemagne, comme 
en Autriche, les peuples demandent tout à la fois, 
d'un côté, par la mutuelle reconnaissance de leurs 
forces, et sans passer par l'épreuve de la guerre et de 
la conquête, à se grouper en un grand État fédératif, 
jouissant des avantages de Tunité, sans aucun des 
risques de la centralisation; de l'autre, à jouir de 
toutes les libertés politiques promises lors de la grande 
coalition contre Napoléon, en 1813. Et comme en Au- 
triche, ce sont les princes, c'est le roi de Prusse, qui 
résistent aux vœux des populations, qui repoussent 
ce principe salutaire, juridique, de la collectivité des 
forces libres, pour lui substituer celui de l'assimilation 
de ces mômes forces en une puissance unique, qui se- 
rait dans la main du prince comme la foudre dans 
oelle de Jupitet*. 



le gonvertiement autrichien pourrait se dire auJourd*hui le plus 
libéral du continent. l\ réunit le double avantage du système par- 
lementaire et des libertés provinciales, ou pour mieux dire natio- 
nales, revendiquées avec tant d*énergie par les Hongrois. Et Je 
ne serais point étonné qu'un effet de cette constitution fût de 
donner à Pempire cette force d* unité qu'ambitionnait l'ancien 
gouvernement. Ce que ne pouvait faire un Conseil aulique, organe 
du pouvoir absolu, les Chambres l'accompliront sans difficulté. 
Mais ce qu'il importe de remarquer ici, c'est que la nouvelle 
constitution de l'Autriche se présente comme un produit du droit 
des gens, un pacte entre nations volontairement groupées : ce qui 
la place, à mon avis, au-dessus de toutes les constitutions eiia- 
taates. 



272 LA GUERRE ET LA PAlX. 

Cette tendance des États de TAIlemagne, comme de 
ceux de TAutriche, à se fédérer, en dehors de l'impul- 
sion des armes et de la juridiction guerrière, et sans 
se résoudre dans une unité artificielle, me paraît être, 
en ce qui touche le droit de la guerre et le droit des 
gens, le fait le plus considérable de Fhistoire; elle 
marque, au moment où j'écris, le point le plus avancé 
du progrès. C'est contre cette tendance, aussi loyale 
qu'énergique, des populations, que se débattent les 
rois et les nobles, toujours unis contre le tiers état, 
et toujours divisés entre eux dès qu'ils n'ont plus à le 
craindre. 

Question italienne. — L'Italie, remontant le cours 
de ses révolutions antérieures, deviendra-l-elle, après 
avoir aboli son gouvernement pontifical et chassé son 
empereur germanique, royaume unitaire, à l'instar 
de la France, ou restera-t-elle fédérale? Question évi- 
demment qui est du ressort du droit des gens, puis- 
que l'Italie se composait, hier encore, de plusieurs 
États indépendants; question, par conséquent, qui re- 
lève directement du droit de la force. 

Depuis deux ans que les différentes populations de 
l'Italie ont été appelées à prononcer sur leur propre j 
sort, la solution a peu avancé. On a fait appel, tout à i 
la fois, au suffrage universel et à la guerre. Le résultat j 
a été identique : la guerre et le scrutin ont rendu le ( 
même jugement. ^ïi\Yvftvxv^>\?»^>«\Q.\it^ car la manière j 



DROIT DE LA FORCE. 273 



dont la question a été posée, ce jugement peut paraî- 
tre équivoque ; par conséquent on ne peut dire qu'il 
soit sans appel. La question d'unité a été confondue 
avec celles de nationalité et de liberté; il est permis 
de croire qu'elle reparaîtra, tôt ou tard, à l'ordre du 
jour. Ce sera donc une guerre civile. Si le roi Victor- 
Emmanuel est vainqueur, c'est l'Italie haute qui ab- 
sorbe l'Italie du sud, et nous avons une monarchie 
centralisée comme la France ; si l'esprit de localité 
l'emporte, comme en Autriche et en Allemagne, nous 
avons un État fédératif, qui, appuyé sur la liberté po- 
litique, peut fiiire de l'Italie un des pays les plus libres 
de l'Europe. Ces deux résultats, très-ditïérents, décou- 
lent originairement du même principe, le droit de la 
force, modifié dans le premier cas par le droit de 
guerre, dans le second par le principe de collectivité, 
qui appartient au droit des gens, et se rapproche da- 
vantage des formes constitutionnelles. MM. de Cavour, 
Mazzini et Garibaldi ne paraissent pas avoir fait celle 
distinction dont les conséquences peuvent ôlrc si 
graves pour Tltalie. Tous trois, au contraire, s'accor- 
dent à pousser, de vive force, leur pays d'aifs un sys- 
tème de concentration et de militarisme qui pourra 
bien quelque jour faire regretter aux paysans, sinon 
aux bourgeois, l'empereur et le pape. 

A la question italienne se rattache celle de la Véné- 
tie. J'ai dit quelque part qu'en aucun cas l'empire 
d'Autriche ne pouvait perdre la côte orientale de, 



274 LA GUERRE ET LA PAIX. 

TAdriatique. Quand môme la Hongrie et rAutriche 
tout entière auraient accompli leur révolution par le 
fait d'une alliance entre Klapka et Garibal(}i, il n'aurait 
pas été au pouvoir des deux chefs de disposer de cette 
partie du territoire autrichien réclamée par l'Italie. 
Il faut à un grand État une issue sur la mer. Ici le 
droit des masses primerait les considérations de natio- 
nalité et de langue, et, s'il le fallait, la guerre tran- 
cherait de nouveau la question en faveur de la force. 

Question américaine. — Les États du Nord elles États 
du Sud, depuis longtemps divisés sur le sujet de l'es- 
clavage, finissent par se séparer. Dans un État forte- 
ment constitué, entouré de puissances prêtes à profi- 
ter de son affaiblissement, une semblable séparation 
serait fort périlleuse ; elle ne serait pas supportée : il 
y aurait guerre. En Amérique, grâce à la sécurité qui 
entoure le territoire, il est possible que les choses se 
passent autrement. C'est Israël qui se séparerait de 
Juda : l'Éternel ferait connaître quel est le peuple se- 
lon son cœur. Mais il est possible aussi que l'on se 
batte : dans ce cas, deux questions sont à vider. D'un 
côté, on demande si les méridionaux ont ainsi le droit 
de se séparer, si ceux du Nord n'ont pas le droit de 
les ramener et de trancher la question de l'esclavage 
par la force ; de l'autre, ce qu'il faut penser de l'escla- 
vage en lui-même el abstra^ctlon faite de la question 
politique. 



DROIT DB LA FORCE. 275 

Et d'abord, y a-t-il ici cas de guerre? A cette pre- 
mière question je répondrai comme je l*ai fait précé- 
demment à propos des guerres de religion : La 
bataille, quel qu'en sojt Févénement , ne prouvera ah^ 
solument rien pi pour ni contre le fait même de Tescla^ 
vage. Le droit do la guerre ne connaît pas du droit 
civil ni du droit des gens. Voici ce que fera la guerre. 
On ne saurait contester, d'un côté, qu'une inajorité 
puritaine n'ait le droit d'abolir, au sein de la nation 
qu'elle représente, un usage qui blesse ses sentiments 
religieux et humanitaires ; d'autre part, que la mino- 
rité, considérant les choses à un tout autre point de 
vue, et à qui d'ailleurs il n'est offert ni indemnités ni 
travailleurs en remplacement de ses esclaves, n'ait 
aussi le droit de combattre l'inopportunité de l'éman- 
cipation et de défendre ses intérêts. Je dirai tout à 
l'heure ce que cette minorité peut alléguer pour cette 
défense. La guerre, amenée par l'incompatibilité des* 
principes, et rendue inévitable par le danger ou l'in- 
jure d'une scission, serait donc régulière, légale de 
part et d'autre; et sa décision, en tant qu'elle aurait 
pour but de faire prévaloir l'idée de la fraction la plus 
considérable du pays, serait juste. Reste donc à exa- 
miner en elle-même cette question d'esclavage, que 
tôt ou tard il faudra résoudre, soit par le droit de la 
force, soit par d'autres considérations encore que la 
force. 

Sur ce point, et bien qu'en principe [q re^jovi^s.^^^ 



autant qu'homme du monde, Tes^îlava^'e, je suis luiu 
cependant de donnfir auï5si complètement tort qu'on a 
coutume défaire en Europe aux expïoiteui's des États 
du Sud. Ce n'est pas avec des citations bibliques et 
des romans sentimentaux qu'une pareille question de 
morale pratique, d'économie humanitaire et de civi- 
lisation générale peut être jugée. L'humanité est re^ 
pectablc en toutes ses races, je le sais; la justice, à 
mes yeux, n'a pas d'autre fondement que ce respect, 
CVst pourquoi, selon l'Évangile» toutes les nations ont 
été appelées au salât: nous disons, nous autres philo- 
sophes positifs, à la civilisation, à la liberlé. Je con- 
fesse cette vocation universelle des peuples et des 
races à la liberté comme le premier article du droJl 
des gens. Mais qui veut la fin veut les moyens; el 
puis, à chaque chose sa saison, tcmpns laboraufli, et 
tempas libcrandi, comme dit rEcclésiaste. Or, si les 
Américains du Sud peuvent être à bon droit soupçon- 
nés d'avarice, ceux du Nord serarentHls à Tabri du 
reproche d'imprévoyance^ voire même de phari* 
saïsme? 

Nous raisonnons des noirs comme s*ils étaient nos 
pairs , comme auraient pu faire le Romain ou le Ort*c 
du Gaulois, du Juif, leur égal en tant qu'homme, mais 
devenu, [)ar le sort de la guerre, leur esclave. Maris uii 
lait qui doit fnqiper tous les esprits, et dont il est im- 
possible à tout ami sérieux de riiunianilé de ne |r.* 
temv grandement comçie^ c*est rinégalitô qui exist^î 



DROIT DE LA FORCE. 277 

entre les races humaines, et qui rend si difficile le 
problème de l'équilibre social et politique. Ce n'est 
pas seulement par la beauté du visage et Télégance 
de la taille que le Caucasien se distingue entre tous ; 
c'est par la supériorité de la force physique, intellec- 
tuelle et morale. Et cette supériorité de nature est dé- 
cuplée par l'état social; ce qui fait qu'aucune race ne 
tient devant nous. Quelques régiments anglais con- 
tiennent et gouvernent cent vingt millions d'Indiens, et 
nous venons de voir qu'il suffisait d'une petite armée 
d'Européens pour conquérir la Chine. Quelle compa- 
raison établir entre TAnglo-Saxon et le Peau-rouge, 
qui se laisse mourir plutôt que de se civiliser, ou le 
nègre importé du Soudan? Les races du nouveau 
monde s'effacent devant le progrès des blancs; les 
massacres des Espagnols ont été moins meurtri^i^s 
pour elles que le contact des civilisés. Oublie-t-on, 
enfin, que, depuis l'abolition du système féodal, la 
liberté, dans notre société industrialiste, c'est, pour 
l'individu faible de corps et d'entendement, à qui sa 
famille n'a pas assuré de revenu, quelque chose de 
pis que l'esclavage, le prolétariat? Ainsi le veut Ja 
force, tant qu'elle reste la loi dominante de la société; 
et je dis que le droit qui nous domine encore aujour- 
d'hui, ce n'est pas le droit du travail, non encore re- 
connu, ni le droit de l'intelligence, soiirce de tant de 
déceptions, c'est encore, et quoi qu'on dise, le pf»» 
droit de la force. 



8f78 LA OUBRRP S? L^ ?>4{X. 

Certes, je n'ai g{|rd^ d^ renm m W^ Vf^jp^ tiik^ 
et de combattre précisén^cot ce que je ip^ s|4Îs pro- 
posé de réhabiliter, quand je pi'élève, ^q fiaveur d^^ 
noir»,, contre la pensée hypocrite qui, ^us prétexte 
de les émanciper, m tend ^ rjen de moin^ qu'à Ips 
rejeter sous le pur régime de la force, ejb ^ ep faire 
une boue prolétarienne plus imfnopde cent (bis que 
celle de nos capitale^. C'est au contraire p^ipce qqe ja 
tiens à remettre en honneur ce droit si (oogtemp^ 
méconnu de la forée, que je proteste, ^ propos 
de .Tesclavage, eontre rappljcati^n iniptelligente, 
odieuse, qui en serait faite, ^h I quoi, le trav^il|eifr 
de race anglaise, la race forte par exp^llepce, meurt 
de faim dans les rues de LQudres; que ser^-ce du 
nègre, un jour, dans les rues de Washington et de 
B(^ltimore? 

L'abolition de Tesclavage est une question du res- 
sort du droit des gens, disons mieux, du droit des 
races, puisque ici nous devons faire 1^ disiinction 
marquée par ces deux termes ; elle relève donc primi- 
tivement du droit de la force, duquel dérivent, comme 
nous l'avons vu, toutes les relations internationales, 
toutes les formations d'États, incorporations, centrali- 
sations et fédérations. 

Mais, dans le cas dont il s'agit, le droit de la force, 
applicable dans sa rigueur tant qu'il s'agit seulement 
d'Étals, ne peut plus être suivi, et pourquoi? C'est 
qu'il tend à l'extermlwAUou des individus, et que, 



DROIT DB LA FORCB. 999 

csomnie il a été expliqué dans la définition du droit des 
genSf si le sacrifice d'un État peut être requis^ au 
ïlom du droit de la force et dans l'intérêt de la civili- 
sation générale* la personne humaine reste sacrée, et 
que tout ce que nous avons à faire, nous face supé- 
rieure, vis-à-vis dés inférieurs, c'est de les élever jus- 
ctu'à nous, c'est d'essayer de les améliorer^ de les 
fbrtifier, de les instruire, de les ennoblir. 

Quels sont ici les vrais ennemis des Hoirs? Ceux 
qui, le sachant ou ne le sachant pas, il n'importe, 
méditent de les faire périr dans la désolation du pro- 
létariat. Quels sont^ au contraire, les vrais négrophiles? 
Ceui qui, leslenant en servitude, les exploitant, il est 
Vrai, leur, assurent la subsistance, les améliorent 
insensiblement par le travail, et les multiplient par le 
mariage*. 

Ge qu'il y a à faire, ce n'est donc pas une pure et 
aiifnple émancipation de l'esclave : autant vaudrait 
presque l'envoyer aux gémonies» G'estt par Une intef- 



1. Bepulé que la sciiijsioh est coihmencée entré le Nord et le 
Sud de rAmérique, à propos de Tesclavage, des excitations à la 
révolte et au meurtre des maîtres ne cessent de partir des États du 
Nord et de l'Angleterre elle-même. Le ministère anglais les ap- 
puie ; certains libéraux français les répètent. Ces provocations sont 
ôohttaites àU dh)it des genâ. Ce n*ést pas l*aniDUr du nègre qui 
les inspire t elles sont plutôt Teffet d'un complot qui, n'osant, 
comme les Espagnols du xvi*' siècle, employer le massacre, tend à 
exterminer les races inférieures par la dépossession, les maladies 
et Is xâisètèu 



280 LA GUERRE ET LA PAIX. 

vention habile de TÉtat, par une responsabilité sé- 
rieuse imposée au maître, de faire de celui-ci un 
éducateur, un tuteur, un patron pour l'esclave, de 
consommateur de Tesclave que l'avait fait le droit de 
la force, la propriété. 

Toute race est appelée au travail. S'il en était une 
qui ne pût ou ne voulût travailler, par cela seul elle 
serait condamnée, et, livrée à la misère, bientôt elle 
disparaîtrait. Tôt ou tard les Européens s'établiront 
au centre du Soudan, comme ils se sont établis au 
cœur des deux Amériques; alors il faudra bien que 
les nègres travaillent. Qu'ils travaillent dès main- 
tenant : c'est notre droit de les y contraindre. A cet 
égard je préférerais, je l'avoue, qu'au lieu d'abolir la 
traite, on l'eût placée sous l'inspection des gouverne- 
ments. 

Toute race doit s'améliorer, se moraliser et s'in- 
struire. Que la loi protectrice des faibles comme des 
forts veille donc sur les ouvriers de race inférieure 
que l'agriculture et l'industrie emploient; comme sur 
SOS propres prolétaires. Là est la vraie solution du 
problème de l'esclavage... 

Ces quelques exemples suffiront, je l'espère, pour 
faire comprendre au lecteur ce que j'entends par droit 
des gens, et application aux rapports internationaux 
du droit de la force. 

Aux questions générales indic^uées plus haut, p. 249, 



DROIT DE LA FORCE. 281 

comme formant l'objet général et le corps du droit des 
gens, je joindrai donc, en fin de chapitre, et comme 
sujet d'étude proposé au lecteur, les questions sui- 
vantes, toutes d'intérêt actuel. 

Quelles sont, d'après le droit des gens ainsi rétabli, 
et. démontré par les témoignages de l'histoire , les 
frontières naturelles de la France? 

Quid de la réunion de l'Irlande et de l'Angle- 
terre? 

Quid de la séparation de la Hollande et de la Bel- 
gique, de la réunion des Flamands et des Wallons, 
des rapports entre la France et les Pays-Bas? 

Quid du rétablissement de la Pologne? 

Quid de l'opposition de la Hongrie aux projets de 
centralisation de la cour de Vienne? 

Quid du fédéralisme germanique? 

Quid de l'unité italienne? 

Quid du panslavisme et du scandinavisme? 

Quid du partage de l'empire ottoman ? 

Quid de la restauration d'un empire grec? 

Quid de l'équilibre européen, et de la réformation 
de la carte politique de l'Europe? 

Quid d'une Sainte-Alliance des États, représentée 
par un congrès où se décideraient toutes les questions 
internationales? 

Quid des soi-disant guerres de principes? 

Quid de l'extradition? 

Quid des traités de 1815 comparé?» *à ccvîl^ ^<fe\^V 



LA GUERHB BT LA PAIX. 



Ces traitée sont-ils ^ cotnme on le prétend « Sédiirés, 
ou subsistent-ils ehcote * ? 

1. .Dans un ouvrage sur le droit des gens, imprimé à Turin, eo 
1859, sous ce titre : D'un nuovo diritto europeo^ ouvrage publié 
pour le besoin de la cause italienne et doût il à été rendu tMipte 
t)ar la presse française s TàUteuf, M. lËAittAiiii, fttibistf^ du toi 
Victor-Emmanuel, résume en un petit nombre de propositions ce 
qu'il appelle le droit public (droit des gens) ancien, et le droit 
public moderne. Par droit publié attciiéil, lÉ. HAamlàni dé^gne 
les maximes professées, selon lui, ou sous-entendues au t^ongrès 
de Vienne, maximes naturellement peu favorables à la liberté des 
peuples ; par droit public nouveau, il entend lès maximes diamé- 
tralement opposées, telles que les suggère le patriotisme ou plutôt 
le jacobinisme italien. Cette simple observation avertit le lecteur 
qu'il n'a pas plus de vérité à attendre d'un côté que de l'autre, 
attendu que, si les puissances absolutistes ne se sont jamais fait 
faute de calomnier la Révolution, les soi-disant libéraux se gênent 
encore moins pour calomnier lé Congrès de Vienne; Cette citation 
m'a paru utile , en présence des données positives que vient de 
nous fournir l'analyse. Elle peut servir à donner une idée de l'état 
moyen des idées en Italie. 

L Droit public ancien, selon M. Mamiam. 

u 4 . Le pouvoir des monarques est abâblu. Le peuplé h*a Jwint 
« de droits supérieurs aux leurs ni môme égitux ; il ne peut en 
« aucun cas les détrôner et transporter la couronne d'une tête sur 
une autre. 

« 2. Dans la personne du monarque est compris totit l'État. Il 

« envoie aux cours et aux congrès des ambassadeurs qui le re- 

« présentent lui seul. Tout ce qu'il traite, tout ce qu'il conclut, 

« par lui-même ou par ses ministres, est conclu pour l'État, soii 

que ses sujets le \eu\\\et\\. ow tioîv. 

« 3. Tout prince a \a ^acwUfe ^'a'^^«b\«î <i\.«««vV«î^^x\Viçp«ss&r 
« ment le secours des atme^ èxr^v^^t^^ c»xvVc^^^t^V««.^\^« 



i)kÔlT DB LA POROR 



* ft 4. T6ut3 libmê dtmt jouit le ^iâuplB est «ine Iftfgèssè du 
« (^Hâdè, ^Uè \k révolté peut toujôuri Adni révoquer et annuler. 

« 6; JLe^ t>h>Titites B*échangent et se répartistent entre rois, 
« soit par le droit de la guerre et de la conquête, soit par accords 
il et pàéteft cObcIûs entre eux, sans que les habitants aient besoin 
n fl*6ti^ i6ons^Itél ni d^adhérer au partage. 

« 6. Le principe de la spontanéité et de la aatioUalité pour 
iT fbrfnêr ou pOur changer les États est vain% 
' H 1i Plusieurs couronnes peuvent éti*e portées par une seule 
« tête; plusieurs nations diverses peuvent dépendre Tune de 
:ta l*&Utre, suivant divers modes de subordination et de sujétion. 

K 8. La légalité d*un traité doit prévaloir contre Tévidence 
<^ ttlème d'un principe de droit qui lui serait contraire. 

«i Ok Les affaires européennes sont réglées par la pentarchie. Les 
« puissances moindres adhèrent l'une après l'autre à ce règle- 
% ment; et si elles ne le font pas, peu importe. 

« iO. Les peuples qui ne sont pas officiellement représentés 
« dans les cours ne peuvent ttdresser aucune réclamation, à la 
« diplomatie contre leurs oppresseurs ; la diplomatie les doit tenir 
>vc au contraire pour turbulents et rebelles. 

tt 11. Les princes protestants gouvernent comme ils l'entendent 
■il les Églises réformées. Les princes catholiques font des concor- 
« dats avec Rome, calculés de façon à soumettre, autant que faire 
H se peut) l'Église à l'État, à moins qu'ils n'accordent plus à 
« Rome, afin de mieux gêner et réprimer la liberté de leurs 
d peuples. H 

II. Droit jyublic nouveau^ selon le même. 

tt 1. La souveraineté absolue, c'est la souveraineté de la justice. 
« Ni lés ptînces ni les peuples ne la possèdent. Seuls, les plus 
« saVartts et les pWs veHueuX d'entre les hommes ont le droit do 
« l'exercer dans une certaine mesure. 

« 1î. Le gouvernement , pour être légitime, doit être consenti 
« par les gouvernés, et accomplir la fin des sociétés qui est le 
« proglrès. Tout gouvernement qui manque à Tune ou à l'autre 
■t( iSié ces cen^tiôat dévient illégitime, et dès 1qt« d<(&\^ ^«^^ 
iicMÉI^ 



S84 LA OUBRRB BT LA PAIX. 

« 3. UÉtat n*est point dans la perHonne du monarque ni d*aa- 
« cun homme ; et ceux qui, dans les cours ou dans les congrès, 
« représentent TÉtat, représentent la nation elle-même, les intè- 
« rets, les idées, les sentiments du peuple. 

« 4. La liberté ou Tautonomie intérieure d*un peuple n*a point 
« d'autre limite que celle qu'elle trouve dans la raisQa, et le prin- 
« cipe de la non-intervention est absolu. 

« 6. Les rapports civils se forment et s'élargissent, ou au con- 
« traire se resserrent, selon que la spontanéité et la nationalité y 
« poussent. 

« 7. Les conquêtes perpétuelles ne sont point fondées en droit; 
« mais beaucoup d'anciennes se sont faites légitimes par l'union 
« des vaincus et des vainqueurs en une seule patrie. Pour toute 
« permutation ou cession d'un territoire, il faut l'assentiment de 
« ceux qui l'habitent. 

« 8. Une seule tête ne peut porter plusieurs couronnes; un 
« peuple ne peut dépendre d'un autre; une telle dépendance, 
K quel qu'en soit le mode et quel qu'en soit le degré, est touiours 
<c illégitime. 

« 9. La foi aux traités est pleine et irrévocable, pourvu qu'ils 
« ne contredisent pas les principes éternels de la justice. 

« 10. Aux traités généraux concourent tous les États qui les ac- 
« ceptent et les observent ; aux traités spéciaux, de plein droit, 
« tous les États intéressés. Le suffrage de chacun d'eux est libre, 
« égal, absolu. 

« 11. Les peuples non reconnus ne possèdent pas moins un 
« droit incontestable à faire entendre leurs justes réclamations. 

« 12. t'Église et l'État sont séparés quant à leur autorité et à 
H leurs charges, unis dans un même sentiment et dans un même 
« zèle. Les concordats doivent devenir un jour inutiles. Le droit 
*« ecclésiastique ne peut franchir les bornes du droit privé. » 

On comprend, sans que je le dise, que ces articles, dont les 
uns sont rendus odieux à dessein, les autres renouvelés des lieux 
communs du Contrat sQciaU sont dirigés surtout contre l'Au- 
triche et contre le pape. On a ici un spécimen du génie italien, 
consommé dans Van de \xa\ft^xVt \^^ \^^^% ^\. ^^x>isst ^^ \^ ca- 



DROIT DE LA FORCE. 



lomnie et le ridicule. J'aurais du reste trop beau jeu, si je deman- 
dais à M. Mamiani en vertu de quel droit, de Vancien ou du nou- 
veau, le gouvernement dont il fait partie réunit sur la tète de 
Victor-Emmanuel les couronnes de Piémont, de Lombardie, de 
Toscane et de Naples ; en vertu de quel droit, de Vancien ou du 
nouveau , ce même gouvernement a transporté à l'empereur des 
Français la Savoie et Nîce ; en vertu de quel droit, de Vancien ou 
du nouveau, il opposait aux interpellations de Garibaldi, relative- 
ment à cette cession, la raison d'État. Je pourrais encore prier 
M. Mamiani de s'expliquer un peu plus clairement sur ces propo- 
sitions équivoques, dont il est si aisé d'abuser : Que ni les peuples 
ni les princes ne possèdent la justice, et que seuls les plus savants 
et les plus vertueux ont le droit de l'exercer; que les rapports 
civils s'élargissent ou se resserrent, selon que la nationaiité y 
pousse; qu'on peut toujours appeler des traités aux principes 
étemels de la justice, etc. Je passe sur ces misères : nous som- 
mes trop accoutumés aux déclamations, réticences et palinodies 
jacobiniques pour que rien en ce genre nous étonne. 

Ce que je tiens à relever dans l'abrégé en partie double de 
M. Mamiani, c'est que le droit de la guerre, pior suite l'histoire 
tout entière, y sont entièrement méconnus; c'est que le droit des 
gens, tel qu'il l'expose, ne reposant plus sur le respect et le droit 
de la force, sur rien de réel, se réduit à un pur arbitraire ; c'est 
enfin que, grâce à ce néant de doctrine, il ne s'aperçoit pas qu'il 
fait le procès à toutes les puissances de l'Europe, en rapportant 
leur formation à une cause vaine, et qu'il compromet sa propre 
cause. 

L'Italie, qui au moyen âge conduisait le chœur européen, a 
perdu le sens du mouvement; elle est pendue à la queue de 
Robespierre. Elle ne se doute pas que, si Victor-Emmanuel est 
fondé dans ces annexions qu'il se permet coup sur coup, il ne 
l'est et ne le peut être qu'en vertu de ce vieux droit européen 
dénoncé par M. Mamiani, c'est-à-dire en vertu des éternelles lois 
de la guerre, des principes du gouvernement constitutionnel dont 
les traités de Vienne ont commencé l'ère, et de l'équilibre euro* 
péen, dont il est tant de mode de se moquer. 



LA OUBRBB BT LA PAIX. 



CHAPITRE XL 



CONTINUATION 

DU MÊME SUJET : 3© DROIT POLITIQUE, 

DBOIT CIVIL, DBOIT ECONOMIQUE. 

GAMME DES DROITS. 



Recueîllotis-hous quelques ifistants. 

Le Droit, en général, est la reconnaissance de la 
dignité humaine dans toutes ses facultés, attributs et 
prérogatives. Il y a donc autant de droits spéciaux que 
l'homme peut élever de prétentions différentes, en 
raison de la diversité de ses facultés et de leur exet- i 
cice. La généalogie des droits suivra en conséquence 
celle des facultés humaines et de leurs manifestations. 

Le droit de la force est le plus simple de tous et le 
plus élémentaire : c'est l'hommage rendu à l'homme 
pour sa force. Comme tout autre droit, il n'existe que 
sous condition de réciprocité. De même que la recon- 
naissance de la force supérieure n'implique aucune- 
ment la négation de l'inférieure, le droit qui appartient 
à la première ne détruit pas celui de la seconde. Si la 
ferre est attirée pat le §»olelU le soleil à son touf est 
attiré par la terre el\es%>x\xe^^'a^>^fô^v^^^^A^^^ 
cette double atlraclxou \e ç^\\V\^^xx\.w«\i^V>Kv^^ 



DROIT DB LA FOfiCB. 287 

point au centra du soleil, mais à une distance propor- 
tionnelle à la puissance d'attraction réciproque du 
soleil et des planètes. 

Ainsi, quoi qu'en ait dit le fabuliste, le droit du plus 
fort est un droit positif, et sa raison upp vraie raison ; 
le tort, en tout ceci, vient ou de l'exagération du droit 
de la force, ou de la fausseté de son application. La 
part du lion, en elle-même, est légitime. Ce qui fait 
la moralité de la fable du Lion et de ses trois associés, 
la Vache, la Chèvre et la Biche, et qui constitue la fri- 
ponnerie du premier, ce n'est pas qu'il s'arroge une 
part plus forte en raison de sa force et de son courage, 
c'est que, par une chicane de procureur, faisant de sa 
qualité de lion, puis de sa force, puis encore de son 
courage , trois termes identiques , autant de titres à 
s'adjuger une part du produit, et menaçant de sa griffe 
Tassocié qui oserait élever des prétentions sur le reste, 
il se paye quatre fois de ce qui doit ne lui être compté, 
qu'une seule. 

Le droit de la guerre dérive immédiatement du droit 
de la force. Il a pour objet de réglementer le combat 
et d'en déterminer les effets, lorsque la force étant 
niée, ou son droit méconnu, il devient nécessaire, pour 
vider le différend, de procéder au conflit. C'est pour- 
quoi, ayons-nous dit, la guerre est une forme de pro- 
cédure qui par elle-même n'engendre aucun droit, pas 
même celui de la force , mais qui le constate, le met 
en évidence, le sanctionne par la victoire^ ^t lw\4à\oj^ 



LA GUERRE ET I.A PAIX. 



ses conclusions en faisant cesser, par la suprême m- 
son de la force, Tantagonisme. 

Autant il est vrai, cependant, que rantagonisme est 
la loi de la vie sociale , disons même de la vie univer- 
selle, autant on peut dire que la guerre sanglante ré- 
pugne au sentiment social de Thomme. Si belliqueuse 
que soit une nation, son premier mouvement, en cas 
de difficulté, est toujours d'éviter, s'il se peut, le com- 
bat. De là la notion du droit des gens. 

Le droit des gens a son principe dans cette considé- 
ration que, d'État à État, et dans certaines conjonctures, 
la force faisant positivement le droit, il est possible, en 
cas de litige entre deux États, de déterminer à priori, 
par l'évaluation des forces, à laquelle des deux parties 
doit appartenir la prépondérance ; conséquemment de 
prévenir, par une transaction amiable, la décision 
de la guerre, à tout le moins de définir les effets de 
la victoire et de rendre ulus équitable le traité de 
paix. 

Si le litige est de nature et de gravité telles , que la 
solution exige le sacrifice de Tune des souverainetés 
belligérantes, le droit des gens nous enseigne, et c'est 
\\ ce qui le distingue éminemment de tout autre droit, 
ce qui fait de lui une des catégories les mieux tranchées 
de la science de la justice, que ce sacrifice peut être 
requis par celle des puissances (jui se croit la plus forte, 
et exécuté par les armes. Tout ce qui, dans les rapports 
internationaux, pevil ^^ râxv\^vv^Y 'îi. une (question de vie 



DROIT DE LA FORCE. 289 

OU de mort pour TÉtat à décider ^ar la force, fait par- 
tie du droit des gens. 

Venons maintenant au droit public ou droit politique. 

Le droit politique a pour but de prévenir toute 
espèce d'agression de Tindividu contre la communauté 
ou contre les individus, en définissant, autant que 
possible, les droits et devoirs des citoyens les uns 
envers les autres et. envers l'État, et les plaçant tous 
sous la protection et l'autorité d'une force publique 
qui est le gouvernement. 

Mais il y a cette différence entre le droit internatio- 
nal et le droit politique, que le premier implique essen- 
tiellement l'éventualité de l'absorption des États les 
uns par les autres, et par conséquent, en cas de conflit, 
lalé^timité de leur immolation, tandis qu'en droit po- 
litique ni la souveraineté de l'État, ni la liberté du 
citoyen, ne peuvent périr ; loin de là , le chef-d'œuvre 
de la constitution est de faire qu'elles croissent sans 
cesse l'une à côté de l'autre et l'une par l'autre. Dans 
le droit international, si l'équilibre des puissances ne 
peut être amiablement obtenu, il y aura suppression, 
par la guerre , d'un ou de plusieurs des États an&go- 
niques ; dans le droit politique, au contraire, l'ordre 
est impérieusement exigé sans qu'il en coûte le sacri- 
fice d'une seule liberté ni d'une seule vie : la proscrip- 
tion, qui est, pour ainsi dire, l'âme du droit des gens, 
devient ici contradictoire. 



202 LA GUERRE ET LA PAIX. 



de vaincre toutes les résistances particulières, et qui 
assure à tous justice et protection *. 

Or, cette force publique, à qui sera-t-elle confiée ? 
A un mafçistrat, à un élu, représentant de la collecti- 
vité, ou de la majeure partie de la collectivité, c'est-à- 
dire toujours de la force. Le suffrage universel n'est, 
à tous les points de vue, qu'une constatation pacifique 
de la force, et le système représentatif avec sa loi des 
majorités, une application raisonnée du droit du plus 
fort. La noblesse polonaise ne put jamais comprendre 
cette transformation du droit de la force, admise par 



1. Cette manière d'interpréter le contrat social est très-diffé- 
rente de celle de Rousseau. 

D'après le philosophe de Genève, la souveraineté du peuple pro- 
cède de la réunion des volontés individuelles, librement expri- 
mées; d'où il suit que le droit de l'homme, origine du droit de la 
nation, a son siège dans la volonté de l'homme. 

Mais il est évident que la réunion de 100,000 électeurs ne peut 
pas juridiquement infirmer la volonté d'un seul, ni par conséquent 
fonder, malgré sa protestation, une souveraineté régulière. Mon 
droit, expression de ma volonté, est indestructible et inaliénable; 
et si je me refuse, il n'y a positivement rien, dans l'accord de 
mes 100,000 contradicteurs, qui couvre mon refus. Un seul homme 
pourrait ainsi, opposant son veto à la volonté de la majorité, 
empocher la loi de passer, paralyser l'action du gouvernement, et 
rendre le souverain impossible. L'exemple des Polonais, cité plus 
bas, le démontre. L'absurdité de ce résultat prouve la fausseté de 
la théorie, purement métaphysique, de Rousseau. 

Je sais bien que pour en finir on déclarera le droit de la majo- 
rité supérieur à celui de la minorité, ce qui signifie simplement 
gu'on fera appel èi la force. Ma\ç,, ^ moins que la force n'ait droit 
par eJie-môme, on n'aura taix c^\v'ftT.«ç«t>Mi^^^\eûR.^\ ^^t». 



DROIT DE LA FORCE. 293 

tous les peuples. A chaque élection du prince, la diète 
votait à cheval ; la minorité opposant son veto, il y 
avait bataille, et la fraction la plus nombreuse était 
forcée de maintenir la validité de l'élection par la dé- 
faite des dissidents. 

Assurément, dans la loi de majorité il y a autre 
chose encore que la force numérique. Il y a ce prin- 
cipe de prudence vulgaire que, dans les choses dou- 
teuses, l'opinion du grand nombre est plus probable 
que l'opinion de quelques-uns, là conscience de la 
nation plus sûre que celle d'une secte. Mais là majo- 
rité des opinions serait, il faut l'avouer, bien peu res- 



nne usurpation, non un acte de justice. Donc c^est le droit de la 
force, c'est la respectabilité inhérente à la force, en tant que 
faculté humaine, qui forme la première assise du droit, le pre- 
mier échelon de l'ordre légal et politique. 

On objectera que ce qui a la force, le peuple, peut très-bien 
n*avoir pas en môme temps la raison : dans ce cas, faudra-t-il 
toujours dire qu'il est souverain ? 

. A cela je réponds, toujours en vertu du même principe, que la 
force n'a droit qu'autant qu'elle est humaine; qu'une force dé- 
pourvue d'intelligence n'est rien de plus que de la bestialité, un 
instrument à la disposition de la puissance intelligente qui 
saura s'en emparer, et avec lequel celle-ci contiendra et asservira 
le peuple. C'est ce que l'on a vu dans tous les temps, c'est ce qui 
est arrivé en 1848, lorsque le peuple, convoqué en assemblées 
électorales, a nommé des assemblées réactionnaires, et ce qui 
s'est manifesté d'une manière plus sensible encore depuis le coup 
d'État. La force, je le répète, n'a droit que si elle est humaine, 
c'est-à-dire intelligente, morale et libre. Du moment qu'elle se 
réduit à l'état brut, elle appartient à la pensée qui s'en empare, 
et elle compte à son profit. 



LA OURRRE KT LA PAIX. 



pcctable, si elle n'exprimait en même temps la majo- 
rité des intérêts. Or, les intérêts sont des forces, et, en 
supposant l'opinion de la majorité et celle de la mi- 
norité d'égale valeur, il resterait toujours, en faveur 
de la première, que, dans le doute, l'intérêt le plus 
considérable doit être préféré. 

Qu'est-ce donc qui, dans une république ou dans 
une monarchie représentative, peut motiver l'insur- 
rection ? Ce n'est certes pas la considération, fort 
soutenable en elle-même, qu'en fait de droit ou de 
science le nombre ne signifie rien, et que vingt-cinq 
peuvent avoir raison contre cinq cents. Je ne crois pas 
que jamais insurrection se soit appuyée sur un pareil 
grief. On n'a jamais reproché, que je sache, au nom 
du peuple, à un gouvernement qui avait pour lui la 
multitude, d'avoir usé du droit qu'il tenait de cette 
multitude, du droit de la force. On s'insurge, lorsque 
le gouvernement, comme celui de Charles X, après 
avoir perdu la majorité veut agir contre la majorité, 
avoir raison contre la force ; ou bien lorsque ayant 
la majorité il viole la loi, ment à la constitution, et 
réclame plus, par conséquent, qu'il ne lui est accordé 
par le droit de la force. 

Une observation à consigner ici est celle relative au 
choix du prince, surtout à l'accroissement que man- 
que rarement de prendre son pouvoir, malgré la ré- 
sistance des amis de la liberté. De tout temps le rêve 
des sages a été de \Aac;ev! uw ?.^^^\^\K.Va des affaires 



DROIT DE LA FORCE. 



et de régler si bien ses attributions que, sufTisamment 
armé pour maintenir l'ordre, il ne pût agir contre les . 
droits et les libertés des citoyens. On sait combien 
rarement cette espérance a été remplie. Si le pouvoir 
est électif et que l'élection soit laissée à la multitude, 
ce sera le plus souvent un militaire, un général illus- 
tré par ses faits d'armes, qui enlèvera les suffrages. 
Supposons que le prince appartienne à Tordre civil, 
comme dans le cas d'hérédité .: il suffira que le prince, 
faisant la guerre par ses généraux, triomphe dans 
quelques campagnes, pour que la victoire lui soit 
comptée comme s'il l'avait remportée en personne. 
Alors, et dans ce cas comme dans le premier, le chef 
victorieux ne manque pas de s'arroger des pouvoirs 
plus étendus, de plus hautes prérogatives, que per- 
sonne ne songe à lui disputer, et qu'on lui disputerait 
en vain. 

Tel est le prestige de la force que, là où elle existe, 
le vulgaire est enclin à admettre qu'il y a autorité, et 
par conséquent droit. 

On conçoit maintenant comment la guerre, qui 
exerce une si grande action sur les idées, en exerce 
une non moins forte sur les libertés publiques et sur 
la constitution de l'État. Une nation en guerre est une 
nation ramassée sur elle-même, formée en bataillons, 
et qui n'obéit plus qu'à la parole du chef militaire, 
ne vit plus que de la vie gouvernementale et centrale.. 
L'homme qui mène la guerre est un être si bawl ^\s 



i06 LA GUBHH8 BT LA PAÎ3L 

droit. Tel est, en fait de propriété foncière, le principe. 
Aussi ii*est-ce ciue par luie convention subsi'^quente» 
Suite de fiction légale, appuyée par TÉtat, que le pro- 
priétaire peut posséder nominalement qI exploiter [m 
r intermédiaire d'un termier. La nature du di*oît, do 
même f[ue celle des choses» n'admet pas cette pro- 
priété abstrîii te; la société fait elïort contre elleiel 
tous les jours bous voyons la propriété retomber des 
mains du rentier dans celles du caltivûl«nu\ 

Ainsi, de citoyen à citoyen, de fiuiiille à famille, de 
corpomtion à corporation, de société à société, se 
transforme, par la mutualité des garanties, le droit de 
la force. II faut, en quelque sorte^ le dévêtir pour le 
faire reparaître* Il ne se fait plus sentir que de loin 
en loin, d*une manière indirecte, dans le contrat de 
louage d'ouvrage, dans la commandite, etc., oii la 
supériorité de force, de travail, de capital, d Indus- 
trio, entraîne la supériorité du salaire. Comme si In 
force, cliose animale, faisait honte à rhumanîféinlel- 
li^^ente et libre, le législateur la déguise le plus qu*il 
lui est possible ; on dirait que, parvenu à cette hau- 
teur, il juge le droit de la force aussi peu digne d<? 
riiomme bien élevé que la lutte et le pugilat. Cc%i la 
(leur de lis qui renie l'oignon d'où elle est sortie. }âm 
ce qui semble messéant au citoyen est glorieux au 
prince. Le droit de la force est ra|)anage de la souve- 
raineté, le symbole de \vi \\xçX*\ç-si. K ^^ nL\V^^^ ^i^^vàvdviîi 
quiconque de le re\etvàL\ç\uct ^V ^^ ^^\y.vtt,\TÈ«àa-. 



DROIT DE LA FORCE. 



leurs services ; la filiation ne servait qu'à donner à 
leur titre militaire une illustration de plus. Tout géné- 
ral victorieux, chez les Romains, était de fait et de 
droit imperator; si TAuguste n'avait pour lui que sa 
naissance, il était rare qu*il ne succombât pas tôt ou 
tard devant un imperator plus réel. C*est ce qui arriva 
à Caligula, Néron, Commode, Élagabal, Alexandre 
Sévère, Gordien jeune et autres. 

Il n'y a véritablement pour un pays que deux ma- 
nières de soustraire les libertés publiques aux empié- 
tements de la force et de conjurer le despotisme. C'est 
d'organiser, comme en Angleterre, une monarchie 
héréditaire, agissant par des ministres responsables 
devant un Parlement, et de réserver le privilège élec- 
toral à la bourgeoisie; ou bien, si la constitution du 
pays est établie sur le suffrage universel, de conférer 
à la multitude, avec la jouissance des droits poli- 
tiques, celle des droits économiques, ce qui veut dire 
l'égalité d'éducation et de fortune. 

S'il était permis de conjecturer l'avenir d'après les 
analogies du passé, je dirais que Napoléon III ayant 
été fait empereur, non par la fortune militaire, mais 
par l'effet de l'hérédité, et la nation française repous- 
sant le prétorianisme, il semble inévitable, pour cette 
double raison, que l'empire actuel redevienne une 
monarchie parlementaire. Mais, d'un autre côté, ce 
même chef d'État tirant son droit du suffrage univer- 
sel, et son gouvernement a^anl evx \\3fi>Q^vcv ^ 




objet principal de refouler la rt^'olulîon économique, 
il paraît également împossrble, pour cette double vtiU 
son, quo la monarchie jjai lenicntaire se rétablisse; et 
c'est justement ce qui fait rorigiiialitc de la situation. 
Fata viam invenient. 

De même que la constitution politique repose, en 
dernière analyse, sur la force, elle a aussi pour sanc- 
tion la force : en quoi le droit public vierît se confondre 
avec le droit international- Toute nation, en effet, iii- 
capabte de s'oi^ganiser politiquement, et dans laquelle 
le pouvoir est instable, est une nation destinée à la 
consommation de ses voisins. Comme celle qui ne 
saurait ou ne voutlraît faire la guerre, ou qui serait 
trop faible pour se défendre, elle n'a pas le droit rroc- 
cuper une place sur la carte des États ; elle gène, il faut 
qu'elle subisse une suzeraineté. Ni la religion, ni la 
lanfzue, ni la race, ne sont ici rie rien; la préfKindé- 
rance des inlér<''ts domine tout et lait loi. Droit do lu 
force, droit de la guerre, droit des gens, droit poli- 
tif[ue, deviennent alors synonymes : là ou manque la 
foiTC, le gouvernement ne tient pas, et la nationalité 
encom moins. Droit terrible, direz-vous, droit régni- 
cide, dans lequel on hésite à reconnaître une fornie de 
la justice, Eb l non ; pas de vaine sensibilité. Souvenci- 
vous que la mort de TÉtat n*entraîno pas celle des 
c/Éojens , et qu*'\l iV^ a v^s de ^lire condition |»our 
ccrix-ci «pic ceUe A'mv tAwX. (Vfet\<iv^v çX v\v»^vt^. >^ftx\v& 
/iictions. Quand la v^^^'^^ "^^^ Tv;ilrdçX2ù.^vil^V\ïs*it^ 



DROIT DE L\ FORCE. 



quand la souveraineté publique est en contradiction 
avec celle du citoyen, la nationalité devient un op- 
probre, et la régénération par la force étrangère une 
nécessité. 

Quelques mots seulement du droit civil et du droit 
économique. 

Le droit civil se compose de l'ensemble des droits 
de rhomme et du citoyen : droit de famille, droits de 
propriété, de succession, de travail, d'échange, d'ha- 
bitation , etc., qui tous sont placés sous la garde de 
l'autorité publique, subordonnés à l'intérêt public, 
et ont leur sanction dans le droit de la force. 

La propriété, par exemple, bien qu'elle tende de 
plus en plus à se légitimer par le travail et par le juste 
rapport entre la rente foncière, l'intérêt des capitaux 
et les salaires, n'en relève pas moins évidemment du 
droit de la force, fondée qu'elle est originairement sur 
le droit de première occupation ou de conquête, et 
subordonnée à la condition, par le propriétaire, d'ex- 
ploiter en bon père de famille, au mieux des intérêts 
de sa famille et de l'État. Si un propriétaire, disait 
Napoléon I®"^, ne pouvait cultiver ou faire cultiver ses 
terres, s'il les laissait en friche et les abandonnait, je les 
lui reprendrais d'autorité et les donnerais à de plus 
capables et de mieux méritants. Qui ne peut exploiter, 
pensait le conquérant, n'est pas digne de posséder; 
en d'autres termes, qui n'a pas la fotç,^ \^^ ^^î& 



800 LA GUERRE ET LA PAIX. 

que tous involontairement lui obéissent ; il devient 
juge des autres, représentant du droit comme de la 
force, à la fois législateur, juge et général. Qu'il batte 
l'ennemi, tout le monde l'adore; la puissance qui lui 
fut donnée pour le combat lui reste : le voilà maître. 

Que de précautions prises, à Rome, pour prévenir 
l'usurpation du dictateur, souverain de quinze jours, 
d'un an tout au plus 1 Et pourtant Marius, Sylla, surent 
se rendre jiiaîtres ; César le devint à son tour : il y en 
eut pour six cents ans. De nos jours. On échappe au 
despotisme militaire par la monarchie constitution- 
nelle et héréditaire ; mais c'est à la condition, en outre, 
de réserver à la bourgeoisie l'exercice des droits poli- 
tiques. Dès que la plèbe entre dans l'arène, elle se 
fait un chef selon son génie, c'est-à-dire selon sa force. 
Après un interrègne républicain, Cromwell succède, 
de par la démocratie puritaine, à Charles 1®^; Bona- 
parte, de par la plèbe jacobinique, à Louis XVI. 

Sous les empereurs romains, l'hérédité, quelque 
favorables qu'y fussent les soldats et le peuple, ne 
parvint pas à s'établir. La raison en était qu'à Rome 
ce n'était pas la qualité d'héritier qui servait à faire 
reconnaître l'empereur, c'était, au contraire, le titre 
d'empereur, mérité ou déjà obtenu, qui venait con- 
sacrer la filiation. Titus et Marc-Aurèle succédèrent 
sans (litliculté, l'un à son père Vespasien, l'autre à son 
heau-pbva Anloninle P\e\i^. U^x^'WVw^ ^vWi^x^-Kvixîtle, 
avant d'être associas k Yem^vcçi^ -^ (i\a:\^\\\*^\is\\ii^^^^ 



DROIT DE LA FORCE. 801 

Gare à qui y touche! Sous le régime féodal, le droit 
de la force n*avait été confisqué qu'en partie; partie 
était laissée au baron, qui, en vertu de ce droit de la 
force, jouissait aussi du droit de guerre et du droit de 
justice. La révolution a complété Fœuvre commencée 
parles rois en imposant un étemel silence aux querelles 
féodales, et en mettant, sous le rapport du droit de la 
force, les grands feudataires de niveau avec leurs serfs. 
Au surplus, dans Tordre civil même, le droit de la 
force est loin d'avoir dit son dernier mot. Lui seul 
peut terminer le débat soulevé depuis une trentaine 
d'années entre la classe dite bourgeoise qui s'en va, 
et la classe ouvrière ou salariée qui vient tous les jours. 
Que ce soit par une bataille ou par une constitution 
consentie, peu importe : il faut que le régime du 
travail, du crédit et du commerce, change, que le 
• salaire et la valeur, ce qu'il y a de plus libre au monde, 
arrivent à se policer. Certes, on ne niera pas que la 
force musculaire ne soit meilleure et plus digne devant 
la justice que le métal qui sert d'intermédiaire aux 
échanges ; le travail plus honorable que le trafic, le 
prêt et l'agio ; les masses ouvrières, conservées par 
le labeur et la frugalité, plus morales que le parasi- 
tisme qui les exploite. La force, et le droit avec elle, 
sont aux bras, au travail, aux masses : or, ni les bras, 
ni le travail, ni les masses, n'ont leur compte. 

C'est quand les citoyens, faisant le bilan de leurs 
intérêts de travailleurs, et les coiiv^^^raoX ^^^\sQias5 



intérêts de privilégiés, d'entrepreneurs et de capita- 
listes, auront reconnu la supériorité des premiers sur 
les seconds \ quand le petit bourgeois, te petit pro- 
priétaire, le petit industriel, de même que le paysan, 
le commis et l'ouvrier, auront trouvé quUIs ont plus 
à gagner par le travail que par la rente et Tagio, c'est 
alors que le peuple, la démocratie industrielle, brisera 
au nom du droit de la force, synon^Tïie du droit du 
travail, synoiiynie du droit de rintelligence, lasuEe- 
rainefc de Fargeut, fera la balance de la rente et de 
l'impôt, ramènera à sa Juste limite la pro|»rjét<i, 
changera le* rapport du travail et du capital» el con- 
stituera, comme le courouncmcnt deréditîce, le droit 
économique. Et ce sera justice; la force, une fois de 
plus, aura fait droit. 

Si, maintenant, de ce point de vue de la foi*co, si 
nouveau en jurisprudence, nous considérons le dévo* 
loppement du droit dans ses princip^ales cutégurîes, 
nous y découvrons une série ou gamme qui eût com- 
blé d'allégresse le aeur de Founer : 

1. Droit de la force; 

2. Droit de la guerre; 

3. Droit des gens; 
il. Droit politique; 

5. Droit civil ou domestique; 

6, Droit économique : il se subdivise en deux bnirh 
ches, comme les diose^ ç\\û\^x^^wîèfôçvV^\^.^Vs^ v^iv-^il 
et J'ccliange; 



k 




DROIT DE LA FORCE. 



7. Droit philosophique, ou de la pensée libre; 

8. Droit de la liberté, où Thumanité, formée par la 
guerre, par la politique, par les institutions, par le 
travail et le commerce, par les sciences et les arts, 
n'est plus régie que par la liberté pure; sous la loi 
unique de la raison. 

Dans cette gamme des droits, la force fait la basse, 
la liberté est Toctave. La dominante varie selon le 
caractère de la race et le degré de civilisation : droit 
de famille ou patriarcat, chez les nomades; droit de 
propriété, ou patriciat foncier, chez les anciens Ro- 
mains; droit du travail, dans les villes industrieuses 
du moyen âge, en Italie et en Flandre; droit mercan- 
tile à Tyr, Carthage, Athènes, Corinthe, Marseille, et 
dans la moderne Angleterre. 

La tendance est à la liberté pure devenue synonyme 
du droit pur : c'est l'idéal de la civilisation, l'expres- 
sion la plus élevée de la force. 



CONCLUSION. 

Nous avons dit au livre premier : 

La guerre anime la société. Sa pensée, son influence, 
y sont partout présentes. C'est elle qui a donné Tim- 
pulsjon et la forme i\ toutes nos puissances, à la reli- 
gion, à la justice, à la philosophie, aux arts libéraux 
et aux arts utiles. La guerre a fait la société ce qu*etle 
est, à telles enseignes que, si Ton fait abstraction de 
la guerre, de son id»^e et de son œuvre, on n'imagine 
plus ce que pourrait être la civilisation, ce que serait 
le genre humain. 

Ces propositions, largement présentées, quoique 
en un petit nombre de pages, ont acquis, dans ce 
livre deuxième, une signification bien autrement grave. 
En découvrant que la gueiTe contient un élément 
moral; qu'elle implique, dans sa notion, dans sc^ 
motifs et dans son but, une idée de droit, qu'ainsi elle 
se résout en un véritable mandat judiciaire; que telle 
est l'opinion de tous les peuples, la foi intime du genre 
humain, nous avons compris que nous tenions la clef 
de ce mystérieux et gigantesque phénoml^ue; et plus 
celte apparition formidable nous avait semblé jusquV 
lors ravaler notre espèce, plus nous avons senti tout à 
coup qu'elle nous rdiivait. 



DROIT DE LA FORCE. 305 

Tous nos efforts ont donc tendu à déterminer, d'une 
manière précise, cet élément moral. Pour cela, nous 
avons eu à triompher de Tuniverselle réprobation des 
auteurs, aux yeux de qui la guerre est purement et 
simplement un mal, pour ne pas dire le mal, et le 
droit de la force la négation de tout droit et de toute 
justice. Nous avons constaté que sur cette hypothèse, 
inhérente à l'idée de guerre, de la réalité d'un droit 
et de la légitimité d'une juridiction de la force, tous 
les auteurs, juristes et publicistes, philosophes et 
poètes, se séparent radicalement, et à l'unanimité, de 
la foi des nations. Ceux qui recourent à la force, 
comme à une sanction nécessaire du droit, ne le font 
qu'à contre-cœur, en invoquant un principe étranger 
au droit, le principe d'utilité, ou sous-entendant que 
la justice n'ayant sa sanction, comme son principe, 
qu'en Dieu, l'humanité étant déchue, la sanction de 
la force est le signe de notre méchanceté et l'instru- 
ment de notre supplice. Le droit de la force, disent- 
ils tous, n'est pas un droit ; c'est la négation du droit. 
D'où il résulte, si les auteurs disent vrai, que la guerre 
n'aurait à son tour rien de juridique, ce dont volon- - 
tiers ils conviennent ; bien plus, mais ce dont ils ne se 
sont pas aperçus, que le droit des gens serait un vain 
mot, le droit politique une fiction, finalement le droit 
civil et le droit économique des conventions sans ga- 
ranties comme sans principes. 

Une*opposition aussi tranchée etvlt^ V*^ ^t&qgd 



OM LA OUKllRE BT LA FAIX- • 

universel et Tautorité de l*écolc« les oonséquenccs dé- 
sastreuses qu'eïitmînerait la théorie dos Juristes, tant 
pour la certitude des principes que pour la conduite 
des sociétés, nous commandaient de reprendre à fond 
Texamen du problème. 

Or, le résultat de cet examen a été, contrairement 
au dire de Fécole, mais d'accord avec la cmyance des 
nations, d'accord avec les espémnces qu'avait fait 
uailre en nous cette pljénoménoloKie grandiose de la 
guerre, qu'autant il est certain que la justice est une 
faculté réelle et une idée positive de l^homme, autant 
il est vrai qu'il existe un droit réel et positif de la força; 
que ce droit est soumis aux mêmes conditions de ré- 
ciprocité que les autres; quVil a, comme iout autre, 
sa spécialité et par conséquent ses limites^ sa comï>é- 
t en ce et son incompétence; que son application ta 
plus ordinaire, depuis la formation des prennères so* 
ciétéâ, a lieu enti'e États, soit qu*il s'agisse de leur fo^ 
mation cl: de leur agfï'andjssenient, ou bien do leur di- 
vision et de leur équilibre; enfin, que la guerre pst la 
forme d action du droit de ta force, attendu qu'elle» 
jjuiquement pour but, dans les cas déterminés» de 
poursui\Te la revendication des prérof^atîvcs de la 
force, en rendant, par le combat , la force elle-niénie 
manifeste. Conimo le droit de propriété et le rljt>ltda 
travail, comme le droit de l'intelligence et celui de 
/*a;nour, le droit de la. ^«i^tvivi vi%V xssv i^^a dwiis de 
rhoimne et du cUoyeti,\c çt<b\\vv^v ^^\a\M.^Sa3!ffi\«cï«R 



DROIT DE LA FORCE. 307 

de manifestation ; seulement , par Teffet du pacte 
social, le citoyen s'en dessaisit entre les mains du 
prince, qui seul se trouve investi, au nom de tous, du 
droit de guerre et du droit de justice. 

Le droit de la force, partant celui de la guerre, une 
fois reconnus comme droits réels, rétablis dans la 
législation et dans la science, la déduction des autres 
droits n'éprouve plus la moindre difïîculté. Le droit 
des gens a pour but de légaliser, pour ainsi dire, la 
guerre ; d'en prévoir et d'en régulariser les effets, au 
besoin de la prévenir, en définissant par avance les 
rapports des puissances et leurs prérogatives. Le droit 
politique naît de la substitution d'une force publique, 
agissant pour tous, à la force éparpillée des indi- 
vidus. Le droit civil et le droit économique ont pour 
point de départ l'égalité des personnes devant la loi, 
et la reconnaissance mutuelle de tous les droits qui 
peuvent résulter de leurs attributs respectifs et du 
libre exercice de leurs facultés, en tant que ces attri- 
buts et ces facultés servent au déploiement de leurs 
forces. 

Tout est donc désormais parfaitement coordonné ; 
tout se suit, se tient, s'enchaîne et fait corps. Nous 
avons un principe, une base d'opérations , une per- 
spective, un but, une méthode. Plus de scission ni 
dans l'homme ni dans la société; la force et le droit, 
l'esprit et la matière, la guerre et la paix» se fondent 
dans une pensée homogène et ind\sso\\ùAfô. 



LA GDEKBE ET LA PAIX. 



Nous savons maînleDant ce qui cause l' enthousiasme 
des nations pour les batailles. Nous pouvons dire piir 
quel mystère la religion et la guerre sont deux ex- 
pressions, Tune dans le réel, l'autre dans l'idéal, d'une 
même nature et d'une même loi ; pourquoi la pensée 
de la guerre respire en toute poc^sie et en tout amour, 
de même qu'en toute politique et en toute justicei 
comment il se fait que Tidéal viril, chez tous les 
peuples, soit un compose du magistrat, du prêtre et 
du guerrier; d'où vient enfin, lorsque les sociétés se 
sont corrompues par une longue jouissance, qa*elkâ 
se régénèrent par la guerre. C'est que, comme nous 
l'avions pressenti dès le commencement du livre pre- 
mier, il existe dans la guerre un élément moral ; c*esl 
que la guerre est justicière, et de toutes les formes 
de la justice la plus sublime, la plus incorruptili 
ta plus solennelle. 

Reste à voir à présent de quelle manière la guer 
qui nous apparaît si normale, si glorieuse, si fécond 
remplit son mandat; comment elle se comporte dû 
ses réquisitions, dans ses exécutions, disons le 
dans sa procédure; jusqu'où s*étendent ses attribu- 
tions, sa comfiétence; quelle est la valeur de ses ju- 
gements, quelle garantie elle offre aux nations de sa 
justice ; dans quels abus elle peut tomber par Tusa^ 
immodéré de la tbi'ce, et quelles conséquences pu- 
vent résulter^ pour Tordre universel, de ses prt'xaiic.t- 
llons. Car nous ne po&^dcius encore que la moitié de 




DROIT DE LA FORCE. 809 

* la vérité : après avoir trouvé le principe des sublimités 
de la guerre, il nous reste à découvrir la raison de ses 
horreurs. 

C'est ce que nous nous proposons de rechercher 
dans le livre suivant. 



LIVRE TROISIÈME 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 



Fwror impius... Sœva arma, 

ViBOILB. 



SOMMAIBB. 

La guerre est, d'États à États, une forme d'action judiciaire pour leur 
fusion, leur disjonction ou leur équilibre. Cette action est juste; elle repose 
sur un droit positif : nous l'avons démontré au livre précédent. Elle est de 
plus efficace : toute l'histoire en fournira la preuve. Par conséquent les 
jugements de la guerre, justes dans leur principe et dans leur forme, effi- 
caces dans leur action, peuvent être considé"rés judiciairement comme 
valides; en sorte que, dans les décisions de la force, efficacité et validité 
sont synonymes. Causes qui rendent, en certains cas, la victoire incer- 
taine, inefficace, partant le jugement de guerre nul; exemples. 

De ces considérations nouvelles, jointes à celles développées au livre 
deuxième, il résulte que l'action guerrière, de même que le duel, et à bien 
plus forte raison que le duel, doit être soumise à des règles rigoureuses, 
et que ces règles sont indiquées à j^on par la définition de la guerre et 
de son objet. Sur ce point, le consentement universel, la conscience des 
militaires et la raison des légistes, sont à peu près d'accord. Mais quelles 
sont ces règles î La pratique y est-elle conforme? Telle est la question que 
nous avons maintenant à débattre. 



LA GUERRE ET LA PAIX. 




Qucllo fist donc, en l'ôtat présent des choses, et depuis l'origino dm 
HCvciétûs» la législation de la gmorro? Qucils sont se» us ôt Cûutumes? Que 
doîvont-ilH être? La gueiro répond-dlo parles actes d ce qno font mçéra 
d'ûUâ son principe et son but? Yoil ce qu'il imparte d'exaizuiitrr scrapn- 
luasement. Critiq^ue des opérations militaires : contradiction peritélnelli 
entre La théorie du droit do la force et son application. Sublime et uioti 
■m fion idée, Ll guerre est horrible dans ses exécutions : autant sa thAoM 
éleva HLommOi autant sa pratiqua lu déshonore. 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 313 

CHAPITRE PREMIER, 

DB l'action 0UBSSI£>«E BT DS SA VALIDITE. 

On a VU , au livre précédent , chap. vin et ix, com- 
ment s'introduit entre deux nations Faction guerrière. 
Rappelons-le en quelques mots. 

Considérée dans son unité politique, la nation est 
souveraine et indépendante. Son autonomie ne recon- 
nut aucune autorité, aucun tribunal. De peuple à 
peuple, les mots : Autorité, Souveraineté, Suzeraineté, 
Gouvernement, Conseil suprême, Diète , Prince, Ma- 
jesté, Commandement, Loi, etc., n'ont point lieu. C'est 
tout un ordre d'idées et de faits qui n'existe plus. Qu'on 
essaye, dans un traité ou dans un congrès, d'introduire 
rien de semblable, il y aura protestation, et, si l'ex- 
pression n'est retirée, rupture. 

Il est de l'essence de tout État comme de sa dignité 
de repousser tout ce qui , de près ou de loin , peut 
porter atteinte à son indépendance : alliance intime, 
fusion d'intérêts, importations de mœurs, de lois, de 
langage, d'idées, voire même, en certains cas, de 
marchandises ; tout ce qui pourrait, en un mot, créer 
entre lui et l'étranger la moindre apparence de com- 
munauté et de solidarité. Sans doule,\eç> w^^\qvn&^ 



trop denses aujourd'hui; elles ont trop de points de 
contact, trop de relations Décessaires, pour qu'elles 
puissent réaliser, comme elles le voudraient, cet idéal 
de rindépendance politique. Mais le principe existe, 
et les gouvernements s'en écartent le moins qu*ils 
peuvent. Ni l'Angleterre, ni l'Allemagne, malgré leurs 
innombrables rapports avec la France, n'ont accepté 
son systîime de poids et mesures. La Russie, que son 
étendue et sa situation excentrique mettent suffisam- 
ment à Tabri dii toute absorption, persiste à conserver 
le calendrier Julien, en retard aujourd'hui de douxo 
joui*s sur le soleil. 

.Mais, quoi que fassent les chefs d'États pour main- 
tenir leur indépendiuice respective^ vient un moment 
où cette indépendance est menacée. La faute n'en est 
originairement à personne. L'accroissement des popu- 
lations, leur contiguïté, leurs points de ressemblance, 
leurs échanges, les relations de voisinage, les liens 
d'hospitalité, de mariage, d'association, la gène des 
barrières, sont autant de causes <|ui menacent, de c*à 
et de là, la diversité, rautonomic, la nationalité des 
gouvernements. Le péle-méle commençant peu à peu 
à s'opérer, la situation devenarit toujours plus ur- 
gente, le moyen d'en sortir se présente d'al>ord h Um» 
les esprits : c*est de fondre les nations sous une méitio 
autorité» et de rendre communs et uniformes gouver- 
nement, liyuaslie, culle, législation, en un mot, de ne 
ibriiier tous ensemble c^u'un même État. 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 315 

Or, ainsi que nous l'avons fait observer, une telle 
fusion, pour les États arrivés à l'antagonisme, est 
chose d'une excessive gravité. Elle implique l'abdi- 
cation de la plupart, sinon la transformation de tous. 
Mais abdiquer, pour une nation, c'est renoncer à tout 
ce qui a fait jusque-là sa gloire, sa vie, la félicité et 
l'orgueil de ses citoyens; c'est la mort morale, le sui- 
cide. Une nation ne peut pas dire à sa voisine, comme 
Ruth à sa belle-mère : Laisse-moi demeurer avec toi ; 
ton peuple sera mon peuple , ton Dieu sera mon Dieu, 
Une nation ne se sacrifie pas, elle proteste contre l'ab- 
sorption ; à tout le moins elle réclame des compensa- 
tions , des privilèges , des garanties qu'il est dange- 
reux, souvent impossible d'accorder. 

La guerre est donc forcée : que signifie-t-elle? 

Tâchons pour un moment de nous élever au-des- 
sus de nos instincts casaniers, aussi peu vertueux au 
fond que peu patriotiques. L'homme moderne, perdu 
dans de vastes États, n'ayant de rapport avec le gou- 
vernement que par l'impôt, ne connaissant de la patrie 
que le nom ou plutôt le mythe, raisonne volontiers 
comme l'âne de la fable : Que m'importe le maître, 
pourvu que je ne porte que mon bât? Avoir le râtelier 
plein, se soustraire aux coups, rendre au maître le 
moins de service possible, le voler si l'occasion se 
présente, c'est à peu près à cela que se réduit, pour 
beaucoup de gens, le droit et le devoir civiques. Nous 
avons cent façons^ d'exprimer ces Yieau'SL ^eivNÙ\xafôS5X& - 



-^JH-« g 



m^ 



LA GUSRBB ET LA PAIX. 



Le véritable Amphitryon e&t l'Amphitryon où ron dm; 
Celui qui sera mon mrè^je serai son paroissien. Ou 
bien encore : Le gouverncmml IcgUime est celui qui 
noiis fait gagrier le plus et qui nous demandé U moins* 
Je ne sais qui a dil en latin : Uhi bene, ibi patria; lÀ 
oii l'on se trouve bien, là est la patrie. Maïs je ne re- 
counais pas là l'esprit antique. Ce scepticisme à Ten- 
droit de la patrie est de notre siècle. 

L'homme de la cité primitive pensait tout autre- 
ment. Sans doute le risque de ses biens, la perte de 
ses honneurs, enti'aient pom' quelque chose dans son 
horreur de la domination étrangère. Mais il faut i*econ- 
naître aussi que les choses du spirituel ; la religion 
des dieux, le souvenir des ancêtres, les institutions du 
pays, rhonneur de la race, lui tenaient singulièrement 
au iiwm\ Cet cftacement des lois, des mœurs, de tout 
ce qui fait Tonginalité, le camctère et la vie d*un 
peuple, effet de Fincorporation , semblait à l'homme 
aolique pire cpie la mort. Nous n'en sommes plus lu ; 
avec la vie de province, nous avons perdu le vmi sens 
du pays, de la naliooalilé, de la patrie. Il est inutile 
d'en rechercher les causes. Aussi la guerre est-elle 
aujourdliuî plutôt gouvernementale que nationale, ce 
qui ne conlribue pas peu à nous en faire mécormuitre 
le spiritualisme, la haute momlité, La guen*e, avec ses 
armes sanglantes et ses monceaux de cadavres , nous 
semble, à tous les points de vue, atmce. Est-ce une 
preuve de notre progvès^ En tout cas, ce n*est pas um 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 317 

preuve de notre intelligence , encore moins de notre 
vertu. 

La guerre avait donc, pour l'homme des premiers 
âges , cette signification qu'elle conserve toujours de 
gouvernement à gouvernement : 

Que , par le cours inévitable des choses , — par un 
arrêt du destin, — « un État, parmi ceux existants, 
était condamné à périr; 

Qu'en vertu du droit de la force la condamnation 
tombait sur le plus faible; 

Qu'en conséquence, mourir pour mourir, le mieux 
était , pour les citoyens de cet État , d'embrasser avec 
courage la dernière planche de salut, en affirmant, les 
armes à la main^ l'inviolabilité de leur patrie. La 
guerre est le jugement de la force : c'est ce qu'exprime 
le mythe de Jupiter, pesant dans une balance les des- 
tinées d'Achille et d'Hector, les deux champions de la 
Grèce et de Troie. 

Nos moralistes appellent cette justice une justice de 
cannibales. Ils voudraient apparemment que les puis- 
sances belligérantes nommassent des commissaires, ' 
chargés de dresser une statistique des deux pays; 
cela fait, qu'on procédât à la constitution d'un nouvel 
État, où les intérêts de chaque peuple seraient ména- 
gés, équilibrés, de manière à satisfaire tous les amours- 
propres. Ils n'oublient qu'une chose , ces excellents 
pacificateurs, c'est que la religion, la patrie, la liberté^ 
les institutions, ne sont pas des choses sv« \^%q^<^^^ 



on traDsige ; que la pensée seule d^une trausaciion est 
déjà une aposUsfe, uo sîgoe de défaillance, dont 
aucun ne peut vouloir prendre rinitiatîve- Là est la 
raison des impuissances et des vanités de la diplo- 
matie. Oui bien, s'i! ne s'agissait que de faire droit à 
la force, k transaction serait aisée, honorable, obliga- 
toire. J'ose dire que, réduite à cette expressioni la 
{guerre ne se serait faite jamais. Mais il y \^ de Texis- 
tence morale, de l^honneur de la cité, de celte per- 
sonnalîté collective qui a nom la patrie, qui se reflète 
en chacun de nous, hoi's de laquelle nous retombons 
à Féiat de nature, et dont on nous demande le sacri- 
fice. Or, le sacriftce de la patrie par les citoyens ne se 
consent pas. Que le destin l'ait condamnée, à la bonne 
heure ! Nous subirons Tarrêt du destin. Mais c'est au 
bénéficiaire à exécuter, à ses risques et périls, la 
volonté des dieux. « Rends tes armes, dit Xerxè^ à 
Li^onidas. — Vîe-ns ks prendre, )> répond le Spartiate, 
Et, depuis vingt-quatre siècles, les applaudissements 
du genre humain couvrent la voix de Léonîdas. 

Allons, avocats, — ^ je ne puis mVni pécher ici d'ap- 
pliquer à mes auteurs l'épithète que dodnaient aux 
représentants de la nation les soldats de la RépubJiqu*^, 
—avocats, remettez-vous* l/eliusion du sang n*est rien; 
c*est la cause qui le fait répandre qu'il faut considérer. 
Souvenez-vous de cette Romaine qui, s*esâa}iint ati 
suicide, disait à son mari menacé par le tyran ; P(iU, 
non dolei; Pœtus, tfc\a ue 'tsCxV \v^ wcûi. 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 319 

Qu'est-ce que la vie, quand il s'agit du droit? Le 
droit i)*est-il pas tout l'homme , et la justice n'est-elle 
pas plus à elle seule que la vie, Tamour, la richesse 
et la liberté? 

Deux plaideurs, par cela même qu'ils plaident l'un 
contre l'autre, engagent plus que leur fortune et leur 
vie : ils engagent leur droit, leur parole, leur serment, 
leur honneur enfin , puisque droit et dignité ou hon- 
neur sont synonymes, et que le plaideur de mauvaise 
foi est réputé infâme. Or, si le droit peut se découvrir 
par le combat, par le témoignage de la force, du cou- 
rage et du génie; si le cas est tel, en un mot, que le 
plus fort, le plus brave, le plus industrieux, le plus 
prompt à la vertu et au sacrifice, doive être en même 
temps et pour cela réputé avoir droit , avec quelle 
ardeur n'accepteront-ils pas le combat ? Est-ce que les 
armes ne seront pas alors saintes et sacrées ? 

C'est justement ce qui a lieu dans la guerre , avec 
cette différence qu'il ne s'agit plus ici de deux parti- 
culiers, mais de deux peuples; que l'objet du litige 
n'est pas un vain. intérêt, mais leur souveraineté, et 
que la mauvaise foi d'aucune des parties n'est présu- 
mable. Que sont, devant de pareilles assises, ces vains 
débats, où un avocat bavard, assisté d'un procureur 
retors, paraît devant le juge fatigué, pour affirmer, 
de la langue et de la plume, le droit de son client; où 
Ton bataille sur des textes; où la bravoure, le talent^ 
Je travail^ De servent de rien; où \Çi ^ws» \v^\sofeNto 



b 



homme est chaque jour mystifié, berné par le plus 
fripon? N'est-ce pas en dérision de la justice? Vous 
parlez de Toffusion du san^r. Mais ne voyez-vous pas 
que la justice » de même que Tamour et la libeTté, est 
dans la mort ; que ceux-là seuls sont dignes de vivre 
et de commander qui savent mourir; que tout le l'esté 
est servile, ad serviîulem naîi?... 

Justice de la force, instituée pour vider les différends 
entre les puissances, la guerre est hnjvitable; il ne 
reste qu'à en régler les conditions. Nous entrons en 
plein dans le droit, ou, pour mieux dire, dans lu pix>- 
cédure guerrière. 

Cependant, avant d*en venir aux mains, un dernier 
scrupule nous arrête* Ce jugement de la force, si bien 
motivé en théorie , et que la destinée impose aux na- 
tioos i\ peine de hontes avons-nous du moins la cer- 
titude qu'il n'aura pas été rendu en pure perte? Pou- 
vons-nous y avoir confiance, laccepter, ratlîrmer, 
comme bon, efficace, valide et véritable? Il est hmu 
de savoir mourir pour une {grande cause ; mais le sa- 
crifice de tant de vies généreuses serait monstrueux, 
si la civilisation » si l'humanité n*en devait recueillrr 
le fruit One nous dit, ù cet égard, Texpérience? 

Uétude philosophique de Thistoire démontre i\m 
les agitations humaines, quant à ce qui est de la for- 
njatjon, de la fusioix, de k décadence, de H déc4>in- 
posjtion et de \areeo\Tv^t\^vVvo\v vV*i^'l\as&,s;5v5*î\^^ 
une directiou gèuèriVe, douV\vi>ùuV^\.^^sLY^x>iR».\ 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 321 

peu rharmonie et la liberté sur le globe. L'agent ou 
ministre de cette haute pensée est la guerre. 

Les jugements de la guerre sont-ils conformes au 
plan providentiel, ils deviennent définitifs, et nulle 
puissance ne les peut abroger. Au contraire, ces juge- 
ments sont-ils entachés de fraude, de hasard, de sur- 
prise , d'incompétence ou d'abus , ils ne tiennent 
pas : la raison historique les casse. Il n'y a pas de vic- 
toire valable en dehors du plan tracé par cette raison 
supérieure et des conditions de combat qu'elle pres- 
crit. 

C'est pourquoi la justice guerrière, comme la jus- 
tice civile et la justice criminelle , est entourée de 
fornaes qui en assurent la compétence, l'intégrité et la 
validité. Il ne suflSt pas, à la guerre, qu'on soit le plus 
fort, si la guerre est faite sans motifs ; il ne suffit pas 
davantage, en supposant la légitimité du conflit, que 
l'on ait battu l'ennemi, si l'on n'a pas véritablement la 
supériorité de force. Le droit de la guerre violé, la 
victoire devient stérile et nulle ; car, comme la guerre 
a sa compétence et ses formes, comme elle ^ ses pré- 
varications et ses erreurs, elle a aussi sa sanction, sanc- 
tion incorruptible, je dirais presque divine, en quoi 
elle l'emporte sur tous les tribunaux. 

Dès la plus haute antiquité, on voit de vastes 
groupes politiques se former aux dépens de groupes 
plus petits, sans qu'aucune résistance, aucun hé- 
roïsme, puisse faire obstacle à l'meotço\^\XsycL.^\xv%. 



aaa 



LA OUBRRB ET LA PAIX. 



après une existence plus ou moins looj^Tie, on voit ces 
groupes se riissoudre, sans qu'aucune force puisse ar- 
rêter la dissoluiion. Que veut dire ce douJile fait? Cest 
d'abord que dans le plan de la civilisation, TÉtat, ex- 
pression d'une collectivité, organe du droit, exige une 
certaine étendue, eo deçà de laquelle il reste insufli- 
saut, au delà de laquelle il devient écrasant pour les 
peuples, dans Fun et Tautre cas incapable de remplir 
convenablement son mandat. C'est ensuite que, la 
c<jnquéte terminée, rassimilatrori des peuples vaincus 
dans un même État doit s'opérer sous certaines con- 
ditions qui, si elles sont négligées, restituent bientôt 
les éléments incorporés à leurs attractions respectives, 
créent Tantagonisme au sein de FÉtal, et en amènent 
la décomposition. Ce n*est pas tout d'avoir vaincu* il 
faut savoir utiliser la victoire. L'assimilation après la 
conquête est le premier devoir du conquérant, je dirsu 
même le droit du peuple conquis. Sans cette assimi* 
lation la guerre est abusive, puisqu'elle est inutile; le 
jugement de la force devient frauduleux, tyrannique; 
la nature et la Providence sont trompées : il y a lieu à 
cassation. 

D'autres fois, on voit des États, brusquement r<3r- 
més, disparaître avec une rapidité non moins grande. 
Que signifie encore cela? C'est que raccroisscmcnl flfô 
États, comme celui des animaux et des plantes, a Imv 
soin de temps; que si les incorporations se succètleol 
trop vite, elles déçass^iul U puissance d'assimildtiiin 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 323 

de rÉtat ; que, par conséquent, les victoires qui les 
procurent ne sont pas des victoires de bon aloi, pro- 
duites par une vraie supériorité de force ; ce qui ôte à 
la guerre son efficacité et en annule les décisions. 

Les républiques grecques , si jalouses de leur indé- 
pendance, si hostiles à l'unité, pourquoi, en définitive^ 
se font-elles la guerre? Toujours, et malgré qu'elles 
en aient, en vertu du même principe, la nécessité de 
donner à l'État une étendue en rapport avec les lois 
de l'organisme politique, avec le plan de la civilisation 
générale, et, dans le cas particulier, avec la mission de 
la Grèce. C'est à la Grèce qu'échoit, au iv« siècle avant 
Jésus-Christ, la direction du mouvement humanitaire : 
mais qu'arrive-t-il? L'étroitesse d'esprit de ces petites 
républiques, l'égoïsme féroce qui les anime, ne leur 
permet pas d'accomplir préalablement leur propre 
fusion, par suite les rend incapables de fonder l'État 
universel, expression de l'universalité du droit. La 
Grèce ne parvient à un semblant d'unité qu'en la per- 
sonne du Macédonien Alexandre. Mais la Grèce ainsi 
unifiée, même en y comprenant la côte d'Ionie, n'est 
pas de taille à digérer l'empire des Perses, à plus forte 
raison à imposer la loi au monde. A la mort du con- 
quérant, ses généraux se partagent son empire; des 
États d'une dimension moyenne se reforment, à l'aide 
desquels l'Asie, sans cesser d'être elle-même, se pénètre 
peu à peu de l'esprit grec. Ainsi s'opère, en attendant 
les Romains, la liquidation des guetter Txv^vQ^vsftj^^ ^ 



324 LA GUBKRE ET LA PAI3L 

la guerre du Pelopooèso, de la conriuéle macédo 
ïiif^niie, finalement, des guerres entre les successeur 
d'Alexandre* 

Les vrais praticiens du droit de la guerre sont les 
Tnaîns. Cinci siècles sont employés par eux à former 
le groupe italique : nous sommes loin ici do C4?tte ra- 
pidité étourdissaute des complètes de Séniiramis, de 
Nabuchodonosor, de Cyrus, de Gambyse et d'Alestan- 
dre* Aussi le r^'SuUat scra-t-il bien autremenl féconil 
et durable. L*ltalie conquise, un mouvement d*uu 
nouveau genre commence à poindre, dans lequel la 
guerre devra aussi jouer son rôle ; c'est la conversion 
du polytbéisme pTc» latin» gaulois, espagnol, t^gyp- 
tien, iisialique, en un monothéisme commun u toutes 
les races civilisées- L'unité religieuse, préfixe par les 
pbilosophes, s*établit donc en prenant pour ex préci- 
sion, selon Tesprit antique, l'unité politicjue; cVsl ce 
que Ton appelle Empire romain. Mais le mom'enient 
cpii poussîiît ù runilé de culte n*impliquaït que Uun* 
siloiremenl Tunité d'État : à peine la propagîinde 
monotliéiste est terminée, que le démembrement de 
rempîre s*opeje; les empereurs y mettent les prfv 
miers la main. La conquête latine s'annule dVlIt*- 
même, comme si, ahslraction laite de rétablisseineiil 
chrétien, les triomphes de Rome, depuis la desoonic 
(rAppius Claudius en Sicile jusqu'à la bataille d*Ar- 
lium, eussent été de purs elTets de lactique, non tle« 
prixluits rcguUûrs de Va l^ce. 



É 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 825 

Les^mêmes lois d'incorporation et de délimitation 
ont présidé à la formation des États modernes, et en 
gouvernent les mouvements, ir serait difiicile de dire 
à quoi aboutira l'agitation contemporaine : mais on ne 
saurait méconnaître que l'Europe , depuis quinze siè- 
cles, a tendu constamment, invinciblement, à se divi- 
ser en un certain nombre de groupes dont l'exacte 
délimitation est peut-être aujourd'hui, en matière de 
droit international, la seule question en litige. Parmi 
ces groupes, les uns semblent arrivés à leur maximum 
d'étendue, les autres sont en pleine élaboration. Le 
degré de civilisation étant à peu près le même par- 
tout, partout aussi répulsion énergique à se fusion- 
ner : ce qui veut dire que l'hypothèse d'une monar- 
chie européenne est antieuropéenne. Or, qu'on veuille 
bien le remarquer, c'est par la guerre, par des luttes, 
sans cesse renouvelées, et pour ainsi dire compen- 
sées, que cette formation d'États divers, qu'il est per- 
mis de considérer désormais comme irréductible, a 
eu lieu. 

L'invasion des Barbares fut l'instrument dont la 
justice providentielle s'est servie pour diviser l'em- 
pire romain, et de ses fractions former de nouveaux 
États. Cette division obtenue, on voit d'abord la bar- 
barie partout s'évanouir : assez forts pour détruire les 
armées impériales, les conquérants ne le sont plus 
assez pour s'assimiler les populations conquises, qui 
les absorbent eux-mêmes. Telle îul Y^l àL^%\À\\fe.^ ^ 



328 LÀ. Guerre et là paiX. 

Ostrogoths , des Visigoths , des Francs , des Lom- 
bards, etc., engloutis tour à tour par les indigènes. 
Ainsi le voulait la loi de la force. 

Le même principe préside à la foritiation des nou- 
veaux Étab. Là raison des forcés, les conditions de 
leur équilibré, décident de Timportance des royaumes, 
dès républiques, des principautés, des villes même. 
Tout ce que la politique des princes entreprend en 
confbfmité des lois de la force, du droit du plus fort, 
leur réussît; chaque foià au contraire que les États en 
guerre, enivrés par le succès, veulent dépasser la li- 
mité que leur assignait la raison des choses, malgré 
le prestige des victoires ils restent impuissants et 
n'aboutissent qu'à d'inutiles massacres. 

A quoi a servi la guerre de cent ans entre la France 
et l'Angleterre? Quel a été le fruit des victoires de 
l'Écluse, de Crécy, de Poitiers, d'AzincoUrt, rempor- 
tées par les Anglais? Qu'a produit la trahison des ducs 
de Bourgogne, se réunissant, pour achever la France, 
aux rois d'Angleterre ? De tant de gloire et de tant de 
crimes, le résultat a été néant. C'est au moment où 
tout semble perdu que tout est sauvé. La voix d'une 
jeune fille, vrai représentant du peuple, remonte les 
courages; une manifestation politique, le sacre de 
Charles Vil, donne le signal de l'expulsion définitive 
de l'étranger. Un roi cauteleux, point guerner, ach^ve 
l'œuvre, en domolissant la Bourgogne, après avoir fait 
périr son dernier pnneû d^\voxv\.^ ^V-Ctf^^^^o., 



LA GUERRE DANS LES FORMES. -8*7 



A quoi ont servi les campagnes d'itaiie des rois de 
France* Charles VllI, Louis XIl et François l«'f Que 
nous ont rapporté les victoires de Fornoue^ de M»- 
venne, de Marignan ? Rien qu'un proverbe : L'Italie BSt 
le tombeau des Français^ 

A quoi ont servi encore la victoire de Muhlberg* 
gagnée par Charles-Quint sur les confédérés de Smal* 
kalde > et toutes les boucheries de Tilly et de Wallen- 
stein? Quand la Réforme est écmsée^ râlante, un noU^ 
vel acteur, un vrai héros, Gustave^Adoiphe, tombe dtt 
Nord avec une poignée de Suédois* et tous les exploits 
de ces faux vainqueurs sont mis à néants comme des 
actes entachés de fraude. 

J'ai cité, au livre précédent» l'exemple de Louis XIV. 
J'ai dit que jamais guerre ne parut plus injuste et 
déloyale que celle qu'il fit, de 1666 à 1672s contre 
l'Espagne, pour la possession de la Franche-Comté et 
des Pays-Bas. Jamais réprobation plus énergique ne 
frappa un conquérant» Mais, ai-je ajouté, si les motifs 
du roi de France, tels que les exposait sa diplomatie, 
étaient souverainement iniques , devant la justice su- 
per ieui^ des États et diaprés le droit de la force qui 
devait ici recevoir son application, la conquête de 
Louis XIV était légitime. C'est pourquoi l'incorpora- 
tion de la Flandre française, de la Franche-Comté, de 
l'Alsace, des Trois-Évêchés , ne fut jamais contestée 
sérieusement, et que dans les plus mauvais jours de 
la monarchie, en 1713 et l&ib, YumVfe fe^ttfs^àsfc 



328 LA GUERRE ET LA PAIX. 

fut pas même mise en question. Les coups répélés 
de Marlborough et d'Eugène demeurent sans résultat. 
De même que les guerres de pure ambition entre- 
prises par Louis XIV avaient été sans fruit, celle qu'on 
poussait contre sa monarchie, normalement consti- 
tuée, devait aussi demeurer stérile. En une fois, à 
Denain, les alliés perdent tous leurs avantages; et 
cette journée, où Villars sauva la France, comme 
Masséna, en 1799, la sauva à Zurich , ne fut qu'une 
démonstration de plus de l'inutilité d'une guerre faite 
contre un pays que la nature des choses , la loi de 
l'histoire et la raison de ses rivaux eux-mêmes avaient 
déclaré indivisible. 

Quel a été le résultat des coalitions contre la Révo- 
lution? Nul. Réciproquement, qu'ont produit les cam- 
pagnes et toutes les interminables victoires de Na- 
poléon? Rien. D'un côté, la France, dans les limites 
que lui avaient données ses rois, devait opérer sa révo- 
lution , et nulle puissance n'avait le droit , n'était ca- 
pable, par conséquent, de l'en empêcher. D'autre part, 
la France révolutionnée devait servir au continent 
d'initiatrice, ouvrir aux nations, par son exemple, la 
carrière des libertés, ce qui excluait de sa part toute 
conquête. Vvigt succès pour un revers, s'écrient avec 
orgueil nos historiens militaires. Sans doute ; mais le 
revers, arrivant le dernier, annule tout ce qui l'a pré- 
cédé, et décide de la partie. Les guerres de l'Empire 
ont porté coup, eu Ui\l c\\3Lç\\fe% wv\. ^:t\\\^^»>\<îjidô 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 



la Révolution et propagé au dehors l'esprit de liberté. 
Sous ce rapport les victoires de Napoléon n*ont point 
été inutiles. Son épée a été la verge dont la justice 
humanitaire s*est servie pour faire marcher les gou- 
vernements et les rois : Reges eos in virga ferrea. 
Comme moyen de. conquête, les batailles impériales 
n'étaient plus d'aloi. 

Voilà pourquoi la France a été à la fin vaincue à 
Leipzig; pourquoi toutes ses incorporations se sont 
tournées contre elles ; pourquoi de toutes ses con- 
quêtes il ne lui en a été laissé aucune, les peuples 
qu'elle se flattait d'avoir conquis protestant par leur 
défection contre la domination française, et revendir 
quant les armes à la main leur nationalité demeurée 
intacte. Voilà pourquoi, enfin, depuis 1815, la France, 
ayant eu à faire la guerre, ne l'a faite que pour autrui ; 
elle n'a rien ou presque rien tiré de ses campagnes 
d'Espagne , de Grèce , de Belgique , de Crimée , de 
Rome et de Lombardie. L'adjonction de Nice et de la 
Savoie a été présentée par Iç gouvernement impérial 
comme une rectification de frontière, motivée par 
l'extension subite du Piémont; le silence des puis- 
sances témoigne assez qu'on n'y saurait voir autre 
chose. L'Algérie seule est devenue notre conquête ; 
mais cette conquête; après trente ans comme après 
le premier jour, se réduit à une occupation militaire. 
Rien n'est d'une assimilation aussi difficile pour des 
civilisés que la barbarie et le désert, La FravvcA ^^'^ 



330 LA OUERRB ET LA PAIX, 

pensé, année moyenne, pour la consenvation de ce trcv 
phée, cinquante mjUions et vingt-cinq niille hommesi. 
Le gouvernement impérial s'en plaint comme autrefois 
le gouvernement de Louis-Philippe : à peine si le sol 
est entamé, et Ton n'a pas fait le moindre progrès sur 
Tesprit des indigènes. 

On compilerait toutes les histoiresi, qu'on n'y trou- 
verait pas un seul fait qui contredise cette théorie. 
Elle porte avec elle sa certitude. La guerre est le ju* 
gement de la force ; elle est la revendication par les 
armes du droit et des prérogçjtives de la force ; elle 
devient un contre-sens dès que , par un artifiœ quel- 
conque, la victoire est obtenue sur la force, Cest 
pourquoi Faction guerrière ne finit pas au champ de 
bataille; la conquête, qui est son objet naturel, n*est 
' définitive que par l'assimilation du vaincu. Si celte 
condition n'est pas remplie , les victoires ne sont que 
d'odieuses dragonnades, et les conquérants d'exé- 
crables charlatans tôt ou tard châtiés par la force dont 
ils abusent. 

Le vulgaire, qui ne comprend rien à ces réactions 
de la force outragée, se paye des explications les plw 
ridicules. Il dit que la chance tourne, que la fortune 
inconstante abandonne ses favoris; qu'à la guerre, 
comme à la loterie, on no saurait gagner toujours, 
que le hasard malicieux se plaît à déjouer les coml)i- 
naisqns du génie , etc. Mêlez à tout cela un peu de 
/alalité ou de ]pro\\deuUaUsme , et vous aure?; l'idée 



LA GUEHRE DANS LES FORMES. Ij^ 

complète du genre. Les faiseurs de réciU de guerre 
n'ont pas non plus d*autre philosophie. La. sagesse, 
à les en croire, consisterait à s'arrêter à teoips, camwe 
le joueur habile qui, satisfait du gain obtepu, $e Retire 
au premier signe de déveine. Nous avons lu de longues 
et volumineuses histoires toutes pleines de ces pau- 
vretés. Faut-il donc un si grand effort de bon sens 
pour comprendre, les faits sous les yeux, que ce qui 
détermine la dégringolade des conquérants, c'est tout 
simplement que lorsqu'ils s'imaginent, en raison des 
batailles gagnées, être parvenus au comble de la puis- 
sance , ils ont atteint en réalité le dernier degré de 
faiblesse? Pour un pays comme la France, c'était une 
entreprise qui exigeait la durée de plusieurs généra- 
tions de s'incorporer et s'assimiler les provinces com- 
prises entre ses frontières de 1790 et le cours du Rhin. 
Napoléon n'y allait pas avec cette lenteur. Dans la voie 
où il était entré après Marengo et Hohenlinden, il 
était condamné à conquérir sans cesse , c'est-à-dire à 
lutter contre des ennemis toujours plus nombreux, à 
se donner des sujets toujours plus insountiis, à s'affai- 
blir en profondeur de tout ce qu'il gagnait en super- 
ficie , à s'exposer à des risques toujours plus grands. 
Quelles que fussent son habileté et la maladresse de 
ses ennemis, le jour devait venir où, toutes les chances 
étant contre lui , son empire s'écroulerait comme un 
château de cartes, et où il serait mystifié par sa propre 
chimère. 



832 LA QUBRRE ET LA PAIX. 

Je reviendrai plus bas, à propos de la tactique , sur 
les causes de la formation et de la chute si rapides du 
premier empire. Je n'ai voulu citer ici, à l'appui de 
la loi, que le fait même. 



LA OUBRRB DANS LES FORMES. 333 



CHAPITRE II. 

BUITS DU MÊME SUJET. 

LÀ LI^GALITE 

DE LA R^YOLUTION ITALIENNE DÉMONTE^B 

PAS LE JUGEMENT DE LA FORCE. 



Puisque j'ai commencé à parler des affaires contem- 
poraines, je ne puis m*em pêcher d'en parler encore, 
et de montrer, par un éclatant exemple, avec quelle 
netteté, quelle sûreté de jugement, la force, appelée 
par la discorde des États, sait rendre son verdict dans 
des questions qui pour les plus habiles diplomates 
resteraient insolubles. Le lecteur me pardonnera 
d'autant mieux cette digression qu'aucun souvei*ain, 
aucune nationalité ne pourra se trouver offensée de 
mes paroles. 

L'Italie a vécu depuis quinze siècles sous des prin- 
cipes et des influences radicalement contraires, qui, 
dans cet étrange pays, n'ont pu jusqu'à ce jour ni s'éli- 
miner, ni se fondre. Ainsi que l'a expliqué J. Ferrari*, 
l'Italie est restée, jusqu'au xix« siècle, à la fois impé- 
riale, pontificale, fédérale et municipale. Elle a subi tour 

i.. Histoire des Révolutions d'Italie, Paris, Didier^ 1858^ 4 sqU 



LA GUERRE ÇT LA PAIX. 



à tour et profondément Tinfluence des Barbares, celle 
de Constantinople, celle des Allemands, des Français, 
des Espagnols, des Arabes. Elle a été le point de mire 
d'une foule d'aventuriers qui y ont laissé une forte 
trace. C'est après un travail révolutionnaire de près 
de mille ans, le plus grandiose qui se soit jamais vu; 
après les corruptions des xv«, xvi*, xvu® et xviii® siècles, 
qui l'ont suivi, que l'Italie épuisée est topibée dans 
cette léthargie qui l'a rendue la fable des nations, et 
qui a fait d'elle, selon le mot de M. de Mettemich, une 
expression géographique à la disposition du plus fort. 
Occupée par les Français de 1797 à 1814, elle était 
retombée, en vertu des traités de 18H-1815, partie 
sous la domination de l'Autriche, partie sous des 
princes qui en suivaient la politique et se glorifiaient 
de sa suzeraineté. 

Cette situation de l'Italie, dans Télat de densité, de 
pénétration mutuelle et de solidarité où vivent les na- 
tions de l'Europe, était inévitable; elle était juste. Le 
peuple qui ne peut parvenir à se constituer politique- 
ment, qui est incapable de soutenir l'agression des 
autres, leur crée, par sa faiblesse même, un droit à la 
suprématie. Il ne peut prétendre à l'indépendance; il 
serait un danger pour les autres, un principe de 
dissolution, s'il n'obéissait. 

L'Italie subissait donc la condition résen^ée aux 
sori(Hés inertes, aw\V\çs,\\vi^ ow ç,cv\^^:c^^\^^^.wçvs5.. ^'v^a.at 
pas de -principes po\\l\(\uet>, v^^^^^^^xvv^^^^^^^^ 



LA GUERRE DANS LES FORMEvS. 335 



suivait desi principes divergents, elle était destituée de 
vie politique. Ce qui lui arrivait était logique, et, je le 
répète^ au point de vue du droit des gêna, c*était ju$to« 

Mais voici qu'à partir de ISl/^et 1815, ^usTin- 
fluence des idées qui avaient iait la Révolution fran- 
çaise, un nouvel esprit commence à ^ développer en 
Italie. Les plus intelligents $e mettent à étudier les 
causes de la décadence de leur pays et les moyens de 
le régénérer. A Taptique droit divin s'opposent les 
droits de rhomme; à la foi romaine, |a raison philo- 
sophique; à ridée impériale, le système constitua 
tionnel ; à l'antagonisme des villes, à tout ce que 
l'Italie tient de l'étranger, la conception d'une patrie, 
d'une nationalité italienne. Le siècle était éminemment 
favorable à cette renaissance. Malgré tout ce qu'on a 
dit desî fameux traités, la date de 1814-1815 n'en est 
pas moins, ainsi que je l'ai montré quelque part« l'ère 
des gouvernements constitutionnels et de l'équilibre 
des puissances : à ce double titre, l'Italie pouvait re- 
vendiquer sa liberté politique et son autonomie. 

Bref, des idées nouvelles se propagent en Italie ; 
elles s'y propagent, notons ce point, légitimement, en 
vertu du droit imprescriptible de l'intelligence, autre- 
ment dit droit de libre examen ou libre pensée, lequel 
est indépendant du droit de la force et sort tout à 
fait de sa compétence. Sous cette action des idées, il 
devait donc arriver un jour où l'Italie, comme la 
France de 1789, lèverait la tête, et, secx^u^.vijl.V^'^^^^^X^ 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



du passé, s'écrierait : « J*ai le droit de vivre , car j'ai 
ridée et la vie ; j'ai le droit de vivre , car je me sens la 
force. Donc je veux vivre, reprendre ma place au 
soleil des États et devenir, moi aussi, une grande 
puissance. » Depuis 1818, le Piémont est devenu le 
foyer de ce mouvement. 

On conçoit que ce vœu de l'Italie , tout à fait spon- 
tané , en soi légitime, n'ait pas été, dès Torigine, celui 
de la majorité des Italiens : c'est tout au plus si, à 
cette heure même, il a conquis la majorité. A plus 
forte raison ce vœu ne pouvait-il être celui des gou- 
vernements dont il menaçait l'existence. 

Les princes avec lesquels la jeune Italie se mettait 
en opposition étaient : 

Le pape, dont le pouvoir temporel est aujourd'hui 
nié ; l'empereur, c'est-à-dire rAulriche, substituée aux 
droits du Saint-Empire romain , et garantie dans sa 
possession par les traités de 181 4 -181 5; le roi de 
Naples, les ducs de Toscane, de Parme et de Modène, 
ralliés à l'idée pontificale et à la politique autrichienne. 

Or, remarquez que, si la jeune Italie avait son droit, 
les souverains susmentionnés avaient incontestable- 
ment aussi le leur; en sorte que, devant le droit des 
gens , ici seul applicable , et devant le tribunal de la 
guerre, seul compétent pour faire cette application, 
, les deux parties doWeut être considérées comme é^- 
/ement honorab\e.s, èç;^Vw\Qi\\V ^^ V^ww^ W,^,^^ 
ment Tondées daus Vcuv Y^NcuOC\ç,vv\:\^^,^\v^^^v,i\\xfis. 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 337 

a le droit d'être libre penseur et de chercher son 
développement dans les conditions de la libre pensée, 
Tautre n'a pas moins le droit de rester catholique et 
de chercher son salut dans les institutions du catholi- 
cisme. Pareillement, si le premier est bien reçu à 
donner la préférence au système constitutionnel, der- 
nière création du génie politique , on ne peut refuser 
au second de s'en tenir au ré[j;ime absolutiste, dont 
l'antiquité est immémoriale. Mais ces deux tendances, 
supportables entre deux particuliers soumis à un 
môme gouvernement, sont inox)mpatibles dans le gou- 
vernement. L'Élat ne peut être à la fois libéral et ab- 
solutiste, croyant et philosophe : il faut opter. A qui 
restera le pouvoir? Telle est maintenant la question. 
Je dis donc, et telle est la théorie que je m'efforce 
ici de faire prévaloir, qu'une semblable question, 
descendant des hauteurs de la spéculation intellec- 
tuelle, sortant du secret de la conscience et quittant 
l'arène philosophique pour se poser sur le terrain de 
la raison d'État, ne peut être résolue que par la force. 
Et j'ai pour moi l'opinion des libres penseurs eux- 
mêmes , partisans du suffrage universel et du prin- 
cipe parlementaire des majorités. La loi du nombre, 
en effet, qu'est-elle autre chose, ainsi que je l'ai fait 
voir au livre précédent, qu'une transformation du 
droit de la force? Toute la différence est que ce qui , 
dans la sphère du droit public, se décide par la raison 
du nombre, se décide, dans la sphère dvi d!tQ\\. ^ 



LA GUBRRB BT LA PAIX. 



^cns, |)ar la supériorité etfective des forces, non^eulc- 
ment intellectuelles, mais morales et matérielles; et 
cette ditfércnce n'est cer(es pas en faveur 4u drojt 
public. 

Voici donc comment, dans cette révolution si com- 
pliquée de ritalie contemporaine, se posent les diffé^ 
rents cas de guerre : 

i^ Entre le Piémont, foyer révalUftionnaire ,, dvm 
part, et VAutriclie, puissance conservatrice et absolvr 
tiste, dàutre part. — Si le Piémont, État italien, n'a- 
vait affaire qu'à une Autriche purement italienne , le 
résultat de la guerre ne paraîtrait pas douteux. Le 
pouvoir impérial serait abandonné par une partie de 
la population qu'il domine , et par cette défection, la 
supériorité de force passant au roi Victor-Emmanuel, 
la question serait décidée. Il n'y manquerait que la 
sanction, inévitable un jour ou l'autre, de la victoire. 

Mais l'Autriche n'est pas seulement puissance ita- 
lienne; elle est en même temps puissance germanique 
et slave. Vis-à-vis du Piémont, qu'elle peut écraser, 
elle a donc l'avantage; et le jugement de la force, 
rendu dans ces conditions, serait manifestement con- 
traire à la cause de l'Italie. Que faire alors? Compenser 
par une force étrangère la force étrangère appelée par 
l'Autriche à l'appui do ses possessions italiennes : c'est 
ce qui est arrivé par l'intervention des Français. Com- 
i^ent s'explique ce\Xe *v\\Vfe\\«v\\\Qs\'lC'e^tcyuie le môrae 



LÀ GUERRE DANS LES FORMES. 389 

antagonisme de principes et d'idées qui depuis 1815 
divise Vltalie divise ëgalenient TEuropev que par 
cpnséquent toutes les puissances se trouvent intéres- 
sées à la lutte , les unes como^e puissances absolu- 
tistes, les autres comme puissances libérales; qu'une 
seconde bataille de Novare, perdue par le roi de 
Piémont, en mén^e temps qu'elle eût servi les intfri 
rets autrichiens, aurait menacé l'Europe révolution- 
naire et en premier lieu la France. Or, la France se 
joignante l'Italie contre l'Autriche, celle-ci abandonnée^ 
^ elle-même et condamnés par le seul fait de l'attitude 
impassible de TFurope, la question s'est trouvée ainsi 
définitivement jugée et bien jugée par le verdict de la 
force. Les victoires de Montebello, Palestro, Magenta 
et Solferino, ont parlé comme la souveraine raison; 
elles sont légitimes, valides. Permis à l'empereur Fran- 
çois-Joseph d'appeler de sa défaite ; permis à l'empe- 
reur Napoléon de se déjuger et de déls^isser son allié 
Victor-Emmanuel. Ce qu'une intrigue diplomatique 
pourrait produire dans la situation ne saurait infirmer 
la décision rendue dans la dernière campagne. C'est 
que l'Italie, dans la pensée incorruptible de la France 
et de l'Europe, doit être libre, et que toute solution en 
sens contraire serait une désertion du droit de la force, 

2® Entre le Piémont, foyer de propagande philoso- 
phique, et la papauté, puissance religieuse et réfrac- 
taire. — L'Église ne tire pas le glaive; c'esVçcMX ^VV^ 



340 LA GUERRE ET LA PAIX. 

un article de foi. En raison de ce principe , exclusive- 
ment catholique, le jugement par les armes entre le 
roi Victor-Emmanuel et le saint-père devient impos- 
sible, sans compter que les sujets du pape ne se bat- 
traient pas contre les Italiens de Victor-Emmanuel. 
Mais la puissance temporelle du pape intéresse la CiUho- 
licité tout entière ; le pape a reçu de plus la réinves- 
titure de ses États du traité de Vienne. Il s'agit donc 
de savoir si les nations catholiques, plus ou moins 
ralliées aux nouveaux principes, interpréteront le 
traité de Vienne dans le même sens que le pape, si 
elles se réuniront pour le maintien de la papauté 
contre le vœu formel de ritalie. Eh bien, cette question 
encore a été jugée contre le pape à la bataille de 
Castelfidardo , perdue par le général Lamoricière. 
L'esprit des populations n'est plus du tout le même 
aujourd'hui que du temps d'Hildebrand. Alors les 
peuples prenaient parti pour le chef du spirituel contre 
les chefs du temporel ; aujourd'hui, il ne se trouve 
pas, dans tout l'univers catholique, assez de dévoue- 
ment, assez de foi, assez d'hommes, pour aflirmer, 
contre l'armée piémontaise, la souveraineté temporelle 
du pape. Qu'il en soit ce qu'il voudra du dogme catho- 
lique et romain , la guerre a constaté (|ue le pontife 
couronné n'était plus viable; elle a jugé, si j'ose ainsi 
dire, divinement. 

30 Entre le Piémont , rcpT'e^euloiui Ae V\lTtv^wv^V^Q5î^K^ 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 841 

italienne, et les dibcs de Toscaiu, de Parme et de Mo- 
dène , alliés ou feudaiaires de V empereur. — Poser la 
question en ces termes, c'est la résoudre. Si la pétition 
de la jeune Italie est juste contre l'empereur, elle est 
juste aussi contre les ducs : pourquoi ne Tont-ils pas 
les premiers signée? Et si le jugement de gueiTe 
obtenu contre le premier est valide en toute sa teneur, 
il est exécutoire contre ses alliés et feudataii^es , à 
moins qu'ils ne soient en mesure d'ofiFrir à leur tour 
le combat. Pourquoi ne se sont-ils pas présentés, en 
personne et avec leurs armées , soit avec Victor-Em- 
manuel, soit contre lui? Dans le premier cas, ils eus- 
sent conservé leurs États; dans le second, ils auraient 
pu ne les pas perdre. Mais ces Altesses ont résisté au 
mouvement, et elles se sont trouvées seules; leurs 
sujets les ont abandonnées. De tels souverains n'é- 
taient donc pas dignes de vivre ; ils n'avaient pas la 
force. 

k? Entre le roi de Piémont, devenu 'par V acclamation 
du peuple roi d* Italie, et le roi des Deux-Siciles , ami 
du pape et de V empereur, de plus scissionnaire. — Le 
public, qui avait d'abord accueilli avec une sympathie 
si marquée l'élan du peuple italien pour sa régénéra- 
tion, s'est montré quelque peu froissé de l'empresse- 
ment avec lequel le roi Victor-Emmanuel a profité de 
cet élan pour s'enrtparer successivement des États des 
ducst du pape et du roi de Naples. Ou ^ \\x ^%xv^ ^ 



342 LA GUERRE ET LA PAIX. 

eoD^uite plus d'ambition que de patriotisme. On savait 
gré au jeune roi François II de soq acquiescement, 
bien qu'un peu tardif, au désir do ses sujets d'obtenir 
une constitution ; on lui tenait compte de sa proposi- 
tion d'alliance avec le nouveau roi d'Italie, Sa belle 
défense, enfin, lui concilia partout des sympathies. Oo 
n'est pas convaincu, d'ailleurs, que l'Italie soit ap- 
pelée à foriTier une grande puissance unitaire, d'autant 
moins que sur cette grosse question les chefs inteileo- 
tuels de l'Italie sont divisés. On est las, enfin, de toutes 
ces infractions, au moins apparentes, tant au droit 
coutumier qu^au droit écrit de rfiqrope. Que dit 
maintenant la raison de la force? 

La force est aussi incapable de se troniper que de 
se déjuger. On peut abuser d'elle; on peut jusqu'à 
certain point s'y soustraire : par elle-même elle est 
infaillible. 

Remarquez d'abord que, dans l'état actuel de l'Eu- 
rope, il y a tendance partout à l'unité et à la centrali- 
sation du gouvernement, La Grande-Bretagne, en 
dépit de son génie individualiste, a donné, depuis la 
fin des grandes guerres, des preuves nombreuses de 
sa tendance centralisatrice, et ce mouvenient ne fera 
que s'accroître sous l'action de la démocratie sociale, 
présentement en train de s'organiser. La Belgique, 
non moins libérale que l'Angleterre, est engagée dans 
la même voie. W^\\fâvcv^ç.vvç^^^axv^\sKi\w%<^\«6Q^ ^ 
béienne, appelle ^ graw^^ ç,^v?,^a.x^\«^\QJû., \IV>^^ 



LA 6UERRB DANS LBS FORMES. 343 

p'eût peut-être pas manqué son entreprise d'unifica- 
tion, si elle Tavait fait précéder d'une réforme politi- 
que, conçue dans l'esprit de l'époque, je veux dire 
des traités mêmes de 1815. Un jour viendra, qui peut- 
être n'est pas éloigné , où ce mouvement de concen- 
tration se changera en un mouvement opposé : ce sera 
lorsque l'expérience du système parlementaire et 
bourgeois sera devenue générale , et que les grandes 
questions économiques auront été mises à Tordre du 
jour. Alors la révolution sociale, manquée en fé- 
vrier48ii8, s'accomplira par toute l'Europe, 

Pour le moment, il est incontestable que l'opinion, 
sur tous les points, est en majorité unitaire. 11 est donc 
naturel qu'en Italie elle le soit aussi , et cela en dépit 
des antécédents fédéralistes de ce pays, antipathique, 
plus qu'aucun autre peut-être, à l'unité. Il était donc 
facile de prévoir que , Id^ question d'unité se faisant 
solidaire de celle d'émancipation, la lutte engagée 
entre le roi de Piémont et celui de Naples devait, si 
l'Italie étûjt abandonnée à elle-même , si aucune in- 
fluence du dehors ne s'y faisait sentir, se terminer à 
l'avantage du premier. 

Cette solution , qui n'est peut-être pas définitive , 
doit-elle être considérée comme une injustice de la 
guerre ? Non , puisque l'unité de l'Italie appiaraît au 
plus grand nombre^ en ce moment, comme la condi- 
tion de l'indépendance, et que, s'il est permis de 
suspecter l'eiliçacité de cette grande fusian^ i,l l'e^t^tân 



341 LA GUERRE ET LA PAIX. 

autant de se méfier de la conversion du roi de Naples. 
La prépotence en Italie, et par conséquent le droite est 
donc, jusqu'à nouvel ordre, acquis à runité. 

Mais l'Italie n'existe pas seule en Europe ; elle fait 
partie d*un vaste système d'États, plus ou moins dé- 
pendants les uns des autres, et régis par certains prin- 
cipes. De même que, dans sa lutte contre rAutriebe, 
elle a bénéficié de Tintervention française et de la 
passivité des autres États, de même elle doit tenir 
compte de l'opposition qui lui serait faite, sur sa for 
mation unitaire, par ces mêmes États. Or, ces États, 
ce n'est pas seulement l'Autriche, vaincue de la veille, 
mais à qui un nouveau traité a assuré la moitié de ses 
possessions en Italie ; c'est la France elle-même, qui 
peut voir à regret tourner contre elle la force qu'elle 
a si bien servie; ce sont les catholiques, ennemis de 
la révolution ; ce seront bientôt les démocrates socia- 
listes, qui de plus en plus se prononcent contre la 
centralisation politique et le constilutionnalisme bour 
gcois ; ce sont tous les souverains, qui s'indignent de 
voir traiter avec ce saiis-façon l'un de leurs collè^'ues, 
et qui en appellent à la pudeur publique, au respect 
des princes et des États, en attendant qu'ils recourent 
à la force. 

En deux mots, pour que l'idée de l'unité italienne 
triomphe dérmilWeïuewl^ il faut que le roi Victor-Fini- 
manuel se conc\\\e\3L Wç.^,\vwv-'5fô\i^^\xvèxvv^\v>^ 
mais par toute YEvxroç^. Sôxv'à ç>ç\'ô./\\^^v^\>x'5^^^ 



LA GUBRRE DANS LES FORMES. 



et toutes ses victoires et œnquêtes peuvent se chan- 
ger pour lui en une amère déception.. Les Français 
restent à Rome, les Autrichiens à Vérone; l'Angle- 
terre, la Russie, l'Allemagne, lui retirent leurs sym- 
pathies. Qu'il tente un mouvement , il est perdu, et 
la pauvre Italie le suit dans sa chute. Tout ce que le 
gouvernement de Turin a à faire, en supposant qu'il 
vienne à bout de s'assimiler les Deux-Siciles , c'est 
d'abord d'organiser les forces italiennes, afin de pré- 
venir tout retour de l'étranger, puis de conquérir au 
système de l'unification de la Péninsule et des îles 
adjacentes des suffrages partout. Ceci est l'affaire de 
M. de Cavour, beaucoup plus épineuse que celle de 
Garibaldi*. 



i. A propos de la guerre entre les rois de Piémont et deNapIes, 
il s'est passé une chose honteuse dans la presse soi-disant démo- 
cratique et patriotique de France. La manie d'unité y est poussée 
si loin, et la haine contre la maison de Bourbon si aveugle, qu'on 
a affecté de donner le nom de Bourboniens aux défenseurs de 
François IL On n'a pas voulu voir que ces Bourboniens étaient les 
seuls patriotes qui restassent dans le royaume de Naples, que 
tout le reste, en trahissant François II, s'était vendu et avait 
vendu son pays à l'étranger. Que dirait-on à Paris d'une faction 
qui, sous prétexte de constituer la patrie européenne, non con- 
tente d'abandonner l'empereur Napoléon, livrerait la France au 
czar? Ce qui se passe à Naples est, sur une moindre échelle, 
exactement la miôme chose. Certes, je le répète, la cause de 
Victor-Emmanuel peut très-bien se défendre contre François II, 
mais par des Piémontais, des Toscans peut-être, des Romagnols 
encore, non par des Napolitains. Il se peut que le sacrifice de l'État 
napolitain, de la nationalité napolitaine, soit exigé cour Iq ^>\\. ^ 



346 LÀ GUERRE ET LA PAIX. 



Redisons-le donc en nous résumant. La force^ par 
elle-même, ne connaît pas des doctrines» Mois dès que 
leid doctrines, plus ou moins plausibles, admises par 
un certain nombre d'esprits, appuyées par certaines 
masses d'intérêts, tendent à passer de la théorie à 
Tapplicatiott , et conséquemment à évincer d*aulres 
doctrines, d'autres intérêts, la question se trouvent^ 
turellement portée, pour ce qui concerne les États, au 
tribunal de la force. Et cette juridiction ne saurait 
être déclinée. Des idées qui ne savent combattre, qui 
répugnent à la guerre, et que faijt fuir Téclair de la 
baïonnette^ ne sont pas faites pour diriger les sociétés; 
des hommes qui ne savent mourir pour leurs idées 
ne sont pas faits pour le gouvernement; une nation 
qui refuserait de s'armer, qui, contre ses domina- 
teurs, ne saurait employer que la grimace, serait 
indigne de l'autonomie. Le droit des nationalités 
n'existe qu'à ce titre : la force le crée , et la victoire 
lui donne la sanction. Les chances du roi de Naples 
se sont relevées de moitié depuis qui! a fait acte de 
guerre; il s'est sacré lui-même par son courage. Quoi 
qu'il advienne, l'ilalie n'aui*a pas à rougir de ses rois. 
Le pape seul est impossible. 

le p^og^^s de l'Italie entière : mais, puisque le souverain faisait 
un effort, c'était le cas pour le citoyen de le soutenir, de mourir 
pour la patrie, à peine d'un éternel déshonneur. Voilà la lui de 
}& guerre, et \o\\\ sa itvoTaXft, ^W^ nvjwX ç.«^^"5»\à^w^ ^v^vn^ voorale, 

le peuple fiai^aïa. 



LA GUERRE DaNS LEÔ FORMES. ail 

Résumons-nous sur ces deux premiers chapitres. 

En principe, la formation de l*humahité pat États 
indépendants et souverains paraît être une lot dô la 
civilisation et une loi de Thistoiré. 11 .faut le croire, 
puisque cela est. 

L*étendue des États varie : généralement elle dé- 
passe de beaucoup les limites de la tribu et de la cité : 
toutefois, il ne semble pas qu'elle puisse aller jusqu'à 
embrasser une partie considérable dii globe , à plus 
forte raison la totalité même du globe. 

La guerre est Vaction par laquelle les aggloméra- 
tions politiques appelées États se constituent, sous 
certaines conditions de force, de temps, de limite et 
d'assimilation. 

Comme action formatrice des Etats, la guerre a donc 
sa légitimité ; comme arbitre de leurs différends, elle 
a sa compétence : son jugement, n*étant à autre fin 
que de démontrer de quel côté est la force et d'en 
assurer la prérogative, est véridique. Ce jugement, 
enfin, est efficace : par conséquent il peut et doit être 
réputé judiciairement valide, puisque Tincorporation 
voulue devant s'opérer selon la loi du plus fort, dans 
les circonstances et sous les conditions prescrites, le 
différend est régulièrement terminé, et justice faite. 
Efficacité de l'action et validité du jugement, la pre- 
mière de ces expressions servant à marquer l'efl'et 
matériel de la guerre, la seconde, son effet moral, 
sont ici synonyincs. 



348 LA GUERRE ET LA PAIX. 



On appelle guerre dans les formes celle où les puis- 
sances belligérantes sont censées remplir Tune envers 
l'autre les conditions qui assurent la loj^auté du com- 
bat, TeARcacité de la victoire, par conséquent, la légi- 
timité et rirrévocabilité de l'incorporation . 

La violation des formes ou lois de la guerre n'im- 
plique pas toujours la nullité de la conquête : c'est 
ainsi que dans les tribunaux ordinaires un jugement 
peut être mal motivé, rédigé avec passion, rendu à la 
suite de débats scandaleux, sans que pour cela il soit 
injuste en lui-même, et qu'il y ait lieu de Tinfiniier. 
Les taches qui le déshonorent retombent sur les plai- 
deurs, sur les avocats, sur les juges, mais ne Tem- 
pêchent pas de sortir son plein et entier effet. 

Mais souvent aussi le mépris des lois de la guerre 
crée des nullités qui plus tard se traduisent par des 
défaites en sens contraire des premières victoires , et 
qui remettent les choses en leur premier état : nous 
en avons cité des exemples. Tout cela, le lecteur le 
comprend de reste, est de la dernière gravité. Les 
frais de la justice civile sont des infiniment petits en 
comparaison de ceux de la guerre ; et quand on r.e 
réussirait, par une détermination exacte des principes, 
qu'à diminuer les incalculables désastres qu'engendrent 
l'ambition des gouvernements, l'ignbrance des masstn» 
et la brutalité du soldat, il vaudrait encore que l'on s'en 
occupât . L'hounewt des ^t\v\ç.^s A^^^^^-^vç^ ^vï,'^ ^^^u- 
lations, la moraVilè Ae U ç,ue\^^^^ ^^vxwv^vA\vw>^v^^ 



LA OUBRRE DANS LES FORMER. 349 



-CHAPITRE III. 



DIT RèOLBMBMT DRS ARMES ST DB LA POLICX 
DU COMBAT. 



Puisque la guerre est une action en revendication 
du droit de la force, une véritable procédure; que son 
jugement, rendu dans des circonstances et pour un 
objet qui le requièrent, est valide, et que ses exécu- 
tions, entourées des conditions voulues, sont aussi 
justes qu'efficaces, il en résulte que la guerre est sou- 
mise à des règles, et que , comme toute procédure, 
elle a ses formes. Le mot est reçu dans la langue des 
militaires comme dans celle des jurisconsultes. 

Ces règles ou formes de la procédure guerrière 
n*ont rien d'arbitraire : elles découlent naturellement 
de la notion même de la guerre, de sa nature et de 
son objet. Leur violation constitue pour Tinfracteur 
un crime, susceptible d'un châtiment sévère, s'il est 
vaincu ; dont le résultat sera d'amoindrir, quelquefois 
(l'annuler la victoire, dans tous les cas d'infecter le 
nouvel ordre de choses, s'il est vainqueur. 

L'observation des lois, règles ou formes de la guerre, 
est donc de la plus haute importauee, Çowt \\v>k\i&« 



»0 LA OUBtlRB faT Lk PAtt 



faire une juste idée, rappelons-nous ce qui se passe 
dans le duel. 

Le duel, odieux, absurde même dans la plupart des 
cas, et pour cette raison justement déconsidéré, le 
duel a droit à notre suffrage cependant, lorsque nous 
voyons un homme de cœur, après avoir reçu une 
mortelle injure, pour laquelle la justice ordinaire est 
sans réparation, renoncer à la vengeance, et offrir gé- 
néreusement à son adversaire le combat. II est des 
oflbnses qui tuent moralettieiH leur homme si elles 
restent impunies, et qui cependant ne peuvent se ré- 
parer par la voie des tribunaux. Or, si tious admet-' 
tons que l'homme possède de son fonds la justice^ 
que par conséquent il tienne de sa dignité le droit de 
justice, comme le seigneur du moyen âge, il faut ad- 
mettre, dans le cas donné, que le moins qu'on puisse 
lui accorder est le droit de défier son offenseur et de 
se battre contre lui. La conscience universelle, plus 
puissante que la police des rois et la sagesse des ju- 
ristes, le dit; et c'est parce que la conscience Univers 
selle le dit, que des règles sont imposées au duel, et 
que le meurtre commis par le duelliste est excusable. 

Dans le duel, on convient du lieu » de l'heure, dos 
armes; on prend des témoins; on égalise les chances; 
on interdit aux combattants la perfidie, les surprises, 
sévices et outrages. Du moment qu'ils sont en pré- 
sence, ils se deviennent l'un à l'autre respectables : 
on ne leur laisse k dvacxxxv, ^vjAaxvV. xi^^ ^ssible, d'au- 



LA GUBRRB DANS LES FORMES. 351 

très avanta^s que ceux qu'ils tiennent de leur éner- 
gie naturelle et de la conscience de leur droit. Puis, 
ces conditions remplies, sousLj'œil vigilant des té- 
moins, lesigtial est donné... Les choses se sont pas- 
sées avec loyauté : tout est dit. Le vainqueur ne se 
permettra pas une réflexion blessaqte, pas un mot 
d'invective; il pe touchera pas au vaincu, mort ou 
blessé; il regardera comme sacrés pour lui sa per- 
sonne, ^n cadavre, sa mémoire, ses armes, et tout ce 
qui lui çippartient. U n'épousera pas sa veuve; il n'ira 
pas s'instaVer dans sa maison; il n'assistera pas à ses 
funérailles. I) se peut que ce soit Toifensé qui suc- 
comba ) du moins il lui restera ^honorabilité, la répu- 
' tation d'un homme de cœur, qui a préféré la mort à la 
dérision ; il emportera en mourant, avec le regret des 
honnêtes gens, la satisfaction d'avoir fait paître le re- 
mords au cœur de son ennemi au moment du péril, 
et de lui liiisser l'odieux de sa mort. Voilà ce qu'a fait 
pour le duel la conscience des duellistes; ce qui ne 
l'empéehe pas, à raison des énormes abus qui en sont 
ipséparaUes, d'être poursuivi, flétri par les Iqis , et, 
dans le plus grand nombre des cas, médiocrement ac- 
cueilli par l'opinion. 

Or, la guerre, considérée dans sa nature et dans son 
ol^jet, a sur le duel, au point de vue de la moralité, 
tous lesi avantages. Elle exclut, de la part des belU^é- 
r^nta, toute idée d'injure et de Yvawv^. ^ V^^-s* ^\w^^\- 



852 LA GUERRE ET LA PAIX. 

avait offensé l'autre, la première devrait, en bonne 
justice militaire, réparation à la seconde avant d*en 
venir au combat : ce qui ne saurait avoir lieu dans le 
duel, puisque, si réparation était faite, le duel devien- 
drait impossible. 

La guerre a un but. positif, réel, soit la fusion de 
deux peuples et la formation d'un plus grand État; soit 
la séparation de. deux races, de deux populations jiis- 
que-là politiquement unies, mais que la religion ou 
d'autres causes ont irrévocablement divisées ; soit en- 
fin la délimitation et Téquilibre des souverainetés, 
tandis que le seul résultat possible du duel , Tunique 
satisfaction exigée, bien que sous-entendue, par celui 
qui envoie le cartel, est le sang et la mort. 

Enfin la guerre loyalement conduite, aboutissant à 
une victoire de bon aloi, emporte justice. Elle prouve 
quelque chose, la force supérieure du vainqueur; par 
conséquent elle établit son droit, tandis que le duel 
n'a de valeur que par la cause qui le détermine ; en 
lui-même il ne prouve rien ; ce n'est qiae par hasard 
qu'il fait justice, l'issue du combat pouvant être in- 
différemment favorable à l'oft'enseur comme à l'of- ' 
fensé. 

Telle qu'elle se pose, comparativement au duel, la 
guerre nous apparaît donc comme le sommet de l'hu- 
maine vertu, une ^usUçô divine, évoquée par la con- 
science des nations povrc \e ^\>i^ ^ràs\^ ^W >^\i&^ 
/ennel jugement. Le c\\^mç ^^>ù^Vsà\\^ ^^\.\v^x«ti\\3isàR. 



LA GUERRB DANS LES FORMES. 853 

assise des peuples; c*est la communion et le paradis 
des braves. Comment donc, à ce tribunal suprême, 
n'y aurait-il pas des règles? Comment la guerre, la 
souveraine justicière, serait-elle dépourvue de formes? 

Que le lecteur daigne, en ce moment, redoubler 
d*attention, et se défaire, en me lisant, de tout pré- 
jugé. Les erreurs de Thumanité ne sont si opiniâtres 
que parce qu^elles tiennent à des causes profondes, 
consacrées par Tusage et le temps, et dont la raison 
publique a peine à se rendre compte. Ce n'était pas 
un médiocre paradoxe que d'affirmer la réalité d'un 
droit de la force ; c'en est un autre peut-être encore 
plus énorme, de soutenir que, la guerre étant une 
sorte d'action judiciaire, les moyens de contrainte ne 
lui conviennent pas tous indifféremment, et qu'une 
manière de combattre qui aurait pour résultat de 
donner la victoire au plus faible et d'annihiler le bé- 
néfice de la force serait un attentat au droit des gens 
et une véritable félonie. 

Rappelons une dernière fois comment se pose entre 
deux nations le cas de guerre, c'est-à-dire d'un litige 
qui ne se peut vider, selon l'expression de Cicéron, 
que par les voies de la force. 

Voici des familles, des tribus, qui, nées à distance 
les unes des autres, sur un vaste plateau, au sein de 
forêts immenses, dans une longue vallée, vivent et se 
multiplient pendant quelque temps dans une entière 
indépendance. A mesure qu'elles çte,wve\!i\. ^<^ V"^^ 



S|54 LA GUERRE ET LA PAIX. 

oroissement, elles sb forn^ent en petits Étsitft^ qui bien- 
tôt, obéissant à la loi de leur expansion, finissent par 
arriver aii contact. D'at)ord, une question de bornsge 
s*élève : elle se décide par le droit ordipaire; du 
moins eUe en est susceptible. Mais cette siituation ne 
saurait ^re de longue durée. La pression d6« tribus 
les unes contre les autres rend teqrs nu](uvf.9ientadif^ 
ficiles ; des diflîcultés de toute sorte suivissent pour 
les passages, les servitudes; des croi6einent« s'opè- 
rent, des alliances se contractent, sans compter 1^ 
embarrais de la subsistance. Bref, il devient aécessHire 
que ces hordes, tribus, cités, clans, se résolvent en un 
petit nombre d'États, en une république ou royaume : 
ce qui entraîne, pour la plupart de ces États micro- 
scopiques, la perte de Tindividualité et de TindépeD- 
dance. Le litige, qui d'abord semblait devoir se r^ 
duire à une question de propriété ou de commerce, 
devient tout autre; il y va de Texistence, non des per- 
sonnes, mais des communautés politiques. Y a-t-il 
lieu, oui ou non, à une incx>rporation? C*est en ces 
termes que se pose le débat. En cas d'affirmative, qui 
obtiendra la prépotence? Quel Étal donnera aux autres 
son nom, sa loi, sa langue, ses dieux? Où sera le 
foyer d'absorption? Telle est la question qui préside à 
toute guerre, et dont la jurisprudence de Técole ne 
tient aucun compte ; question qui ne se peut évideiu- 
nient décider c\u^ v*d»\: \^ ^o:ççfe\^^v\.\^'5^V>\V\<M\ ^ar 
conséquent ex.'vge uu^ \\xV\.^ ^^^^ \5«yîMî\^ *^ -\ vax 



LA QUSRRB HANS LBS FORMES. 



pdce^saireni^t du çang répandu, des richesses en- 
glouties, une nations^lité sacrifiée: niais qui, en dé(i- 
niiive, du point de vue élevé du droit uUernatio- 
ml ^ du progrès, n'est rien de plusi qu*UB $içie 
judiciaire. 

Notre moUesie ne peut se f^piire à i*idée d'une sem- 
blable teagédîe, Cette justice sanglante nous répugne : 
e*est pourtant, au fond, la seule rationnelle, la seule 
honorable, )a seule légitime. Au peuple le plus fort, 
au plus vivace^ ^ celui qui« par le travail, le génie, 
rorganisatiou du pouvoir, h pratique du droit, pos- 
sède à un degré supérieur la capacité politique, à 
(>elui-là le commandement. Car la force, dans un 
peuple, ne s'entend pas seulement du nombre des 
hommes et de la vigueur de leurs muscles ; elle com- 
prend aussi les facultés de Tâme, le courage, la vertu, 
la discipline, la richesse acquise, la puissance de pro- 
duction. L'a formation des grands États, inévitable à 
un moment donné de l'histoire, l'honneur de les 
nommer, d'en fournir les éléments constitutifs, tout 
cela est le privilège de la force. Adjuger l'autorité au 
plus faible serait plus qu'une injustice, ce serait uqe 
folie. Or, comment distinguer le fort du faible, si ce 
n'est par un combat dans lequel les parties çonten- 
dantes auront à déployer tout ce qu'elles possèdent 
d'énergie physique et morale, d'intelligence, de vertu 
civique, de patriotisme, de science acquise, d^ génie 
iadustrid, de poésie même? Car c'est de. touti^ 



350 LA OUERRB ET LA PAIX. 

choses, encore une fois, que se compose la force des 
nations, et la guerre en est la montre. 

C'est ainsi, et nous ne saurions assez le redire, que 
. dans la question la plus grave qui puisse agiter une 
âme d'homme, celle de savoir lequel, de deux peuples 
que la nécessité condamne à se fondre, obtiendra le 
commandement, la raison du plus fort^ tant décriée 
depuis Ésope, est positivement la meilleure. La 
guerre est un jugement; comme telle, elle doit pro- 
céder avec toute la circonspection, toutes les formali- 
tés et garanties de la justice. La logique le veut, 
rinstinct des nations le déclare. Tous les hommes de 
guerre et les hommes d'État, tous les historiens et 
jurisconsultes en conviennent, quand ils reconnais- 
sent, à l'unanimité, que la guerre doit être précédée, 
de la part de l'agresseur, d'un exposé de motifs et 
d'une dénonciation ; quand ils parlent des formes et 
des lois de la guerre; quand ils livrent à l'infamie le 
barbare qui les viole. Le chef d'armée en campagne 
est, vis-à-vis du chef ennemi, comme le plaideur en 
face de son adversaire devant le tribunal : tous les 
deux à ce moment sont la personnifîcation de leurs 
peuples; ils en représentent la puissance, l'honneur 
et toutes les facultés. 

C'est pour cela que le consul romain était à la fois 
f;éiiéral et magistrat, qu'il réunissait en sa personne 
tous les pouvoirs, et que les Romains, qui se quali- 
fiaient eux-mêmes, k\^N*\VV^^dvî. quirites, porte-lances 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 357 

(bourgeois), prenaient le nom de milites (troupiers?) 
en campagne. Le premier, dérivé de quir, pique ou 
javelot, nom du Dieu de la guerre, distinguait Thomme 
libre de Tesclave et de TaffranGhi, lesquels n'avaient 
-pas le droit de porter les armes: c'était l'insigne du 
droit, l'insigne de la propriété. Le second désignait 
la solidarité politique, dont le '007795 d'armée était 
l'image. La guerre, qui mettait en jeu toutes les 
forces de la nation, n'était donc qu'une variét.é de la 
justice, une variété de la religion. On l'appelait 
pieuse, juste, sainte, sacrée; elle s'accompagnait de 
toutes sortes de formalités, de purifications, de céré- 
monies; en sorte que le plus religieux et le plus ju- 
riste des peuples en fut en même temps le plus 
guerrier* 

Tout ici nous prouve donc que la conduite de la 
guerre ne peut être laissée au hasard, abandonnée à 
la férocité du soldat pas plus qu'à l'arbitraire des gé* 
néraux. En premier lieu, chaque nation ayant droit, 
soit pour attaquer, soit pour se défendre, de faire 
usage de ses moyens naturels, de tirer avantage de sa 
position et' de toutes les circonstances favorables, il en 
résulte que la guerre peut varier dans ses opérations. 
Elle peut se réduire au choc des armées en rase cam- 
pagne, ou bien embrasser une série de mouvements 
sur teri'e et sur mer, des sièges, etc. Car il ne s'agit 
pas seulement pour le. demandeur d'être le plus fort, 
il faut qu'il soit en état de forcer l' ennemi dx^-L \x^^ 



a58 LA GUERRE BT LA PAIX. 



dans son fort, dans la plénitude de ses ressources : 
ce qui exige un eifort bien supérieur à celui d'une 
simple bataille. Dans tous les cas, et quelle que soit 
Tarnie choisie, le terrain adopté, le mode du combat, 
il est de toute évidence que des règles d'honneur doi- 
vent être imposées, faute de quoi la guerre ne serait 
plus un acte juridique; elle dégénérerait en brigandage. 
Ce ne serait plus de valeur que les parties feraient as- 
saut, ce serait de lâcheté. Dans de telles ceofidilions, h 
guerre deviendrait nulle ; elle se réduirait à une exter- 
mination. La victoire déshonorée n^urait de garantie 
que dans le massaere; le vainqueur, condamné à la 
destruction totale du vaincu, n'aurait accompli qu'une 
œuvre d'infamie et d'impuissance. 

Toute infraction aux lois de la procédure guerrière 
sera punie, soit par la réaction de la force, soit par la 
déchéance qui tôt ou tard frappe le coupable. La deG- 
truction des royaumes du Pérou et du Mexique parles 
Espagnols, de même que l'expulsion des Juifs et des 
Maures, ces immenses assassinats suivis de si odieuses 
spoliations, hâtant la corruption du peuple espagnol, 
furent certainement la cause la plus active de sa déca- 
dence. Depuis trois siècles, l'Espagne, tombant d'un 
cran à chaque règne, expie l'horreur de ses guerres et 
l'iri'égularité de ses conquêtes. La Saint-Barthélémy et 
les dragonnades avaient mis la France sur la même 
pente et lui auraient fait éprouver le même sort, si 
elle ne s'élaW teX^Nfe»^ \^ %w ^\: la çhilosopbie du 



( 



\ 



LA QUBRRB DANd LBS FORMES. 850 

xvm® sièclte et par la Bévolulion. Après lâfévolutionriô 
février, la guerre s'allume, pour le travail et le salaire^ 
entre les deux grandes fractions du peuple , la bour-- 
geoisie et le salariat. La force décide que la question 
sociale n'est pas mûre^ que la classe travailleuse est 
encore trop brute, bref, qu'il ti'y a iieu^ pour le mo^ 
ment, de faire droit à la pétition socialiste. Mais la 
réaction de juin 18/|8 et de décembre 1851 voulut da- 
vantage. On prétendit étouffer une demande qui ne 
pouvait être qu'ajournée, faire rendre à la victoire 
plus qu'elle ne pouvait donner. Dites-moi maintenant 
où en est cette France réactionnaire, et s'il n'eût pas 
mieux valu pour elle respecter le droit du vaincu que 
de porter atteinte^ en exagérant ses prétentions, à sa 
propre liberté? 

La guerre, pour me résumer en quelques lignes^ 
étant la mesure des forces, ayant pour conséquenc<^ le 
couronnement du plus fort, la subordination du plus 
faible, par^cela seul sa législation est déterminée. Tout 
ce qui peut assurer la sincérité et l'honorabilité de la 
iutte> le triomphe légal de la force^ est d'obligation à la 
guerre ; tout ce qui peut y porter alleinte, fausser la 
victoire, soulever les protestations de la défaite, enve* 
nimer les ressentiments, est défendu. Tel est le prin- 
cipe, dont le code de la guerre a pour but de régula- 
riser dans le détail l'application. 

A la guerre, comme aux jeux olympiques, comme 
eux tournois du moyen âge, il est des choses o^y^ 



860 LA GtTERRE ET LA PAIa. 

TbonDeur et la justice commandent aux combattants 
de s'interdire. Celui qui mord le bras de son adver- 
saire afin de lui faire lâcher prise est chassé de Tarène; 
le duelliste qui frappe son ennemi par derrière avant 
que celui-ci se soit mis en garde est réputé assassin. 
11 en est de même à la guerre. Si la guerre n'était 
qu'une chasse aux malfaiteurs et aux pimtes; on con- 
çoit que la gendarmerie envoyée contre eux employât 
tous les moyens pour les réduire, le fer et le feu, la 
violence et la ruse. Mais c'est une population labo- 
rieuse, paisible, soumise à justice, qu'il s'agit de révo- 
lutionner ; c'est une puissance politique, qu'une autre 
puissance peut avoir le droit, dans un cas donné, de 
soumettre à sa loi, mais qui n'en a pas moins aussi le 
droit de décliner cette subordination et d'opposer la 
force à la force. Soutenir que, dans un semblable con- 
flit, tous les moyens sont bons, pouvu qu'ils réussis- 
sent, c'est, encore une fois, méconnaître la nature des 
choses et mentir à la conscience du genre humain. 

Oui, la guerre, comme toute poursuite ou action 
judiciaire, est soumise à des règles; elle a ses forma- 
lités, en dehors desquelles tout ce qui se produit en- 
tre les combattants peut être argué de nullité ; en un 
mot, elle a son droit. Toute la pratique militaire des 
nations en témoigne; il n'y a pas d'idée qui nous soit 
plus familière que celle d'une guerre dans les formes, 
pas d'expression qui, parmi les publicistes, revienne 
plus souvcnV. Yxv ?>otVÇi a^^\^ \<^nt.îible question n'est 



I 



i 



LA GUERRE DANS LES FORxMES. 361 

plus de savoir si Taction guerrière doit être ou non 
gouvernée par des règles, mais si lès règles générale- 
ment admises, et que les peuples civilisés se flattent 
unanimement de respecter, sont ce qu'elles doivent 
être, c'est-à-dire si elles répondent au principe de la 
guerre et à sa fin. 

Ici, je ne puis m'empêcher de relever avec un sur- 
croît d'énergie la déraison des publicistes. Gomment, 
puisqu'ils nient en principe le droit de la force, que 
par conséquent ils regardent tous les actes de guerre 
comme radicalement nuls au point de vue de la jus- 
tice, comment en acceptent-ils le code? Comment 
souscrivent-ils à de telles lois? Gomment leur accor- 
dent-ils leur suffrage? Grotius, réprouvant l'ordalie ou 
combat judiciaire, ne perd pas le temps à en discuter 
les règles : la même condamnation qui frappe le pro- 
cédé en enveloppe les formes. Gomment n'en use-t-il 
pas de même avec la guerre? Par quelle complaisance, 
après avoir déploré la guerre comme antijuridique 
de sa nature, en admet-il, au nom du droit, les pra- 
tiques soi-disant légales, des pratiques qui le plus 
souvent sont ce que la fureur et la barbarie peuvent 
suggérer de plus odieux? 

A la guerre, selon Grotius et tous les auteurs, il est 
permis, non-seulement de blesser et tuer, ce qui est 
la conséquence inévitable du combat, mais à'assassi- 
ner; permis d* empoisonner; permis de passer au fil de 
Vèpèe des populations entières, saasdistvueX.\ô\!i<i!^i^^ss 



LA GUERRB ET LA PAIX. 



de sexe; permis de les transporter; permis de saccager, 
brûler, dévaster; permis de violer; permis de réduire 
en esclavage; permis de massacrer les prisonniers; per- 
mis àe piller, rançonner, déposséder, confisquer; permis 
de dépouiller les sépultures... Tout cela, selon les au- 
teurs, et nous en produirons les témoignages, fait, à 
l'occasion, partie du droit de la guerre. Aucune armée 
ne s'en est jamais fait faute; c'est jusqu'à ce jour, on 
le verra, ce qu'on appelle la guerre dans les formes. 
Je sais que les auteurs recommandent de toute leur 
force aux chefs d'armée la clémence; que le progrès 
des mœurs a jusqu'à certain point adouci,^ dans l'exé- 
cution, cette rigueur des prétendues lois de la guerre, 
et qu'il est passé dans les habitudes militaires de s'abs- 
tenir de tout sévice et dégât inutiles. Mais reste le 
cas d' UTILITÉ, dont chacun à la guerre, depuis le sim- 
ple soldat jusqu'au général en chef, dans la limite de 
son action, est seul appréciateur. On devine, sans 
qu'il soit besoin de le dire, ce que peut être l'appré- 
ciation d'un homme armé, exalté par le combat, à qui 
la vie de ses semblables est devenue chose légère, et 
qui voit partout des dangers. Pour peu qu'il se croie 
menacé, il tuera, brûlera, saccagera; il y aura utilité, 
nécessité même. La guerre alors n'est plus, selon l'ex- 
pression de Virgile, qu'un assaut de fureurs et de 
haines, une lutte de dévastations et de rapines, où tout 
ce que la justice ordinaire réprouve devient licite: 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 888 

La guerre, dis-je , qui nous est apparue jusqu'ici 
comme la manifestation la plus grandiose du droit , 
devient le monstre décrit par les poètes , la furie de 
la destruction et du carnage. 

Oh! si la guerre n'était que ce qu'elle prétend être, 
ce que de tout temps, personne plus que moi n'aime 
à lui rendre ce témoignage, elle aspira à devenir, un 
appel à la force dans une question de force; si du 
moins les légistes, à qui le calme de l'étude permet- 
tait de garder plus de sang-froid que l'ardeur du com- 
bat n'en peut laisser aux soldats, avaient su distinguer 
nettement, dans cette lutte des forces, l'emploi de 
l'abus; si nous pouvions espérer, dans cet exercice 
redoutable de la puissance armée, une réforme, 
j'avoue que, bien loin de m'effrayer de l'effusion du 
sang, je verrais dans ce mystère de la mort et de la 
justice la consommation de la félicité humaine, j'ado- 
rerais la guerre comme la manifestation la plus su- 
blime de la conscience, et je m'inclinerais à la voix 
du canon comme le peuple d'Israël à la voix de Jé- 
hovah. 

Malheureusement, ce n'est pas ainsi que les choses 
se passent. La guerre n'est point telle, dans son ac- 
tion, que son principe et sa fin la supposent. La théo- 
rie dit blanc, la pratique exécute noir; tandis que la 
tendance est au droit, la réalité ne sort pas de l'exter- 
mination. Entre le fait et l'idée, non-seulement la con- 
tradiction est complète, elle parait itvèm^àSaMva.^^^ 



864 LA OUBRRB BT LA PAIX. 

ne sera pas la moins ardue des questions que nous 
aurons à résoudre de savoir comment , les principes 
étant aussi manifestes, la raison des légistes, le point 
d'honneur des guerriers, la conscience des masses, 
rintérét des vainqueurs autant que celui des vaincus, 
tout le monde enfin étant d'accord^ il a été impossible 
de purger le duel entre États des horreurs qui le désho- 
norent. 



LA OUERBB DANS LES FORMES. 33> 



CHAPITRE IV. 

OBITIQUE DES 0F:éBÀTI0K8 MILITAIRES. 

DE LÀ TACTIQUE : 

EXAMEN DES CAUSES QUI ONT AMEN^ LA CHUTE 

DU FBEMIEB EMPIRE. 



Les principes sur lesquels se fonde la critique dans 
laquelle nous allons entrer sont les suivants : 

1. La guerre est le jugement de la force. — Elle n*a 
lieu qu'entre les États, et pour des causes qui inté- 
ressent, directement ou indirectement, l'existence 
politique des nations. 

2. La manière de faire rendre ce jugement consiste 
à faire lutter les -forces, ou puissances, entre elles. 
Les conclusions sont adjugées au vainqueur. 

3. La force n'est pas seulement chose physique et 
musculaire : c'est surtout chose morale.— A la gueiTe, 
disait Napoléon, la force morale est à la force physique 
comme 3 est à 1. Le courage et toutes les facultés 
animiques des citoyens, aussi bien que la vigueur de 
leurs corps, leur industrie et leur richesse, font partie 
de la puissance de l'État. 

k- Si donc, ce dont nous ne saurions maintenant 
douter, il existe véritablement un droit de la guerre, 
ce droit a pour objet surtout de ife^e^ \& ç««^^ 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



d'assurer la loyauté de la lutte et la légitimité de la 
victoire, en mettant «n jeu la totalité des forces phy- 
siques, intellectuelles et morales des parties ; en inter- 
disant la perfidie et la fraude ; en proscrivant, sous 
des peines redoublées, tous les actes que la morale 
ordinaire réprouve. L'honjme qui marche au combat, 
pour le salut de la patrie, doit s'élever au-dessus de 
lui-même, non-seulement par Ténei^e et la bravoure, 
mais par la vertu, et devenir presque un saint. 

5. Ajoutons, par forme de scolie, qu'il y a tendance 
chez tous les peuples à resserrer la lutte en une sorte 
de champ clos, où la force, le courage et le droit 
trouvent également leur compte. Dans les différends 
internationaux que la guerre est appelée à vider, il y 
a presque toujours une bataille, une journée, qui dé- 
cide du sort des peuples , des dynasties et des gou- 
vernements: Jemmapes, Zurich, Marengo, Austerlitz, 
Wagram, Leipzig, Waterloo. Voilà ce qu'on peut a(>- 
peler les duels des nations. Et c'est afin d'en assurer 
le succès, en même temps d'en diminuer l'horreur, 
que d'un commun accord les populations se tiennent 
en dehors des opérations militaires : le duel a lieu 
exclusivement entre les armées. 

Ces principes établis, la première question qui se 
présente est celle-ci : 

Est-ce une guerre légale , telle que le droit de la 
force la veut, que tf eu livce uu yc^^^^^oîl'^ ^^'sfôcvme vi 
de combinaison -, tfa\.UG^uet Vexaxess^^^^^^sîsi^^ 



LA GUKRRE DANS LES FORMES. 3J7 

et stratagème ; de le diviser par des mouvements feints, 
puis de tomber sur lui à Timproviste et de le détruire 
en détail ; de paralyser ses moyens en dévastant par 
des courses son territoire , brûlant ses habitations et 
ses magasins, capturant ses vaisseaux ; enfin , de sub- 
stituer, autant que faire se peut, l'adresse à la force, 
la science des armes au courage, les manœuvres au 
nombre et à la masse. Chose dont on a droit d*étre 
surpris, qui ne sera pas la moindre des contradictions 
que nous aurons à relever dans les opérations mili- 
taires, la guerre est la revendication et l'exercice du 
droit de la force, et il semble, par la manière dont on 
s'y comporte, que l'on n'ait d'autre but que de déjouer 
la force, d'empêcher son triomphe et de se soustraire 
à sa raison. 

Afin qu'on ne me reproche pas à moi-même d'user 
de surprise, j'avertis le lecteur que la discussion dans 
laquelle je veux entreî* ne tend à rien de moins qu'à 
renouveler de fond en comble la stratégie et la tac- 
tique, en réclamant, au nom du droit de la force, et 
pour l'honneur même des armes, une distinction plus 
exacte des choses qui sont licites à la guerre et de 
celles qui doivent être réputées illicites, par suite, une 
détermination législative des mouvements. De telles 
distinctions et déterminations ne sont pas faciles, je le 
reconnais : mais en quoi donc les distinctions sopt- 
elles faciles? Qui distingue définit : or, dit la logique, 
toute définition est sujette à caution, omnis dA^wx\x^ 



868 LA GUERRE ET LA PAIX. 

periculosa. La guerre n'est pas en ceci plus maUraitée 
que le droit, la philosophie, Thistoire naturelle et 
toutes les sciences. Bien loin que rhomme de guerre 
s'impatiente de ces précautions, son amour-propre 
doit en tirer gloire. 

Je reviens donc à ma question : Quelle doit être, 
d'après le droit de la guerre , la règle générale de la 
tactique? Dans quelle mesure est-il permis de sup- 
pléer à la force par l'art, et que faut-il penser des 
surprises et stratagèmes? 

De prime abord, il semble que la guerre étant le 
jugement de la force, tout ce qui s'éloigne des voies 
de la force pure doive être écarté. Mais la question 
est plus complexe qu'il ne paraît. Dans un État, puis- 
sance collective, Tintelligence compte aussi pour une 
force; l'industrie, l'art sont des forces. A moins qu'on 
ne les dispense du service militaire, comme on dispense 
les ecclésiastiques , les professeurs et les magistrats , 
ces forces doivent avoir leur part dans la guerre. Re- 
trancher des moyens légitimes de vaincre les facultés 
morales et intellectuelles, la promptitude et la sûreté 
du coup d'œil , le sang-froid , la vigilance , la fertilité 
de l'esprit, la rapidité des mouvements, l'application 
des procédés de l'art et de l'industrie , l'emploi de la 
science, ce n'est pas seulement chose impossible, ce 
serait chose absurde. Celui cpii ne sait ni se garder, 
ni se mouvoir, l\tet ^^tW ^^% Oe^û^^^, ^^ ^\^sKt 4^<» 
ressources, ou qu\ daj\ç» \xu ^\^ç\fe ^^\v^>\\fc ^\\^>fiaJàs». 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 



voudrait en revenir à la fronde et à la massue, celui-là 
est indigne de vaincre, d'autant plus indigne que la 
victoire a pour but la souveraineté, et que le jugement 
de la force n'a pas été institué, apparemment, afin 
d'assurer le pouvoir aux brutes. La bataille finie, 
l'intelligence reprend ses droits ; la force régne, mais 
l'esprit gouverne. 

C'est en ce sens qu'il faut expliquer le cas que fai- 
saient les anciens des rusés de guerre et des strata- 
gèmes. Placés comme ils l'étaient, à la naissance des 
sciences et des arts, sous l'empire presque exclusif 
de la force, ils sentaient d'autant mieux le prix de 
l'intelligence, et c'était à la guerre qu'ils 'exerçaient 
surtout leur esprit. Dans leur simplicité, ils prenaient 
pour esprit, science et haute raison, ce qui n'était que 
ruse, finesse, tromperie. 11 semble même que les vic- 
toires les plus glorieuses pour eux étaient celles obte- 
nues par stratagème, avec le moins de force possible. 
Mais, dans la guerre comme dans la paix , l'humanité 
' a marché : la tactique et la stratégie , devenues des 
sciences, ont abrogé ces tours de vieille guerre. Ce n'est 
plus pa? des roueries de sauvage que l'esprit se si- 
gnale dans les combats, c'est par le calcul des forces, 
des temps, des vitesses et des masses ; c'est par la pré- 
voyance, l*art de gouverner les hommes, de les ani- 
mer, de les faire mouvoir, d'en tirer tout ce qu'ils 
contiennent d'énergie. Le général d'armée sourit au- 
jourd'hui des tours de pàsse-passe à^ïè %xvçAevv^\sfe^<^'5.\ 



870 LA GUERRE ET LA PAIX. 

il se croirait perdu, s'il se savait seulement capable 
d'en concevoir l'idée. 

D'après ces considérations, on se demande donc 
dans quelle mesure et en quelle qualité l'esprit peut 
intervenir dans les luttes de la force , si l'adresse et 
l'habileté, dont la guerre comporte le déploiement, 
peuvent aller jusqu'à ces pièges et traquenards dont 
on use volontiers avec les mfdfaiteurs et les bêtes 
fauves, mais dont avait horreur l'ancienne chevalerie, 
et qu'il répugne de voir employer vis-à-vis de loyaux 
ennemis ? 

Une partie importante de l'art de la guerre, d'après 
les auteurs» consiste en ces deux opérations inverses 
Tune de l'autre : surprendre l'ennemi, et se dérober. 
Sous ce rapport , les manœuvres du chef d'année ne 
sont pas autre chose qu'une extension, plus ou moins 
licite et bien entendue , des procédés de l'escrime. 
« Les mouvements qui réussissent le mieux, disent 
a les professeurs d'art militaire , ceux qui produisent 
a les résultats les plus grands et les plus décisifs, sont 
« ceux dont on a pu dérober la connaissance et sur- 
ce tout le mécanisme à l'ennemi. » C'est ce que NajK)- 
léon 1^"^ appelait prendre en flagrant délit. 

Flagrant délit de quoi? De halte, de bivac, de 
marche de liane ou dans un défilé, d'agglomération 
ou d'éparpilleiweul'î CetV^ç», V^N\^\Uuce est décom- 
mande à la ^ucvrc-, s'W e^Vv^\^^^tvc^:^^\^M^^^viwt^ 
d'ctre vaincu , i\.uo V e?>v \)^^ Ol^ ^vi\^\^^v>^ %>^^Vt^^^^. 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 371 

Mais prenons garde, en accordant trop à la tactique, 
de tomber dans le guet-apens. Car, comme nous au- 
rons plus d'une occasion de le remarquer, indépen- 
damment de rirrégularité, les résultats n*en sont 
jamais, pour le vainqueur, ni avantageux, ni glorieux. 
D'après la loi du duel et la notion de la guerre, le droit 
strict serait qu'on se prévînt, afin que, chacun étant 
sur ses gardes, on combattît de part et d'autre avec 
toutes ses forces. Je n'irai pas jusque-là : ce serait, par 
excès de courtoisie, tomber dans un autre abus. Dire 
à l'ennemi, comme firent les Français à Fontenoy : 
Tirez les premiers, messieurs les Anglais, serait une fan- 
faronnade dont un général rendrait compte aujour- 
d'hui devant un conseil de guerre. 

Mais le contraire est-il moins anormal? Attaquer à 
l'hnproviste, par derrière, la nuit s'il se peut; égorger 
Tennemi dans son sommeil, le brûler dans son camp, 
récraser dans sa dispersion, l'accabler de la supério- 
rité des armes , tout cela , depuis Homère, est réputé 
de bonne guerre. C'est le grand secret de la victoire. 
Le triomphe sera d'âutant plus beau que le moins fort 
en hommes et en matériel, peut-être le moins brave, 
aura réussi , par ruse ou artifice , ,à se soustraire à 
une défaite certaine et à détruire un ennemi de tous 
points supérieur : ce qui renverse toute idée d'une 
lutte des forces, et conséquemment d'une décision 
par les armes. 

l'entends qu'on se récrie : La guerre u'^çX \^% \^ 



373 LA GUERRE ET LA PAIX. 

tournoi , et ce serait en exagérer la moralité que de 
Tassimiler à une affaire d'honneur. C'est un engage- 
ment entre deux États , dans lequel chacun combat 
pour son territoire, pour son indépendance ou sa 
suprématie ; où il s'agit, en un mot, de son existence 
même. Détruis -moi, ou je te détruirai; telle est la 
maxime de Thomme de guerre. Dans cette situation, 
la loi du salut public prescrit de né pas marchander • 
l'ennemi : Dolus an virtus, dit le poète, quis in hoste 
requiratf 

Ne retombons pas dans des divagations désormais 
épuisées. S'agit-il de dénicher une bande de flibus- 
tiers, de repousser une incursion de pirates? Je n'ai 
rien à répondre. Que la gendarmerie, que les gardes 
urbaines et toute la population fassent de leur mieux: 
nous ne sortons pas des prescriptions du code d'in- 
struction criminelle. Mais assimilerez-vous à la répres- 
sion d'un attentat contre les personnes et les propriétés 
la guerre née tout à coup, pour cause politique, entre 
deux puissances souveraines? Toute la question est là. 

Si la guerre est autre chose, d'un côté, qu'un acte 
de brigandage, de l'autre, qu'une poursuite de mal- 
faiteurs, — et, après tout ce que nous avons vu, il est 
impossible de conserver ici le moindre doute, — la 
guerre a des lois. Ce point doit être une vérité défini- 
tivement acquise , sur laquelle il serait puéril de re- 
venir. Marchons àot\cà^V^N%xv\-. 

Si la guerre a des \o\?>, ÇAi?.\^\'s.> ^^^\vis»\^>^^>^ 



LA OUBRRB DANS LBS FORMBS. 373 

et l'objet de la guerre, sont exclusives de tous les actes 
qui caractérisent soit le brigandage, soit la poursuite 
des coupables , pour ne pas dire la chasse des bêles 
féroces. Ce second point doit être pour nous aussi cer- 
tain que le premier, et nous devons nous y attacher 
avec force. 

Troisième proposition démontrée par le raisonne- 
ment et attestée par l'histoire : Les lois de la guerre 
ne se laissent pas violer. Si les infractions commises 
sont trop peu importantes pour déterminer la perte ou 
le gain de la bataille, elles se compensent mutuelle- 
ment, et la victoire acquiert la valeur d'un jugement 
définitif. Si, au contraire, la victoire a été obtenue par 
fraude ou artifice, je veux dire contrairement à la 
raison de la force, elle reste inefficace ; tôt ou tard 
une victoire en sens contraire vient l'annuler. ^ 

Devant ces considérations , que nous n'avons plus 
à développer, toute objection tombe. Le seul parti à 
prendre est de reconnaître de bonne foi que si la 
licence, la fourberie et toute espèce d'artifice doivent 
être de quelque part impitoyablement bannis, c'est 
surtout des opérations militaires. Quelles seront donc, 
d'après ces règles du droit guerrier, les règles de 
la tactique guerrière? Voilà ce que je demande. 

Pour convaincre le lecteur de la légitimité de la 
question que je pose, et surtout de la vérité de ce prin- 
cipe, contraire à l'opinion généralement répandue, 
qu'à la guerre c'est surtout la force^ çh^sÂo^^^ ^\.\sNRk- 



374 LA GUERRE ET LA PAIX. 

raie, qui doit vaincre; que l'habileté du tacticien et 
du stratège ne doit paraître qu'en seconde ligne, et 
seulement comme directrice des forces ; à plus forte 
raison, que toute espèce d'astuce et de sophisme doit 
en être scrupuleusement écartée, à peine de la nullité 
de la victoire, je vais citer l'exemple d'un capitaine 
auquel on eut rarement à reprocher de félonie dans 
ses opérations, mais qui porta la stratégie et la tac- 
tique à un si haut degré de précision, leur donna un 
tel caractère d'intellectualité, que les forces ennemies 
perdaient avec lui la moitié de leur valeur, et que les 
généraux ennemis étaient vaincus avant même d'avoir 
tiré un coup de canon. Ce capitaine est Napoléon. 

Le général Jomini, après avoir raconté avec l'admi- 
ration d'un soldat la campagne d'Italie de 1796-1797, 
ramené à la réalité par l'état de choses en présence 
duquel il écrivait, laisse échapper cet aveu : 

({ Les CAUSES GÉNÉRALES décident du destin des em- 
(( pires, et donnent aux victoires des résultats plus ou 
« moins importants, » 

Les causes générales , entendez-vous ? dominent la 
science du stratège, et donnent à ses victoires leur 
résultat vrai, en les confirmant ou les annulant. Et 
quelles sont ces causes générales contre lesquelles la 
victoire elle-même eçX\ta^m<«ssvxv^ 

Le général Wislomu \\o\x%\^^^^^v^^^^^'^^^as^^^ 



LA GUERRE DANS LES FORMES. Blb 

par le menu comment cette célèbre campagne ne fut, 
du commencement à la fin, par la faute des généraux 
ennemis encore plus que par l'habileté du général 
Bonaparte, qu'une sorte de dérision de la loi des 
forces ; — comment les Autrichiens se divisant , par 
nécessité ou imprévoyance, en une multitude de petits 
corps, se faisaient détruire en détail, malgré la supé- 
riorité dé leurs forces, par un ennemi plus agile et 
toujours concentré ; — comment, lorsque les armées 
en présence étaient d'égale force , les résultats deve- 
naient nuls, ainsi qu'on le vit à Àrcole; lorsque les 
Autrichiens se trouvaient en nombre, ils triomphaient 
à leur tour, comme aux combats de Salo et de la Co- 
rona; — comment en mainte circonstance le salut de 
Bonaparte et de son armée tint à un hasard , à une 
méprise de l'ennemi, à la bonhomie autrichienne, à 
une rouerie, qu'on me passe letoot, du général fran- 
çais ; — comment, à Rivoli, dix minutes de retard au- 
raient fait perdre à celui-ci la plus belle et la plus dé- 
cisive de ses victoires; — comment, en résultat, ces 
victoires merveilleuses, mais où l'habileté, l'adresse 
du batailleur, avaient plus de part que la force réelle, 
n'aboutirent qu'à une conquête précaire; — comment, 
dès l'année suivante, 1798, l'Italie conquise par une 
force inférieure nous échappait , ce qui amenait en 
1800 une nouvelle campagne d'Italie et une autre sur 
le Rhin ; — comment, pour consolider une domination 
douteuse. Napoléon fut entraîné^ ç^ 4fc^ çfâ^o^^Vfôs. 



376 LA GUERRE ET LA PAIX. 

du même genre, à s'étendre toujours davantage; — 
comment, enfin, ce grand capitaine , méconnaissant 
de plus en plus les vrais principes de la guerre et la 
loi des forces, après avoir réuni à son empire, par 
des incorporations mal entendues, la moitié de l'Eu- 
rope, succomba sous l'avalanche de ces forces soule- 
vées, et laissa après sa chute la France moindre qu'il 
ne l'avait prise. 

Certainement Bonaparte eut raison de battre comme 
il fît Beaulieu, Wurmser et Alvinzi, puisqu'ils s'y 
exposèrent. Je ne fais point un reproche au général 
français de ses victoires; je dis que, par la manière 
dont il les gagna, elles ne pouvaient avoir la portée 
qu'il leur attribuait. 

Je reconnais tout ce qu'il y eut de merveilleux, 
surtout d'héroïque, dans cette première campagne de 
Bonaparte ; je vais plus loin, je dis que la victoire fut 
ici pour la bonne cause : à Dieu ne plaise que je nie 
le droit de la Révolution. J'ajouterai même, en me 
renfermant dans les pures considérations de la guerre, 
que les généraux autrichiens, avec leur lourdeur, leur 
présomption, leur esprit de routine, ne méritaient pas 
de vaincre, et que, comme tout lecteur, j'ai constam- 
ment éprouvé, au récit de ces batailles, la joie que 
donne le spectacle de la sottise punie et de l'orgueil 
confondu. Eu esl-\\ twoltvs vrai que, dans la première 
campagne d'UaWc, ce xv'e?X^^^ \i\^ç\%tev^\v\. \^ \ss^5^ 
qui a vaincu, qu'eu cou^èoîvxeme \^ ^^wq^^vr. \i^Nà^ 



LA. GUERRE DANS LES FORMES. 8T7 

pas solide, et que ce brillant début du plus jeune des 
généraux de la République fut la séduction qui perdit 
plus tard Tempereur? 

L'antiquité nous fournit un exemple comparable 
sous plusieurs rapports à celui de Napoléon : c'est 
l'exemple d'Annibal. 

Qu'on réfléchisse à ce qu'étaient Rome et Carthage 
au commencement de la seconde guerre punique : ou 
je me trompe fort, ou l'on reconnsdtra que la supé- 
riorité des forces était du côté de Rome. Il y a des 
capitaux, mais point de soldats, à Carthage. L'armée 
avec laquelle Annibal envahit l'Italie se compose de 
Numides, d'Espagnols, de Gaulois, d'alliés défection- 
naires des Romains; il s'y trouve très-peu de Cartha- 
ginois. Cela ne dénote assurément pas une grande 
force nationale. La qualité de ces soldats de toute pro- 
venance est aussi d'une infériorité notoire comparati- 
vement à la qualité du soldat romain. Enfin, l'avan- 
tage du nombre est encore à Rome. Il semble donc 
qu' Annibal n'entrât en Italie que pour y trouver son 
tombeau. Cependant, grâce à l'habileté de sa tactique, 
à son activité merveilleuse, grâce à l'ineptie des géné- 
raux romains, d'un Sempronius, d'un Flaminius, d'un 
Varron, il remporte quatre grandes victoires, sur le 
Tésin, à la Trébie, auprès du lac Trasimène, à Cannes, 
et pendant dix-sept ans, sans secours d'hommes ni 
d'argent, il se soutient en Italie. Rome était ainsi pu- 
nie de l'incapacité de ses chefs et des raa.M\^\sfc's>^\RRi- 



878 LA GUERRE ET LA PAIX. 

tions de sa plèbe. Mais la force n*en était pas moins 
de son côté. Elle le fit voir, d'abord en contenant 
Annibal pendant un an, après la défaite du Trasi- 
mène, sous la conduite du temporiseur Fabius; puis, 
après le désartre de Cannes, en ce qu'Annibal ne piit 
pas même entreprendre le siège de la ville ; plus tard, 
en ce que Rome, ayant contre elle le monde entier 
soulevé par Gartbage, soutient la guerre en Espagne, 
en Italie, en Sicile, partout, et finit par la pcnrter en 
Afrique. On vit alors ce que c'est que la vraie force, 
pour peu qu'elle soit conduite avec intelligence. An- 
nibal en Italie, escorté de ses quatre grandes victoires, 
n'avait pu réduire Rome; une seule bataille gagnée 
par Scipion le Jeune sur Annibal, à Zama, eut raison 
de Carthage, et décida du sort de l'Afrique entière. 
Et pourtant, à cette bataille même Annibal s'était, 
comme l'on dit, surpassé; malheureusement pour 
sa patrie, il ne pouvait faire que ce ramassis d'étran- 
gers soutînt éternellement le choc des légions de 
Rome» 

Cette observation sur les conditions de la lutte des 
États et les causes qui déterminèrent la chute du pre- 
mier empire est d'une telle importance que je ne puis 
m'empêcher de m'y arrêter encore. 

Nous venons de voir le général Jomini nous livrer 
en quelques lignes, mais sans qu'il se soit rendu 
compte de la çorlëft diÇi ^Çi%^%xçAas^ le secret et la phi- 
losophie de Yèçoçte *vavç^\:vî^fe* ^* 'W»R.^^ ^^«sm. 



LA GUERRE DANS LES FORMES. G73 

s'il voulait appeler du jugement de la force rendu en 
dernier ressort contre Napoléon, repo.us§e cette expli- 
cation. Il accuse la mauvaise politique de l'empereur, 
l'immodération de ses désirs, Texorbitance de son 
génie^ Tabus qu'il fit des faveurs de la fortune ; il met 
en avant tous ces lieux communs de morale acadé- 
mique renouvelés des Grecs, tandis qu'il n'a que des 
applaudissements pour les confbinaisons stratégiques 
de son héros. 

Vraiment, quand je lis cette Histoire, d'ailleurs si 
intéressante, du Consulat et de V Empire, mais dans 
laquelle tout est loué et blâmé à contre-sens, je suis 
tenté d'entreprendre l'apologie du premier Napoléon. 
Étant donné le système de guerre tel que Bonaparte 
l'avait reçu de ses devanciers, et qu'il lui fut donné 
de le perfectionner à son tour, plus une cause géné- 
rale de guerre comme la Révolution, la politique de 
l'empereur s'ensuivait nécessairement. A cet égard, 
j'ose dire que l'homme d'État a été, en Napoléon, 
moins reprochable que le général. Devenu l'épée de 
ridée moderne, idée à laquelle l'empire du monde 
était promis, et pouvant quand il regardait ses adver- 
saires se croire invincible. Napoléon devait aller tou- 
jours de l'avant, bien qu'il ne sût pas où il allait; sa 
politique devait suivre sa tactique, non sa tactique être 
subordonnée à sa politique. Deux causes le poussaient, 
auxquelles il ne pouvait résister : d'un côté l'élan ré- 
volutionnaire, de l'autre la supériorité de se& %£vxn&%. 



880 LA GUERRE ET LA PAÎX. 

C'est ce qu'il comprit avec une souveraine intelligence, 
et ce qu'il exécuta, pendant un certain temps, avec un 
succès inouï. Ses succès le trompaient cependant : il 
devait à la fin périr, non qu'il raisonnât faux, mais 
parce que son point de départ, qui était la guerre 
conçue et faite d'une certaine manière, était erroné, 
d'autant plus erroné qu'en propageant autour de lui 
l'idée révolutionnaire, il devait s'attendre à l'avoir un 
jour sur les bras. 

C'est de la critique à la Sénèque de parler de Y ambi- 
tion de cet homme et de la fougue de son imagination. 
Napoléon ne fit jamais, dans sa politique, que se 
mettre au niveau de la situation que lui faisait la 
guerre ; il eût été inébranlable, s'il avait pu aller moins 
vite dans ses conquêtes, imposer aux vaincus d'autres 
conditions, ou faire la guerre autrement. C'est ce que 
M. Thiers n'a pas su voir : il admire les coups de foudre, 
il se prosterne devant ces victoires qui ne laissent pas 
plus respirer l'historien et le lecteur que le soldat; il 
ne comprend pas que la guerre, étant une fonction de 
l'humanité, ne crée rien en un clin d'oeil, et que, 
comme la végétation et la vie, elle a besoin de temps 
pour achever ses œuvres. 

Je le redirai donc : le véritable piège auquel fut 
pris Napoléon, ce fut cette tactique où il se montrait 
si brillant, si heureux; où son génie escamotait, pour 
ainsi dire, les îote^ç» dife \feîvw^\sv\\Àe.a çlus que son 
bras n'en lriompY\a\\.\ o\x?ifâ^ TVN^\5a.\!Liîi>^^visçî^.>^\^ 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 381 

temps jde se voir abattus, et ne pouvaient croire à 
leur défaite. Il s'ensuivait que ne pouvant et n*osant 
incorporer à Fempire la totalité des États vaincus ; forcé 
d'autre part, comme vainqueur, d'user de la victoire, 
à peine de renier son propre triomphe, il essayait, en 
diminuant un peu la force de Tennemi , de le subor- 
donner : ce qui était le pire des systèmes. Ici point de 
milieu : un État est indépendant, ou il n'est pas. Na- 
poléon s'en aperçut à la fin, quand, au retour de Rus- 
sie, il vit ses prétendus feudataires faire défection les 
uns après les autres et se tourner contre lui. Mais il 
n'y avait pas de sa faute, quoi qu'on ait dit : la faute 
était à la guerre, qui le retenait dans cette politique 
de juste milieu. Trop souvent et dans une trop large 
mesure il avait remplacé la masse par la vitesse, la 
force par le génie, le temps par l'intensité de son ac- 
tion. Ce fut l'illusion de sa vie, illusion si forte qu'elle 
séduisit ses contemporains et tous ses compagnons 
d'armes, et qu'elle séduit encore aujourd'hui ses his- 
toriens. Mais il est un terme à toute fantasmagorie. 
Voulez-vous la vérité tout entière sur Napoléon ? Il ne 
s'agit ni d'exagérer l'homme ni de rabaisser le héros : 
prenez seulement le contre-pied des appréciations de 
son historien et admirateur, M. Thiers. 

Comment, en fin de compte, l'empereur est-il 
tombé? — C'est, dit le général Jomini, que devant la 
multitude croissante de ses ennemis il n'avait pas la 
force, — Et comment, ayant vaincu successivement 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



toutes Tes puissances de TEurbpe et grossi son'empire 
de leurs dépouilles, n'avait-il pas la force? Cela sem- 
ble contradictoire. — La raison en est, d'un coté, que 
les victoires de Fempereur étaient beaucoup moins 
dues à la supériorité de ses forces qu'à celle de sa tac- 
tique, qu'en conséquence les conquêtes de Napoléon, 
accomplies avec une merveilleuse habileté, mais, 
pourquoi ne pas le dire? en dépit du droit de la force, 
résistaient ensuite d^autant mieux à Tincorporation. 
En sorte que Napoléon, après avorr, croyait-il, vaincu 
et conquis l'Europe, se frouvait avoir ^Europe contre 
lui. VoiEi le mystère, et toutes les considérations de 
morale tempérée et de politique juste milieu de 
M. Thiers ne signifient absolument rien. 

On fait tort à Napoléon, quand on parle de son 
talent de tacticien et de stratège , et qu'on en prend 
texte pour déprécier sa politique, ajoutons, et son 
héroïsme. Si jamais homme parut né pour entraîner 
des multitudes humaines, enthousiasmer des soldats 
et les conduire dans les joutes de la force, sans nul 
secours de la ruse et de l'artifice, ce fut assurément 
celui-là. Son âme généreuse, vraiment guerrière, res- 
pire dans ses proclamations. Son siècle et ses études 
le firent autre ; il en fut la victime. Jamais Tart des 
batailles ne produisit pareil virtuose; jamais non plus 
favori de la victoire ne fut aussi humilié par la force. 
Étudiée sous ce ço\tv\. ôi^ \w^^\ô. ^^ssm^^o. de Napo- 
léon K-" change à'ai?»pec\. \ ew\Q^^^\.\^ ^«îiSx^^^xNàsife. 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 383 

trompé par une fausse science, on éprouve pour lui 
plus de sympathie. Quant à sa politique, elle fut ce 
qu'elle pouvait être, un effort de génie sur un pro- 
blème que ses données rendaient insoluble. 

Le chef-d'œuvre de Napoléon fut la campagne de 
France en 18H. En soixante et un jours, du 29 jan^ 
vier au 30 mars, il fut livré, tant par Napoléon en per- 
sonne que par ses généraux, dix-huit batailles, sans 
compter les rencontres fortuites qui avaient lien dans 
le pêle-mêle. Jamais, au rapport des historiens. Na- 
poléon ne montra plus de génie, d'activité, d'heureuse 
audace ; jamais en moins de temps il ne cueillit tant 
et de si sanglants lauriers. Et cette merveilleuse cam*- 
pagne finit par la prise de la capitale, la déchéance de 
l'empereur et son abdication! Passez du côté des 
alliés : jamais ils n'avaient été plus souvent, plus com- 
plètement battus ; jamais la fortune des armes n'avait 
été pour eux si contraire ; jamais, attaqués par des 
forces si faibles, ils n'avaient perdu tant de monde» 
Et le résultat de toutes ces défaites fut de les amener 
vainqueurs au pied de la Colonne, de les rendre 
. arbitres des destinées de la France, de leur permettre 
d'en changer la dynastie et le gouvemenjent, et d'e» 
rétablir les limites telles qu'elles étaient avant l'inva- 
sion de 92. 

La raison de tous ces faits, en apparence contradic- 
toires, et que M. Thiers, à la façon des poètes tra- 
giquesi représente comme un caprice de la desUc.do.. 



38i LA GUBRRB ET LA PAIX. 

celte raison est simple, accessible à toutes les intelli- 
gences, et elle confirme admirablement nos principes. 
C*est d'abord que, pour réduire une nation chez elle, 
il faut une force bien supérieure à celle qui serait né- 
cessaire pour vaincnre Tarmée sur un champ de ba- 
taille ; et la France était attaquée chez elle. C'est, en 
second lieu, que si cette force supérieure existe, 
toutes les ressources de la tactique sont inutiles, tôt 
ou tard il faudra que la nation envahie affronte la 
masse de ses envahisseurs, dont les échecs partiels 
seront ainsi réparés d'un seul coup. Jusqu'à la prise 
de Soissons les alliés, arrivant par plusieurs routes, 
forcés de se diviser, marchant à tfttons dans un pays 
hostile, semblaient une meute attaquant un tigre dans 
un fourré. Tous les avantages de la position étaient 
pour Tempereur, invisible, surprenant à chaque in- 
stant ses ennemis séparés, frappant à gauche, à droite, 
en avant, en arrière, des coups meurtriers. Mais les 
armées alliées ayant enfin opéré leur jonction, le re- 
doutable chef n'osa plus se mesurer avec elles ; il dut 
se résigner à prendre position sur leurs derrières, 
espérant les ramener dans son terrible échiquier, et, 
par cette manœuvre, leur livra la capitale. Tous ses 
trophées se trouvaient anéantis; c'était du sang inuti- 
lement versé et du temps perdu. 

Devant cette consécration éclatante des lois ration- 
nelles de la guerre, devant cette impuissance de Fart 
à suppléer enli^rercveivl \^ fovce ^ nous sommes donc 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 



fondé à soutenir que si Tintelligence, si toutes les fa- 
cultés morales d'un peuple ont leur rôle à la guerre, 
ce ne peut être qu'à titre de directrices de la force, et 
nullement en vue de la remplacer; qu'il faut par con- 
séquent se défier des victoires rapides, des conquêtes 
faciles, des incorporations improvisées; par- dessus 
tout, que toute violence qui s*écarte du caractère 
d'une lutte généreuse, tout ce qui tendrait à substituer 
les horreurs d'une extermination sans combat et les 
massacres de l'embuscade au duel régulier des forces 
en conflit, doit être réprouvé. 

Quelles sont, en conséquence, les définitions et les 
règles à imposer, à ce premier point de vue, aux gens 
de guerre, notamment aux officiers et tacticiens? C'est 
un travail que j'abandonne à l'expérience des mili- 
taires, en les prévenant, dès à présent, que s'ils ne 
trouvent moyen de réformer la guerre, c'en est fait de 
la noble profession des armes. Quant à moi, je crois 
avoir d'autant plus le droit de décliner ici ma compé- 
tence, que , comme on le verra plus tard, je ne con- 
clus pas à la réformation, mais à la transformation de 
la guerre, ce qui est tout autre chose. 



386 LA GUERRE ET LA PAIX. 



CHAPITRE V. 

CRITIQUE DES OPERATIONS MILITAIRES. 

DK LA DESTRUCTION DBS KESSO-URCES DE l'eNNKMI; 

DE LA MARAUDE, DES SAISIES ET CONTRIBUTIONS, 

ET DE l'embauchage. 



La guerre^ faute d'une théorie solidement établie 
en principes et de définitions précises, a jusqu'à pré- 
sent été menée au hasard. De même que le gouver- 
nement, la famille, la propriété, elle s'est imposée 
comme une nécessité, sur laquelle on pouvait disputer 
du pour et du contre , mais dont personne ne décou- 
vrait la raison supérieure ni la fin. Ce qu'elle a pro- 
duit de bien et de juste, elle l'a dû à l'énergie de sa 
nature; ce qu'elle a causé de mal est le fait de l'igno- 
rance des hommes. Ceux qui ont entrepris d'en tracer 
les lois ont raisonné de tout en gros, sur des analogies 
et par à peu près, tantôt invoquant le droit civil ou le 
droit pénal, tantôt se référant à la raîàon de salut pu- 
blic ou au droit des gens volontaire, souvent appe- 
lant à leur aide le précepte de charité. Pei^onne n a 
réussi ni seulement songé à lui trouver un principe 
recteur, un lieu à'etv^evcvXA^. kxvs&vX^T^xi^^'^^jc^cae di- 
vergence rëgne-l-eWe àaTO \e?» ^0;\>îC\^^^& >^\Q>v^'aiSis.,'è. 



LA GUERRE DANS LES FORMES. C87 

si Ton voulait citer un exemple du désordre d'idées 
dont Tentendement humain est capable, on n'aurait 
qu'à citer les éci'ivains qui ont écrit sur le droit de la 
guerre. 

On est si loin de concevoir la guerre comme un 
combat légal, oi^ les forces doivent se mesurer et s<e 
vaipcre, non se détruire, qu'au contraire la première 
et principale pensée des gens de guerre est pour la 
destruction. Si ce n*est pas positivement pour détruire 
qu'ils font la guerre, du moins il leur semble que dé- 
truire est si bien la condition et le moyen de la guerre^ 
qu'à leurs yeux les actes les plus épouvantables de 
dévastation ne souffrent pas la moindre difficulté. 
Comme on reprochait à Turenne, en présence du gé- 
néral Bonaparte, l'incendie du Palatinat: « Turenne, 
{i répondit le jeune guerrier, était dans son droit, s'il 
a jugeait cette exécution utile à l'accomplissement de 
« ses desseins. » 

Et, en effet, Turenne agissait en vertu du droit de 
la guerre, tel qu'il est exposé dans les auteurs. Ce 
qu'ils blâment n'est pas la dévastation en elle-même, 
c'est la dévastation inutile. Mais à quoi se reconnaît 
Futilité d'une pareille rigueur? Quelle est la limite de 
cette utilité? Là-dessus, pas un mot. Le général jugera. 
Donc, on ravage les terres, on brûle les moissons, on 
coupe les vignes et les arbres fruitiers, on détruit les 
forêts, on embrase villes et villages, on n'épargne ni 
l'âge ni le sexe, on tue jusqu'aux animaux. Certain 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



colonel d'Afrique fit enfumer un jour 600 Arabes, 
hommes, femmes, enfants, vieillards, réfugiés avec 
leur bétail dans une grotte, ni plus ni moins que s'il 
se fût agi d'une bande de chacals. — 11 en avait le 
droit, dites-vous, s'il le jugeait nécessaire pour l'exem- 
ple, et par motif de représailles. — C'est toujours la 
même raison, l'utilité. Aussi je n'accuse pas ce colo- 
nel, qui, j'en suis convaincu, agissait en conscience. 
Je me demande si c'est bien là l'esprit de la guerre. 
Imprimer la terreur, dit Grotius, est de droit à la 
guerre; exterminer une population, c'est chose fort 
triste, mais qui peut être permise, si elle parait indis- 
pensable à la sûreté de l'armée. Bonaparte usa plus 
d'une fois de la rigueur de ce vieux code dans sa pre- 
mière expédition d'Italie ; et le général Jomini, dont 
l'humanité se soulève à l'aspect de ces fusillades, les 
excuse cependant par cette considération que le salut 
de l'armée est pour un général la loi sup^^l-me. Mais, 
sans rappeler ce qui a été observé au cliapitre précé- 
dent, que Bonaparte, avec ses 33,000 hommes, n'était 
pas en force, et que ses victoires, dues b.Ttout à la 
tactique, ne pouvaient imposer aux Italiens, je répli- 
querai ici que le salut même de l'armée ne saurait 
justifier de pareils excès. La guerre, comme le duel, 
est la lutte du courage et de la force, et ce n'est pas 
lutter que de se faire une litière d'innocents. Il y a 
évidemment \c\, dsiiv?» les idées du légiste comme dans 
celles du guerrier, uYve \a.çAx\i^* ^^ ^^^q.\îi& ^>^^ <îi& 



Là guerre dans les formes. 



grâce, du droit de la guerre ; c'est tout simplement 
une course de sauvages contre sauvages, où ni la po- 
litique, ni la justice, ni la force elle-même n'ont rien 
à voir. 

Entre deux armées en présence et qui vont se 
joindre, je comprends Tabatis de quelques maisons, 
d'un bouquet d'arbres, le comblement d'un fossé, là 
suppression des obstacles qui gênent la lutte : la des- 
truction ici est faite en vue de la bataille. C'est la jus- 
tice même de la guerre qui la commande. Mais la dé- 
vastation en grand, sans autre but que de ruiner 
l'ennemi, je ne puis l'admettre, alors même qu'elle 
serait une représaille. Ce n'est pas de la guerre, c'est 
de la férocité. Ici je réclame, et j'en ai le droit, une 
définition de ce qui est utile à la guerre en fait de 
destruction, et de ce qui ne l'est pas. J'ai donné le 
principe, qui est le droit de la force; j'attends la règle. 
Aussi bien, remarquez, chez ceux dont nous critiquons 
les pratiques, l'inconséquence. 

En vertu du droit de la guerre existant et de cer- 
tains arrangements, plus ou moins officiels, entre les 
États, les armées régulières ont la prétention, en en- 
trant dans le pays ennemi, de n'avoir affaire qu'à des . 
corps réguliers comme elles-mêmes. Tout individu 
qui, sans uniforme , sans commandement supérieur, 
se mêle à la guerre, est fusillé comme brigand. J'ap- 
plaudis à cette police dont le sens n'est pas douteux, 
et qui est un pas dans la voie du véritable droit da \ft. ^ 



aJO LA GUERRE ET LA PAIX. 

guerre. Mais, alors, que les armées elles-mêmes se 
tiennent en corps ; qu'elles respectent les habitations, 
les personnes et les propriétés: qu'elles subvienneot 
à leurs besoins par leurs propres ressources ; qu'on 
cesse d'ériger en principe qu'à la guerre les années 
ont le droit de subsister aux dépens des populations, 
et qu'on ne souffre plus que des nuées de maraudeurs 
aillent fourrager à travers champs, pillant et rançon- 
nant pour leur propre compte, exei^nt, à l'exemple 
des généraux, des réquisitions arbitraires. 

Dans la guerre d'Espagne, en 1808, les Espagnols, 
déshabitués du métier des armes, incapables de se 
tenir en ligne et d'exécuter une manœuvre, tombaient 
comme des moutons devant les armées françaises. Ne 
pouvant se défendre en masses contre des masses, ils 
se formèrent en guérillas et commencèrent cette guerre 
d'embuscades dans laquelle périrent 500,000 Fran- 
çais. Ceux-ci, honteux du rôle qu'on leur faisait 
jouer, mais obligés par le serment militaire de faire 
leur devoir, ne manquèrent pas de trouver cette 
guerre de partisans aussi féroce que lâche ; autant ils 
attrapaient de guérillas, autant ils en pendaient. Tout 
ce qui leur devenait suspect était passé par les armes. 
Droit de représailles, disent les auteurs. Mais par qui 
donc, s'il vous plaît, avait commencé l'infraction? 
N'est-ce pas par ceux qui, surprenant en fla(frantdtlit 
de désarmement et de confiance la nation espaj»nole, 
ti"ahissant VhosvVvlaVvVvi, ^^^Oi^^v\\.v:.\iSAi\\vi^ ^N\&>^viiia 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 30J 

* 

outragée à des batailles inégales, dérisoires? N'est-ce 
Ahs, en un mot, par les soldats d'Austerlitz et de 
!'r?^dIand? Napoléon, à Saint-Hélène, a rendu justice 
aux Espagnols. « Ils ne voulurent pas de moi; je n'ai 
a rien à dire. » Gela ne suffit pas. Les considérations 
politiques qui déterminèrent la guerre d'Espagne au- 
raient pu être irréfutables, que la manière dont cette 
guerre fut menée resterait odieuse. Napoléon, après 
ses trois campagnes de 1805, 1806 et 1807, était-il 
las de vaincre, qu'il attaquait d'une façon si sour- 
noise une nation amie et désarmée ? 

A propos de la maraude, les militaires font une 
objection : « La guerre, diseût-ils, doit nourrir la 
guerre. C'est un axiome du métier, un article du vieux 
droit des gens qui n'est contesté par personne. Les 
Romains, si scrupuleux à l'endroit des stratagèmes, 
appliquaient sans honte cette maxime, à laquelle la 
réciprocité enlève d'ailleurs tout caractère d'irrégu- 
larité. » 

3'observe d'abord que, sur ce chapitre, les écrivains 
militaires ne sont pas d'accord entre eux. 

« Avant les guerres de la Révolution, on était telle- 
« ment persuadé de cette vérité (que la maraude est 
« le fléau de la discipline et la peste des armées), 
« qu'on avait adopté, pour ainsi dire, d'un commun 
« accord, la méthode de nourrir les armées de leurs 
«propres magasins; qu'en cous>éc\)ûL'&\wy^ <î>\s.\vb^^ 



LA GUERRE ET LA PAIX. 



A leur marche sur celle des fours, et que toute ma- 
(( nœuvre rapide était proscrite, parce que le pain ne 
« pouvait suivre. Les armées françaises, qui vivaient 
« de réquisitions et se confiaient pour leur subsis- 
« tance dans la fertilité du pays où elles portaient la 
« guerre, obtint des succès éclatants sur ces guerriers 
« méthodiques. D*où Ton mféra qu'établir des ma- 
(( gasins était chose surérogatoire, et que la guerre, 
« selon la formule* de Napoléon, devait nourrir la 
a guerre^. » 

Cette observation aurait pour conséquence , entre 
autres, de réduire singulièrement le mérite de certains 
succès. On y trouve une des causes principales des 
défaites essuyées par le maréchal Wurmser en 1797, 
par M. de Kray en 1800, etc. Ces malheureux généraux 
avaient d'autant moins de chances de vaincre que, 
combattant sur leur propre territoire, ils devaient 
ménager leurs nationaux, alliés ou sujets, dont la spo- 
liation devenait au contraire un moyen de plus pour 
l'ennemi. 

Mais, ajoute l'écrivain que je cite, ce système est 
sujet à de terribles difficultés. 

a Appliqué aux contrées stériles de l'Espagne, il 
(( coûta deux fois autant d'hommes que des batailles 

1. Laui\ill\kd-Yai.\.ot, Cours d:an wWvVawe ^A- ^^^«'^^'5*^ 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 



« rangées aux armées françaises, qui, pour subsister, 
(( étaient forcées de s'éparpiller sur d'iraitienses sur- 
« faces, ce qui ne leur permettait plus de se concen- 
(( trer au besoin, et les livrait impuissantes aux bandes 
(( ennemies. » 

L'observation est bonne à recueillir, A la guerre, 
dans la lutte des forces, la maraude est en définitive 
plus nuisible qu'utile. Voilà qui va bien. Mais nous 
voulons du droit, et l'auteur que je cite ne dit point 
que cette considération d'intérêt bien entendu ait fait 
renoncer les nations de l'Europe à cette odieuse pra- 
tique. Elle continue de faire partie du code en vigueur, 
dont le principe est que tout ce qui peut contribuer à 
la ruine de l'ennemi est licite. Elle n'est pas non plus 
abandonnée par les stratégistes, qui, tout en s'en mé- 
fiant, se réservent de l'employer à l'occasion, attendu 
que, selon leur détestable maxime, la guerre a pour 
but, non, comme le veut le droit de la force, d'assurer 
aux moindres frais le droit du plus fort, mais de sup- 
planter, s'il se peut, la force la plus grande par la plus 
petite. C'est parce qu'il était imbu de cette pensée 
que Napoléon réduisait l'art de la guerre à cette for- 
mule laconique, qui explique ses succès et ses revers : 
Se diviser pour vivre, et se concentrer pour combattre. 

Quelle est donc ici la loi, la vraie loi de la guerre ? 
Voilà ce que je demande aux juristes, si les militaires 
ne le peuvent dire. Afin de faciliter le \x%n^\V ^»:îw 



891 LA GUERRE ET LA PAIX. 

définisseurs, posons nous -même quelques jalons. 

Le but de (oute guerre s'exprime matériellement 
par la conquête, c'est-à-dire que le pays vaincu, ou 
une partie de ce pays, passe sous la loi du vainqueur. 
En ce sens, purement politique, il est vrai de dire 
que le territoire de Tennemi, ses villes, ses forteresses 
ses magasins, tout ce qui constitue sa force politique 
et militaire, passe à la puissance que la force a rendue 
victorieuse. Toutes ces choses sont donc de bonne 
prise ; et, comme la nation est solidaire de son gou- 
vernement, on peut aller jusqu'à dire que le vainqueur 
a le droit, après la victoire, aon-seulement de s'ap- 
proprier le revenu de l'État envahi, mais d'y ajouter 
une surcharge, à titre de frais et indemnités. Jusque- 
là, je ne vois rien que n'autorise le droit de la force. 

Mais l'expropriation des particuliers, le pillage des 
habitations, le dépouillement des églises, des musées, 
tout cela est-il de boime guerre ? Je comprends la saisie 
des objets servant à la guerre : cela entraine-t-il le vol et 
le sac des e ets et bardes appartenant aux personnes? 
J'admets une tolérance pour le fourrage des chevaux : 
s'étendra-t-elle jusqu'à la nourriture des hommes? 

On voit combien la réhabilitation du droit de la 
force, je dirai même, combien la restauration de la 
guerre dans son principe et sa dignité, change la face 
des choses. Ce n'est pas une vaine sensibilité qui nie 
dicte ces critiques, bien moins encore le regret de tant 
de richesses pevà\i^?> \ eî ^'bXY^ %^\i^ix\SL^A>^.\^\s\^^^ 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 395 

do l'honneur militaire, c'est l'idée du droit la plus sé- 
rieuse et la plus vraie. 

Je dis aux militaires : 

Vous pouvez enlever à une nation son indépen- 
dance, dissoudre sa collectivité, changer ses institu- 
tions, déplacer sa capitale, déclarer sa dynastie déchue. 
Vous pouvez mettre garnison dans ses places, vous 
établir dans ses ports, incorporer ses soldats dans vos 
régiments, réunir son budget au budget de votre pro^ 
pre pays, exercer chez elle, en un mot, tous les actes 
de souveraineté. Vous ne pouvez pas frapper, ailleurs 
que sur le champ de bataille et pendant la bataille, si ce 
n'est pour crime de droit commun, un seul de ses 
citoyens ; vous ne pouvez pas vivre aux dépens de ceux 
dont vous vous êtes rendus maîtres ; vous ne pouvez 
pas en exiger, sans le payer, le moindre service. Tel 
est le droit de la guerre. Vous êtes les magistrats do 
la force ; prenez garde, si vous abusez de la force, do 
n'être que des prévaricateurs. 

Mais tel est l'esprit dans lequel, depuis un temps 
immémorial, ont été entretenues les armées, qu'il est 
à craindre que rien ne les fasse de longtemps revenFr 
de leurs absurdes et déshonorantes routines. En vain 
dites-vous que le système de la maraude et des réqui- 
sitions donne à la guerre un caractère de brigandage 
incompatible avec la civilisation et la politique, avec 
la notion niême de la guerre, que c'est faire des déci- 
sions de la force une course à la ç\\V^, qv5l\w^\:^ss.^ 



896 LA GUERRE ET LA PAIX. 

est pour le plus lâche et le plus scélérat. On vous ré- 
pond : Votre remarque est juste ; mais à la guerre 
comme à la guerre /... Vous observez que les armées 
ont le plus grand intérêt à s'abstenir de pratiques qui 
les détruisent par l'indiscipline. On l'avoue, mais on 
ajoute que tout dépend des circonstances et surtout 
du but, qui est la victoire. 

Eh bien, non, ce n'est pas ainsi que doit se faire la 
guerre, car ce n'est pas ainsi que s'obtiennent les vic- 
toires, je parle des victoires qui durent, qui scellent 
leur conquête d'un sceau indestructible. Et s'il vous 
faut une raison de plus, en voici une que j'emprunte au 
grand capitaine et à laquelle vous ne répliquerez pas. 

En principe, d'après les règles combinées du droit 
de la force et du droit des gens, l'État qui revendique, 
soit l'incorporation , soit la subalternisation d'un au- 
tre État son voisin , doit être non-seulement le plus 
fort, mais assez fort pour soumettre son adversaire 
chez lui : ce qui implique que l'armée d'invasion, apr^s 
avoir fait tout le chemin, doit subsister, aussi lonjr- 
tenips que durera la lutte, de ses propres ressources. ♦ 
Napoléon se récriait, et avec justice, contre la pn*- 
tention des Anglais de mettre un port en état de bliKus 
par une simple déclaration. 11 soutenait que selon les 
principes de la guerre, pour qu'il y eût blocus, il fal- 
lait qu'il y eût une armée d'investissement. La même 
r(>gle doit s'dÇYA\c\v]Le\:^\^%\5.^^^^^'vciva.sion'. Sans cela 
il y aurait loul bèx\(i^\ç.^^>^xvfe^^^^^ ^^>h^v.n»x\v5x^\^ 



LA GUBRRB DANS LES FORMES. 897 

se jeter à l'improviste sur une contrée, de rançonner 
villes et campagnes, quitte à évacuer la place dès 
qu'elle ne leur paraîtrait plus tenable. 

Dans la dernière campagne d'Italie , il est arrivé, 
par un cas bien rare, que les puissances belligérantes 
avaient un intérêt égal à ménager la population en- 
vahie : TAutriche, à titre de souveraine ; la France et 
le Piémont, à titre de libérateurs. Supposons que les 
Lombards se fussent comportés en sujets fidèles de 
l'Autriche : sans compter que Tarmée alliée eût été 
alors fort compromise, admettra-t-on que, selon le 
droit de la guerre , cette armée aurait pu piller et 
pressurer un territoire qu'elle devait enlever seule- 
ment de vive force, c'est-à-dire en faisant usage de 
ses propres moyens, non en s'emparant de la subsis- 
tance des habitants? Le soutenir, ce serait justifier les 
déprédations des Attila, des Gengis-Khan, de tous 
les barbares qui prenaient insolemment le titre de 
marteaux des nalions, de fléaux de Dieii, mais dont les 
conquêtes éphémères ne fondèrent jamais rien ; ce 
serait absoudre le brigandage et donner à la piraterie 
un brevet d'encouragement. 

II y a quelque chose de plus condamnable encore 
que de détruire, par des dévastations, les forces ma- 
térieHes de l'ennemi ou d'en piller les sujets, c'est de 
corrompre ses officiers et ses soldats, et d'ébranler la 
constance de'ses citoyens. En 1809, Napoléon, partant 
pour la campagne de Wagram^ adressa. \«ife ^^^5r5^- 



398 LA GUBBRB BT LA PAIX. 



maiion aux Hongrois^ par laquelle il les poussait à la 
défection, leur promettant en récompense de rétablir 
leur nationalité. En cela il ne dérogeait point au droit 
établi, et je ne songe point à lui en faire un grief. Na- 
poléon agit de même, en 1812, avec les Polonais, lors 
de la campagne de Russie. Les Hongrois ne remuè- 
rent pas, et n'eurent dut moins à se plaindre ni de leur 
imprudence ni de la mauvaise foi du tentateur. Les 
Polonais n'eurent pas la même réserve; le soulève- 
ment fut général parmi eux et prompt comm^ la 
poudre. Puis, quand ils réclamèrent leur liberté, le 
conquérant répondit qu'il ne les trouvait ni asseï 
mûrs ni assez bien organisés pour faire un peuple 
libre; en quoi sûrement il ne se trompait pas. Six 
mois après lui-même était abattu. 

Tout cela est d'une guerre déloyale. Sans doute la 
fidélité des populations au gouvernement, comme 
celle du soldat au drapeau, compte parmi les éléments 
de force des États. Il est donc dans l'ordre que celui 
qui offre le moins de cohésion cède à l'autre la pré- 
pondérance : mais c'est aux populations à se décla- 
rer; il n'appartient pas à l'agresseur d'en prendre 
l'initiative*. Semer la trahison parmi les sujets de 

i. n aété publié dans les journaux allemands que sur dix pri- 
sonniers faits par les Franco-Sardes dans la dernière guerre d'Ita- 
lie, il y avait neuf Hongrois, Bohèmes, Croates et Italiens. Eo 
haine du gouveraeuveuX. «AiV.fvç,\\\^v\> ç,es soldats, travaillés par d^ 
imissaires, non pais, WlawUçi ô:\t^^^^>^*x^^^^»5^èis^>\»ssi^^<^i*wr 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 



rÉtat ennemi est la tnéme chose qu'expédier à un 
chef d'État des machines infernales. Pour qu'une sol- 
licitation de cette espèce pût être, en droit, admise, il 
faudrait qu'elle s'exerçât au grand jour, qu'en Vertu 

propre pays, se couchaient, dit-on, devant l'ennemi au lieu de 
marcher. Les Allemands seuls tinrent ferme, et soutinrent le choc 
dt Tarniée franco-italienne. On sait à combien peu de chose, en 
apparence du moins, tint le succès des batailles de Magenta et de 
8olferino. Et Ton prend texte de là pour demander si, tout le monde 
du côté de François-Joseph ayant fait son devoir, et la victoire 
s'étant déclarée pour l'Autriche, le résultat devrait être toujours 
considéré comme normal et juste. 

Cette question, que Ton peut renouveler k ïinûm à propos de 
(haque bataille, et que ne manquent pas de faire les calomniateurs 
du droit de la force, est une de celles qui, par un faux air de sim- 
plicité, servent le mieux à entretenir rerreur. Un rien, se dit-on, 
pouvait changer la fortune : alors le vaincu devenaft vainqueur ; le 
droit, adjugé par la victoire à B, revenait k A. E sempre bene! 
Cela peut-il s'admettre? 

Ceux qui font cette objection ne songent pas que dans toute 
bataille quelque peu sérieuse i il y a un moment où la victoire 
parait incertaine, sans parler des cas où elle s'égare, comme dans 
les fameuses batailles de Poitiers, de Crécy et d'Azincourt; mais 
qu'en général elle tient à des causes profondes, complexes, qui en 
font un irrécusable arbitrage; que du reste, en toute question de 
force, le droit est avec la force, de quelque côté que celle-ci se 
trouve. Le droit de la force ne fait acception ni de partis, ni do 
doctrines, ni de races ; il ne connaît ni Français, ni Anglais, ni 
Autrichien, ni Lombard, ni Polonais, ni Russe, ni catholique, ni 
protestant. Il est à la force : voilà tout. Si la force se déplace, il 
se déplace avec elle ; si elle se fixe quelque part, il s'y fixe lui- 
même, et s'impose à tout ce qui tombe dans la sphère de sa juri- 
diction. Appliquons k la campagne de Lombardie ces principes.. 

Supposons que, par un accident de terrain, une maladresse des 
généraux ou toute autre cause, la fortune se fût déclarée contre 



400 LA GUBRBB ET LA PAIX. 

de la réciprocité chaque puissance eût la faculté d*agir 
sur Topinion du peuple antagoniste, ce qui serait du 
moins un moyen permanent de consulter les peuples 
sur l'opportunité de la guerre et la légitimité des c>on- 
quétes. Mais ce serait en même temps remettre en 

les alliés à Magenta ; ils auraient demandé leur revanche à Sol- 
ferino, comme a fait Tempereur François-Joseph. Alors, de deox 
choses Tune : ou bien les alliés eussent été vainqueurs, ce qui 
aurait balancé les avantages et nécessité une troisième bataille; 
ou bien ils eussent été défaits^ et dans ce cas, la victoire restant à 
TAutriche, il eût été prouvé, non pas que l'Italie n*a pas le droit 
d'aspirer à l'indépendance, mais qu'elle n'a pas, même réunie à 
la France, la force nécessaire pour l'obtenir; qu'ainsi l'heure de 
son émancipation n'est pas arrivée ; en un mot, que Victor-Em- 
manuel et Napoléon III son allié étaient dans leur tort, puisqu'ils 
revendiquaient, les armes à la main, contre une possession de 
quarante-cinq ans et contre la lettre des traités, la prérogative de 
la force, et qu'ils n'avaient pas la force. 

L'événement s'est déclaré en sens contraire. Je reproduis le 
même argument : les alliés étaient dans leur droit, et la preuve, 
c'est qu'ils étaient en force. Que l'empereur François-Jos('ph ac- 
cuse de son infortune la défection de ses soldats, l'objection est 
puérile et tourne contre lui. Comment l'Autriche prétendrait-elle 
à la domination de l'Italie, si elle n'est pas môme assurée de ses 
propres troupes, si elle ne peut compter sur ses propres sujets? 

C'est en vain que, pour réfuter cette raison souveraine de la 
victoire, vous essayez, à force de si, de mais^ de la faire passer à 
droite ou à gauche : pourvu qu'elle reste l'expression des forces, 
elle est infaillible.- Que demain les Italiens, par hypothès(\ dt'ser- 
tent Victor-Emmanuel , rappellent l'empereur et le pape ; qu'en 
conséquence l'Autrichien revienne en force et écrase le Piémon- 
tais, la victoire ne fera que proclamer une fois de plus cette triste 
vérité : il n'y a poiivt. d'lUUc^ car en Italie il n'y a point de force 
véritable. 



LA GUERRE DANS LES FORMES. 401 

question ce que la guerre est censée avoir irrévoca- 
blement décidé, à savoir la formation des États par 
l'incorporation des nationalités; ce serait, dis-je, 
créer la contradiction dans le droit des gens, et 
condamner la politique à faire perpétuellement au- 
tant de pas en arrière qu'elle en aurait fait en avant. 

Napoléon l'éprouva à son tour, lorsque les alliés, 
séparant, à son exemple, la cause de l'empereur de 
celle de la nation, jetèrent la division dans le peuple 
français, si profondément unitaire, et se rendirent 
ainsi, par deux fois, l'invasion facile. Chacun sait ce 
que la dignité française y perdit : triste représaille de 
la honte infligée par nous-mêmes à tant de peuples, 
qui, contre raison et nationalité, par égoïsme ou par 
peur, s'étaient ralliés à notre fortune. 

Concluons donc que l'appel à l'insurrection, comme 
machine de guerre, sort du droit de la guerre; il est 
immoral. 



FIN DU TOME PREMIER. 



T t. 



?^ 



TABLE 

DU TOM£ PREMIER 



LIVRE PliEMIlSB 

PH<N0MftN0L0OIB DE LA QUBRRB, 

Page». 

Chapitre premier. — De la phénoménalité de ia guerre. . 27 

Ghap. II. — La guerre est un fait divin 34 

Chap. III. — La guerre, révélation religieuse 41 

CiiAP. IV. — La guerre, révélation de la justice 49 

Chap. V. — La guerre, révélation de l'idéal 58 

Chap. VI. — La guerre, discipline de Thumanité 71 

Chap. VII. — L'homme de guerre plus grand que nature.. 81 

Chap. VIE. — Guerre et paix, expressions corrélatives . . 90 

Chap. IX. — Problème de la guerre et de la paix 101 



LIVRE DEUXIEME. 

DROIT DB LA OUBRRB. 

Chapitre pr^misr. — Désaccord entre le témoignage du 
penre humain et la doctrine des jurisconsultes sur le fait 
et le droit de la guerre 111 

Chap. H. — La guerre se produit comme un jupment 
rendu au nom et en vertu de la force. Ce jugement , la 
conscience universelle le déclare régulier; la jurispru- 
dence des auteurs le récuse • . 122 

Chap. III. — Conséquences de la doctrine professée par les 
auteurs relativement au droit de la force ••«*««% \9rv 



TABLE. 



Chap. IV. — Continuation du même sujet. — Théorie de 
Wolf et Vatiel • llî 

CuAP. V, — Que la négation du droit de la force rend U 
philosophie du droit inipossilile. IW 

CuAP. VL — Qtie le droit de la force n'a pas été connu de 
Hobbt^a. — Examen critique du système de cet auteur» . IW 

CïiAP. VU. — Théorie du droit de îa force. l'H 

Chai*. VIII. — Apjilicîition du droit de la force. — !• Défi- 
nition (ît objet du droit d« la ^?uerre. , . 2I<Ï 

Ci]AP. I\. — Application du droit de la force. — 5« Objet 
et détermination du droit des gens .......... lH 

CiiAP, X. — Contiuimtion du mCsinc sujet. — Questions 
contemporaines tA 

Chap. XI. — Continuation du même sujet. — 3* Droit |Kili- 
tique^ droit civil ^ droit écoiioruiquc. Gamme des druitH. "ifC* 



LIVRE TROÎSIKME. 
LA auBRni PANS tes POKkixa. 

Ciîapïthe premieh. — De l'action guerrière et de sa validité 3P 

Cm Al'. JI. — Suite du m A me sujet. ^ La légalité de la révo- 
lution italienne dcmoutréc par le Jugement de la force. , 321 

CuAP. IIL — Du rvjiluiïlônt des armes et de la police du 
combat , Zlê 

Chap. JV. ^ — Critique des opérations militaires. — De la 
tactique. — Eiacneu des causes qui ont amené la chut« du 
premier empirti 3tfS 

CiiAP. V. — Critique des opérations militaire!»» — De la 
destruction des ressources de renuomî, de k maraude, 
des suibios et contiûbutious et de l'embaudiage* • ^ • . 



— VUVH.ÎATLKV* 




, C\*X\ïi» *li^ '**.VT^T-»%«fc^\\^^ 





THi tOflROWEII WILL K CHAfIQEI» 

ÊM ovEfiDyi FEf îf mm iook it 
HOT RrruftiieD ro tki uinAftY oii 

OR UrORE THi LAST OATl STAMPIO 
BELOW. NOIi-RiaiIPT OP OVERDUE 
NOTieEt DOMJIDT EXEMPT THE